Leur jeunesse est sans pitié Imprimer

Un rire, énorme, homérique, secouait l’amphithéâtre. Il jaillissait d'une vingtaine de poitrines,  fusant avec la violence d'une gaieté trop longtemps contenue, passant du gloussement exaspérant des filles à la cascade cristalline, reprenant, avec des voix mâles, chaque fois avec une violence accrue,

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La salle du cours « Histoire et Géo » de la Faculté des Lettres de Lille retentissait de cette tempête de rires qui, s'épanouissant com­me une gerbe de fusées multicolores.  remplissait l'immense bâtiment sévère de leurs échos. Le chahut organisé commençait.

 Les pieds frappaient le sol en cadence, avec frénésie. Clameurs et moqueries fusaient,  Les règles claquaient sur les tables Tout ce qui pouvait servir à produire un bruit quelconque était mis en œuvre, avec une science et un art consommé. C'est ce qu'on pouvait appeler un chahut bien monté.

Le charivari, monstre, presque inhumain s'enflait, prenait de l’ampleur, éclatait et tel un ras de marée, aveugle, désordonné, envahis­sait les moindres recoins de la Faculté, balayant l'onde tranquille du silence sur son passage.

Tel un orant, figé dans l'attitude de la prière, l'auteur, inno­cent du chahut, ahuri, bouleversé, incapable de réagir, ce tenait muet, sur une petite estrade, le dos au tableau noir. Dans sa main, fumait encore une sorte de petit bâton blanc, recroquevillé, et le tremblement nerveux qui secouait la main donnait au filet de fumée, l'apparence d'une volute zigzagante qui se perdait ensuite dans l' atmosphère opaque de la salle.

 On aurait dit que le Père Herbaux voulait boire le calice d'humiliation jusqu'à la lie, et qu'il s'of­frait, immobile et résigné comme une victime expiatoire.

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Ah! la farce était bonne, en vérité. Longuement étudiée, soi­gneusement concoctée avec les gars de la « Fac de Chimie », elle pro­mettait une « pinte de bon sang » et un petit quart d'heure de détente. Un chahut, c'est toujours bon à prendre, même pour des étudiants..

En fait, étudiants  ils res­tent de grands gosses, et si, de l'extérieur, étudiant signifie, pour les garçons, porter collier de barbe et fumer la pipe, pour les filles, faire preuve d'indépendance, et se coiffer très court,  ils aimaient combattre le conformisme, répudier le « bourgeois », s'enivrer gaillardement à la St Nicolas, et mener joyeuse vie.

Les élèves de la Fac Lettres, en dépit de leurs apparences, savaient aussi bûcher pour conquérir cette fameuse licence. D'ailleurs la plupart d'entre eux ne possédaient guère de ressources et  de­vaient déjà lutter contre cette "garce" de vie.

Il s'agissait donc de rivaliser de vitesse pour arriver à gagner rapidement sa croûte avant que l'on ne crève de faim.

Mais cela n'empochait pas l'atmosphère de rester jeune et gaie. Et puis cette fois la tentation était trop forte ! Le Pére Herbaux ‑ seule appellation qu'on lui connaissait - était un brave bougre, d'en­tre deux âges, réservé, et d'apparence inoffensive.

Tel le jugeaient ses élèves. Au demeurant fin lettré, érudit, c'était néanmoins un faible, inca­pable de réprimer un chahut ou de punir une incartade par peur de blesser le fautif. Les étudiants ne le connaissaient pas assez; ils ne contes­taient ras ses connaissances mais ils tablaient sur sa faiblesse .Lorsque l'occasion s'en présentait, ils ne la laissaient pas passer.

Ainsi, ce jour , c'était le déchaînement, la détente des nerfs trop longtemps soumis à l'immobilité ou à la contrainte, la libération du corps et de 1' âme. Alors on s'en donnait à coeur joie.

Chaque mardi, jeudi et vendredi, les trois coups sonnants, le père Herbeux entrait dans la salle de cours, ses volumineuses chemises, bour­rées de notes et de dossiers sous le bras. Il posait délicatement ses papiers sur la petite table, placée dans le coin gauche de la salle, sur une estrade.

Il ajustait son col, sa cravate, saisissait un bâton de craie, se lançait aussitôt à la poursuite des conquêtes napoléoniennes, dressant, en un tournemain le schéma de la bataille, expliquait la stra­tégie et le génie guerrier du « Petit Caporal ».

