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Mardi 1er Avril

Salut Mimi

Ce n'est pas un poisson. Je suis bien rentré à Lille mais la région ne m'a pas fait riante figure. Il vente, il neige par moments, il fait un froid de tous les diables sous un ciel de gris plombé qui fout le cafard.

J'ai retrouvé la sacro-sainte intimité familiale mais çà ne m'a pas donné un regain de vitalité. Je me reproche de n'avoir pas accepté les propositions de monsieur M.

Pendant la semaine qui a précédé mon départ de Rabat, il m'a contacté à plusieurs reprises. Il insistait lourdement pour que je reste au Maroc et pour travailler avec lui à un nouvel hebdo qu'il compte lancer au printemps 1952 Je commencerai aux appointements de 20 000 f par mois. C'est maigre.

Je me demande la raison de cette insistance. En serait-il lui aussi de « la jaquette flottante » comme on dit ? Je deviens parano. A force d'être traqué par les homos, j'en vois partout. Ils ne peuvent pas se reproduire, évidemment, mais ils sont de plus en plus nombreux à chasser les jeunes éphèbes dans mon genre.

Bon ! Je ne vais pas me plaindre. Jusqu'à présent, je leur ai échappé sans dégât. Est-ce la même chose pour les jeunes filles en proie aux désirs libidineux des vieux barbons qui doivent te tourner autour à Baden-Baden ? Le film « Deux sous de violettes » dont je t'ai parlé dans une lettre précédente me revient constamment à l'esprit. Notre société est vraiment la jungle !

Dans une semaine, je reprends le collier, au journal. Avec le désir de bien faire et de connaître de nouveaux horizons. Je pense à Albert Londres qui m'a toujours fasciné. Je voudrais lui ressembler, toutes proportions gardées puisque je bosse dans un quotidien régional au tirage de 40 000 exemplaires.

Pour moi, Albert Londres c'est la référence, le père fondateur du journalisme, celui du témoignage en direct comme il l'avait fait, à ses débuts, en septembre 1914. Les Allemands commençaient à bombarder Reims lors de l'offensive en Champagne.. Il n'avait jamais signé d'article au « Matin » où il était simple échotier parlementaire.

Le rédacteur en chef n'avait plus de journaliste attitré sous la main. Il n'y avait pas de train pour Reims. Londres se porta volontaire, trouva une bicyclette, l'enfourcha, grilla les contrôles routiers des gendarmes, pédala comme un fou pour arriver au pied de la cathédrale « si belle, écrivit-il, que rien que pour elle on se serait fait catholique ».

Les premiers obus tombent sur le parvis. Il parvient à transmettre son premier article « J'ai vu tomber le feu sur la cathédrale ». C'est signé Albert Londres.

C'était un récit à chaud, sans bourrage de crâne, au plus près de la réalité. Il venait d'inventer le témoignage direct, le reportage au ras du terrain, celui où il faut trouver les mots qui touchent, le détail qui dit tout et la formule qui frappe.

Je sais que je n'ai pas le talent d'Albert Londres, son art de suggérer, de décrire et d'émouvoir. Mais je veux suivre ses traces, et même si c'est de l'orgueil, imiter les Paul Morand, Blaise Cendrars, Joseph Kessel, Yves Courrière, Lucien Bodard, Jean Lartéguy et tant d'autres qui n'ont pas hésité à franchir la limite entre le reportage et la fiction romanesque.

Tu sais, j'ai bien réfléchi. Rien ne remplace le regard,, le jugement, l'écriture. Comme au temps de Londres il faut aller voir sur place, tenter de comprendre ce qui se passe exactement avant de raconter le mieux possible.

La règle d'or est celle-ci : être là où il faut quand il faut. Surtout avoir la chance avec soi. Pour être témoin et ensuite envoyer le papier et les photos avant tous les autres. J'imagine que je vais l'avoir cette chance, un jour ou l'autre, avec cette joie, presque de l'ivresse, d'échapper au banal de l'existence, d'être au coeur de l'événement. Le journalisme, c'est un beau métier !

J'arrête là mon discours. Car avant de vivre cette passion, il me faut ranger ma chambre, au second étage, sous le toit de tuiles d'où tombent des nappes de froid impossibles à dissiper.

En 18 mois, mes parents ont empilé des vieux meubles, des tas de bibelots, des affaires qui ne serviront jamais plus mais qu'ils gardent « parce que çà peut toujours servir ». Je nage dans un vrai désordre et je ne me retrouve plus.

D'autant que je suis comme eux, j'accumule des dossiers et des coupures de journaux ramassés à Rabat. Je suis revenu avec 15 kilos de bagages qu'il me faut trier avant de trouver la place pour les poser. Je ne sais plus où mettre le pied dans ce foutoir.

A bientôt le plaisir de te lire. Bisous

Pierre