La marre aux requins |
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Jeudi 13 marsChère Mimi Pardonne mon long silence mais ce dernier mois est passé avec tant d'ennuis que je n'ai jamais eu le temps de t'écrire. Outre le boulot de sergent de semaine je me suis tapé la responsabilité des séances de tir. Là pas question de rêver aux belles filles du bal de la Chambre de Commerce. C'est un truc à surveiller de très près. Il y a des types qui arment leur MAS 36 et qui se tournent dans tous les sens. Une poussée sur la queue de détente et la balle part. Je me suis mis à leur gueuler dessus comme un vieil adjudant de carrière. Fort heureusement, aucune perte à signaler. On leur donne des grenades avec l'ordre de se coucher à plat ventre et de ne toucher à rien. Ils caressent la cuiller ou jouent avec l'anneau pour se donner une contenance. En fait, je sais qu'ils tremblent en attendant le moment de dégoupiller et de lancer l'engin le plus loin possible. Là encore il faut avoir l'oeil sur le groupe qui n'en mène pas plus large que moi. Ce sont des jeunots du contingent 52/1. Ils ont accompli deux mois de classe dans le camp d'Ain Harrouda et comme on dit, en argot militaire, ce sont vraiment des « bleus bites ». Vraiment étais-je comme eux, à El Hajeb, voici 18 mois ? J'ai donc beaucoup changé. On m'a aussi envoyé en mission à Fès. Un déplacement de la plus haute importance. Tout ce qui émane du 2ème Bureau est toujours marqué du sceau indélébile : « secret-défense ». C'était pour apporter un colis de disques à la Régulatrice. Je ne sais toujours pas ce que pouvaient diffuser ces disques mais ce que je sais c'est que c'était très lourd. Il faisait une chaleur suffocante. Je suis arrivé, dégoulinant de sueur et je suis reparti aussi sec – un jeu de mots- pour le mess de la garnison. Le repas était infect. Le lendemain, au retour, j'ai pris un billet de seconde classe, ce qui est autorisé par le règlement pour les sous-officiers. J'avais comme voisin, un homme très distingué, fort bien habillé, qui m'a paru d'un milieu très élevé. Diplomate ? Homme d'affaires ? Il m'a entretenu de la correspondance de la Rochefoucauld et du duc de Richelieu, etc. Finalement, il m'appris qu'il s'occupait d'antiquités et de choses anciennes qu'il détectait, ici et là au Maroc et qu'il possédait une magnifique villa à Anfa, dans la banlieue chic de Casa. Il m'y invita pour ma prochaine permission en me laissant sa carte, qui était parfumée. J'ai compris, alors, le genre du monsieur en question. Je n'irais pas à Anfa dimanche prochain. Finalement, j'appréhende de revenir en France, de m'arracher à tout ce qui fait le charme de la vie militaire, laisser couler les jours , en célibataire, ruser avec les obligations pour en faire le moins possible, plonger à corps perdu dans les plaisirs des week-ends, avec un petit resto pas cher, un bal par ci par là, en quête d'une cavalière pas trop bégueule, pour flirter bien gentiment. Et puis il y a le Maroc avec ses aubes de nacre et ses crépuscules de jade. Retrouverais-je dans ce Nord si gris et si plat cette lumière éperdue d'un soleil sans partage, cette splendeur renouvelée, jour après jour, ces parfums d'eucalyptus et de jasmins qui flottent derrière les jardins brûlants, ces murs aveuglants de blancheur et ces pénombres mauves, avec le soir venu, des nuits immenses bourrées d'étoiles ? Je ne l'ai pas encore annoncé à la famille mais je le dis à toi. J'ai pris rendez-vous pour dimanche prochain avec un journaliste du « Petit Marocain » qui recherche un collaborateur pour lancer un hebdomadaire. Que va t-il me proposer ? Me voici à un important embranchement d'où découlera ma vie future ! En te quittant, ma chère Mimi, je te promets de te tenir au courant et je t'embrasse bien tendrement Pierre Mardi 18 MarsMa chère Mimi Tu sais que je n'avais pas perdu de vue l'idée de me fixer au Maroc malgré les recommandations pressantes de mes parents de revenir au bercail. Dimanche, je suis donc rendu au « Roi de la Bière « à Casablanca où m'attendait le rédacteur en chef adjoint du « Petit Marocain ». Cet établissement est l'un des plus chics