Austerlitz, Ièna, Friedland Eylau : les flèches et les carrés blancs, griffonnés rapidement, déroulaient la manœuvre,, cavaliers et fantassins avançant, débordant, reculant. Ils formaient le canevas tragique, conduit, de main de maître, comme une partie d'échecs.

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Ce vendredi! 15 Heures! Le père Herbaux entra ! Selon un rite, cent fois répété, il posa ses notes sur la petite table, ajusta sa cravate et s’empara d'une craie

-- Nous commenterons aujourd'hui, la bataille de la Moskova. Le général russe Kutusof se trouvant sur la rive droite…

La craie frotta sur le tableau rugueux. Un craquement sec comme ce­lui d'une allumette. Et la craie, soudainement s'enflamma! Elle dégageait une épaisse fumée noire, nauséabonde  Alors, d'un seul coup, comme ai la craie enflammée avait communiqué le feu eux poudres, une huée moqueuse, un éclat de rire gigantesque, partit dans le dos du malheureux professeur

Il se retourna, surpris, tremblant, abasourdi, infiniment triste. Qui aurait pu se douter que le bâton de craie factice n'était qu'un grossier mélange de phosphore, de salpêtre et de soufre blanc, fruit de ces petits plaisantins de chimistes... Qui aurait pu soupçonner les conséquences de cette innocente farce...Qui, qui??

Le père Herbaux n'avait pas bougé. Le chahut s'éteignit de lui même comme s’était consumé le bout de craie fumigène incendiaire... Le silen­ce tomba en nappes.

Le vice recteur profita de l'instant pour apparaître dans l'encadrement de la porte... Glabre, le cheveu rare, les lèvres comme un trait de crayon sur la face pâle. Il balaya du regard, l'assistance, figée dans l'attente de la minute « M ».

D'un coup d'oeil, il comprit la raison du chahut. Le père Herbaux, les yeux perdus dans le vague considérait on ne sait quel événement lointain, très lointain, la bas dans le fil des siècles.... Brusquement il reconnut le vice recteur, et sentit au creux de l'estomac, une sorte de vrille qui s'enfonçait en tournoyant à l'endroit du plexus....

Cette attente devenait intolérable ! Il fallait que ça craque...

-- Ca vous amuse ? demanda la voix froide du vice recteur en s'adressant aux étudiants. Il se tut. Un nouveau trou de silence…

-- Auriez vous l'obligeance de venir me voir, dans mon bureau, à la fin de votre cours ? reprit le vice recteur de la même voix apparemment neutre.

Il se tournait alors vers le père Herbaux et son visage reflétait une sorte de mépris... Le père Herbaux acquiesça d'un balancement de la tête et il baissa les paupières dans un mouvement infiniment las et résigné.

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Une fillette sautillait gaiement, d'un bout à l'autre du petit appartement. Ses longues crolles, gentiment roulées, retombaient, à chaque bond, sur ses tempes nacrées. Les mèches folles de cheveux formaient comme une frange légère, une auréole blonde... Visiblement, elle attendait quelqu'un et son impatience se manifestait par cette exu­bérance gamine.

-- Comme Papa tarde aujourd'hui, pensa t-elle. Ordinairement,  il arrive dix minutes à peine, après mon retour de l'école. Et une, nouvelle fois, à la manière d'un pinson en cage qui se lance de perchoir en perchoir, elle se rendit à la porte d'entrée.

Un pas dans l'escalier, un pas de vieillard qui hésite, tâtonne, trébuche, un pas lourd comme celui d'un chemineau, très âgé, très fati­gué qui ne voit plus où ses pas le mènent, mais qui marche, qui se traîne, par habitude.

La fillette ne bougea point. Elle demeura sur la pointe des pieds, appuyée contre le chambranle de la porte. Sa petite cervelle de fillette de 9 ans n'arrivait pas à réaliser que c'était là le pas de son papa ché­ri, Elle se trompait sans doute. Elle attendit.

Bientôt dans l'entrebâillement de la porte, se glissa plutôt qu'il n'entrât, le père Herbaux, les épaules tassées, voûté, serrant toujours aussi précieusement sous le bras, l'épaisseur des dossiers, « ses » dossiers,  presque la seule passion de sa vie, un père Herbaux, épuisé, vieilli de 10 ans.

Percevant dans sa sensibilité de petite fille, un affreux malheur, le profond désarroi qui abattait son père, l'enfant jeta soudai­nement

-- Papa, mon cher petit papa !

-- Ma petite Françoise, ma petite Françoise !

Abandonnant le masque de résignation dans lequel il était figé jusque là, le professeur de la Faculté de Lille, agrégé d'Histoire, la quarantaine , veuf depuis trois ans, saisit l'enfant à bras le corps et enfouit sa tête dans les cheveux dorés. Les paperasses et les dossiers, s'étalèrent sur le sol, dans un froissement de papier de soie.

Des sanglots étouffés s'échappaient malgré lui, sanglots d'autant plus émouvants et plus douloureux qu’un homme tente de maîtriser sa souffrance et cherche à garder une réserve hautaine dans laquelle il enferme sa peine.

La petite Françoise, effrayée, mêla ses larmes à celles de son papa. L'ombre mangeait peu à peu le petit salon, Un dialogue muet s'engagea entre père et fille. Ils se comprenaient tous deux, mieux par leurs re­gards que par les mots. Avec douceur,il détacha Françoise, agrippée à son veston.

-- Ma petite Françoise, tu es maintenant une grande fille. Tu vas bien m’écouter, et ensuite nous irons déjeuner.

L'entretien fut bref, simple, sans paroles inutiles. M. Herbaux, mal­gré ses compétences, allait être rayé de l'Université. A plusieurs reprises, le Conseil Universitaire, et le Recteur lui avaient nettement signifié son incapacité à dominer ses élèves.

Cette fois, c'en était trop. L'incident de l'après midi l’avait achevé et définitivement coulé dans le jugement et l'estime du Recteur.

A présent il fallait repartir à zéro! Trouver du travail, première et primordiale préoccupation. Mais qui fournirait un emploi stable et ré­munérateur à un agrégé, un intellectuel, un de ces cerveaux contre qui les gens de la rue récriminent à cor et à cri. Ces ratés, ces diplômés, ces Universitaires, qui fourmillent et dont personne n'accepte les services, qui grignotent le croûton de pain commun, qu' ils n'ont pas fait lever. Ces bons à rien, ces incapables, ces philosophes raisonneurs...

Herbaux se souvint du calvaire qu'il avait  enduré, avant d’être admis dans le corps professoral des Facultés de Lille. Les portes rembourrées qu'il avait fallu pousser et repousser avant même que le battant se fut immobilisé, les sourires moqueurs qu'il avait fallu essuyer, les regrets polis mais creux sans aucune chaleur humaine. Le nom, chaque fois épelé, les titres et références maintes et maintes foie énoncés, le " je vous ferai signe dès que…

Tout cela lui entrait dans la chair, comme des pointes acérées, qui l’exacerbaient. Son entretien se muait en un mono­logue intérieur, qui devenait rugissement, pareil à un fauve blessé, essayant vainement d'atténuer sa douleur lancinante par des éclats de  voix.

Maintenant il se montait la tête, s'élevait contre les puissances im­béciles qui gouvernaient le monde.

-- Oui c'est le mépris qui mène le monde pensait-il amèrement. Il se souvint, tout â coup d'une lecture récente: L'écrivain le plus brillant, le savant le plus illustre, le musicien le plus génial, ne sont aux yeux des puissants des bien placés, que des sau­te- ruisseau, pis, des employés.

-- Ils nous emploient, songe- t-il dans leurs conférence, leurs distractions, leurs laboratoires; Parfois, ils consen­tent à nous admirer; ils ne nous respectent jamais. Leur admiration même est teintée de cette bienveillance qui est le sourire du mépris.

Ecoeuré, Herbaux se leva, le cœur immensément lourd. Inutile de se révolter. Acceptons l'inévitable !

Tout en confectionnant le léger repas qu' il préparait chaque soir, pour sa fille et pour lui,  il songea à ses élèves.

Bien sûr, il ne leur en voulait pas. Auraient ils pu savoir ? Dans le fond, pour chacun d'eux en particulier, c'étaient de braves coeurs prompts à l'enthousiasme.. Mais une fois, réunis, c'en était fini !

L'instinct cruel des hommes comme celui qui faisait rire les fou­les perchées sur les gradins des cirques romains à la vue des gladia­teurs s'entretuant ou des chrétiens martyrs torturés, cet instinct féroce, plein de force et de vitalité, reprenait alors le dessus. Et gare à qui se trouvait en dessous !

Pas de pitié pour les faibles, les sensibles, les apô­tres de la non-violence !