de la ville avec un immense hall vitré et translucide, climatisé, dallé beige et gris, parcouru par des serveurs en tenue, pantalon noir, chemise blanche et tablier rouge. Je ne me sentais pas trop à l'aise.. J'allais jouer mon destin en quelques paroles échangées. Mon interlocuteur était là, la cinquantaine élégante, les cheveux taillés en brosse, d'un gris argenté. Il me parut sympathique mais tout de suite me mit en garde : -- Vous voulez vivre au Maroc. C'est bien ! Mais je ne vous cache pas la situation qui vous attend. A Casa vous allez être dépaysé, sans amis au départ, dans une ville cosmopolite et qui, par certains endroits, reste étrangère à celui qui y est né, comme moi. Ici, c'est la mare aux requins dans laquelle il faut savoir mordre pour ne pas être dévoré par les squales aux dents longues. Les canailles pullulent et attendent aux aguets l'occasion propice. Vous tomberez plus facilement sur un type bien mis qui vous roulera en beauté sans que vous puissiez faire quoi que ce soit plutôt que sur quelqu'un de sûr qui pourrait vous épauler, le cas échéant. Je ne noircis pas le tableau. Au Maroc, tout est médiocre. Tout ! Tout ! Tout ! Comme journaliste, je suis bien placé pour le savoir, vous pouvez me croire. Les gens que vous voyez ici, costumes de coupe impeccable, et dehors voitures de grand luxe, tiennent le haut du pavé avec un dédain et une morgue à laquelle vous ne pouvez pas imaginer. Mais ces gens là tiennent toute leur fortune sur leur dos. Les voitures ne sont même pas payées. Chez eux, trois meubles de chez Lévithan qu'ils paient par traites de 6 mois. Oui, mon cher ami, vous devez savoir. Ici ce n'est que de la façade, du vernis brillant qui s'écaille très vite. Je commençais à déchanter. -- Je crains que vous ne puissiez percer, même avec une valeur personnelle dans ce magma. Ici, vous ne pourrez pas vous enrichir l'esprit comme en métropole. Il n'y a pas de bibliothèques, pas de cercles de culture, et le théâtre ne présente que des spectacles de façade. -- Les gens d'ici sont médiocres, d'une banalité d'esprit effarante, bornés, obtus, vulgaires.. Ils ne songent qu'à bouffer, baiser et gagner de l'argent. Paraître : voilà leur but. Cela existe peut-être aussi en France mais sur une moins grande échelle, j'imagine. -- Je ne vous parle pas du racisme, poursuivit-il. Vous avez du vous en rendre compte en fréquentant les milieux civils lors de vos permissions.. On cancane ici, autant sinon plus que dans les milieux les plus fermés de la province. Je n'ai pas protesté car je sentais bien qu'il me disait la vérité. Le jugement était direct et sans appel. Monsieur M m'emmena au restaurant du « Roi de la Bière », régla l'addition avec un billet de 1000 f, empocha la monnaie sans vérifier et s'aperçut, en me quittant, que le garçon au tablier rouge lui avait rendu d'anciennes pièces qui n'avaient plus cours à la place des pièces de 20 francs. -- Vous voyez, mon cher ami, qu'ici on est toujours roulé. Même moi qui suis un authentique « Pied-Noir ». Vous me ferez connaître votre décision dans la semaine, avant votre retour en France, j'espère. J'ai dit « oui ». Mais dans ma tête j'avais déjà opté pour un retour définitif en Métropole. Je ne suis pas de taille à affronter le destin sans armes ni bagages. Monsieur M ne m'avait même pas proposé le montant de mon futur salaire mais je me doutais qu'il n'allait pas être mirobolant. Comme mon train pour Rabat n'était qu'à 19 heures, j'ai erré dans la ville et j'ai échoué au « Ritz », un cinéma qui projetait « Deux sous de violettes » de Jean Anouilh et de Monelle Valentin. C'était tout à fait de circonstance. Dans ce film, irradié par la beauté et la fraîcheur de Dany Robin, tous les hommes sont des dégueulasses, des vicieux, des lâches, des infidèles. Les jeunes veulent la posséder pour la laisser choir ensuite. Les vieux la désirent et elle est destinée à être honteusement salie et abusivement trompée. Ma chère Mimi ; j'ai perdu confiance dans la nature humaine ce dimanche à Casablanca. J'espère que ta prochaine lettre me réconfortera. Bises.
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