Herbaux, avec lassitude, cogna un oeuf contre le bord de la poêle, et le jaune, tout rond, éclatant, promesse d'une vie future, s'écrasa avec un bruit mat dans le beurre fondu qui se mit à grésiller.

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Une lampe à pied laissait couler de son abat-jour translucide, une douce lumière tamisée. Il faisait délicieusement bon dans ce studio. Délicatement meublé, aménagé avec une recherche du confort, et en même temps, cependant, dépouillé du superflu, de l'inutile, de l'encombrant, on y sentait la présence d'un être se pelotonnant dans son intimité.

Disparaissant dans un fauteuil bas, plongé dans l'ombre, la tête, appuyée sur le dos de la main gauche, Herbaux rêvait.

Dans l'autre pièce, Françoise reposait, déjà perdue dans ses rê­ves d'enfant, loin des soucis matériels et des lendemains qui pleurent.

La demie de 8 heures tomba dans le silence. La nuit, déjà s'avançait, et le quartier tranquille s’enfonçait dans le sommeil. Les épais rideaux d'ailleurs ne laissaient filtrer aucun bruit. Herbeaux veillait, les tempes bourdonnantes sous le choc, mille et mille fois répété du sang battant avec force dans las artères, les oreilles en feu, la gorge sèche.

Depuis près de deux heures il cherchait une solution possible qui le délivrerait de son angoisse Depuis près de deux heures, il tâtonnait au pied d'un mur immense, essayant de trouver la petite porte par laquelle il pé­nétrerait dans le jardin de paix.

Avec calme d'abord, puis de plus en  plus nerveusement ensuite, il épuisait les ressources de son imagination se torturant les méninges pour en extraire une parcelle de bon sens.

Il se sentait devenir fou ! Un meuble craqua dans l'obs­curité, sans doute pour lui prouver sa présence amicale. Il crut enten­dre « Rien! Rien ! » Quoi !Rien ! Il imagina une scène de déménagement.

Son déménagement ; Les meubles dehors, dispersés, étalés sur le trottoir se petite fille perdue dans le bric-à-brac, lui, courent d'un passant à l'autre, implorant du secours, une aide, un réconfort, et les curieux, indifférents et amusés se gaussant de son affolement.... Un tressaille­ment nerveux fit vibrer son corps comme sous l'effet d'une décharge élec­trique.

-- Trop soudain, cet arrêt qui casse ma vie, se prit-il à murmurer entre ses dents. De but en blanc,  l'a­néantissement de mes projets. Je suis à un tournant de mon existence, mais ce tournant est un tout petit virage, auquel je ne m'attendais pas.

Alors je me casse la figure, je me casse la figure, je me casse…  

L'idée pénétrait en lui, impérieuse, prenant possession de ses fa­cultés affaiblies par l'angoisse.. Il considérait l'enve­loppe, placée bien en vue sur son bureau. Un carré blanc qui se décou­pait brutalement sur le rectangle de buvard vert. Il le considéra fixement, si fixement, que l'enveloppe perdit toute netteté, tout contour, pour ne devenir qu'une tache pale, à travers son regard voilé.

Cette lettre, c’était celle qui donnait ses dernières instructions .En quelque sorte son testament. Ce mot le fit sourire, d'un sou­rire infiniment triste et amer.

Sa petite fille, il la confiait aux Soeurs des Bleuets, n'ayant pas le courage de l'entamer avec lui dans ce gouffre noir. Ses meubles, il les vendait;  ses livres et ses notes, il les brûlait.  D'ailleurs à quoi pou­vaient donc bien servir ces travaux, ces études, somme de veilles et de nuits passées dans l'exaltation de la revivance du passé.

A notre épo­que, on vit, on lutte, on gagne ou on perd, pour le présent? On n'a que faire de ces paléontologistes; de ces historiens qui vous expliquent, com­mentent et démontrent les grandes lois qui ont régi l'évolution de l'hu­manité mais qui, pour notre cas actuel, ne se vérifient jamais.

Herbaux s'amusa à un dernier jeu. Il essaya de se placer dans la peau du personnage d'en face, de réfuter ses opinions, les objections qu'il émettait d'un ton désabusé. Herbaux I sombrait dans le pessimisme, tandis qu'Herbaux II, rempli d'une vitalité belligérante, voulait sa place au soleil et luttait pour son espace vital.

Ce dédoublement de personnalité augmenta son désarroi et confirma ses craintes. Il ne savait plus s'il devait tenir pour Herbaux I ou soutenir Herbaux II. Il lui sem­bla qu'il vivait déjà dans un monde irréel, fantomatique ayant abandonné toutes raisons de vivre. Mais il n'existait plus que sa pensée, la dia­lectique, la logique, le raisonnement abstrait, décanté dépouillé, allégé de la gangue de la syntaxe et du vocabulaire. Il flottait léger, léger dans l'espace. Divagation de fou !

Alors une idée fixe, une obsession prit conscience de ce pauvre cer­veau, écartelé, démantibulé par tant de chocs, de heurts, successifs et contradictoires.

Il se leva, mû comme un automate. Ses pas le conduisirent devant une sorte de coffre qui se tenait sur un socle. Ses doigts avec une dextérité machinale manœuvrèrent les  boutons placés en forme de losange. La combinaison des lettres et des chiffres se forma instantanément. Un déclic ! La lourde porte blindée s'ouvrit, silencieusement et demeura béante.

La main plongea dans ce ventre ouvert. Elle revint à la lumière, tenant un petit pistolet, un joujou brillant et poli, d'apparence inoffensive. Herbaux considéra l'arme qu'il tenait en main. Dans son acte, il n'entrait aucun égoïsme, aucune  lâcheté, aucune préméditation? Se rendait-il compte au juste de ce qu'il allait faire ? Une seule idée envahissait le champ de sa conscience. Oublier, oublier

Pourtant une dernière objection l'arrêta dans son projet; Ses doigts serraient nerveusement la crosse quadrillée du pistolet automatique. Il attendait le « Pan » final, qui l'enlèverait à cet univers de chaos, qui le plongerait dans le néant où tout est calme et silence. Mais dans l'asso­ciation d'idées qui se formait dans son cerveau, au mot silence s'opposa le mot bruit. Oui, le bruit de la détonation réveillerait sa petite fille, brusquement tirée de ses rêves bleus et roses, Le spectacle de son père baignant dans une flaque de sang, défiguré par une atroce blessure, la rendrait folle d'horreur et d'effroi.

Il ne voulait pas la revoir, mais il pensa une dernière fois à elle et cette ultime pensée lui gonfla le coeur d'une émotion inexprimable.

Il sombra de nouveau dans l'hébétude, se dirigea vers la fenêtre, écarta les lourds rideaux, ouvrit la croisée.

Une bouffée d'air froid lui souffla son haleine au visage. Il considéra les étoiles qui lui clignaient de l'oeil par dessus les toits. La ville entière, toute pail­letée de lumières, reposait sous le voile sombre de la nuit. Il ne sen­tit pas la paix profonde oui émanait de la terre ensommeillée. Son cœur était définitivement ferme à ce genre d'émotion. Il se dirigea vers la porte, à pas feutrés.

Soudain, la sonnerie du téléphone grésilla, violente, pressante. Herbaux t tressauta de la tête aux pieds. Il ôta la main de la poche de son pan­talon toute déformée par le canon du pistolet, et se passa la main sur le front comme s'il émergeait d'un lourd sommeil, sans souvenirs.

Il saisit le récepteur. Une voix lointaine, assourdie, une voix féminine lui parvint :

--  M.Herbaux, M. le Professeur Herbaux.... Ici, une de vos élèves. Mes respects, M. le Professeur.... Je viens de la part de mes camara­des, m'excuser pour l'incident de l'après-midi. Nous avons appris - un léger temps de gêne, comme si la jeune fille avait cherché ses mots pour ne pas froisser son interlocuteur - ce qui vous est arrivé... par notre faute. Nous en sommes désolés et croyez bien…

Le reste se perdit dans un gargouillement inintelligible....Des explications, des justifications, des paroles, des paroles.

Que lui voulait-on se demandait Herbaux ? Il eut la tentation de rac­crocher sans plus attendre.

-- M. Herbaux ! reprit plus clairement la voix, avec une nuance de priè­re et d'insistance, M. Herbaux, nous ne vous laisserons pas tomber ! Mon père a besoin d'un homme compétent pour faire d'importantes recherches historiques. Il vous attend ! M. Herbaux, dites-vous que nous vous aimons bien…

La voix s'était tue. Herbaux raccrocha l'appareil. Deux larmes creusèrent leur sillon humide, lentement, de chaque coté des ailes du nez. Quelque chose tomba sur la carpette avec un bruit sourd.

Derrière la cloison Françoise appela : « Papa, es tu là ? C’était quoi ce coup de téléphone ? »

Rabat, le 18  avril 1951