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Aïcha et la chanson de l'eau Imprimer Envoyer

L'eau coulait doucement du robinet dans l'évier, susurrant inlassablement sa chanson mélancolique, murmurant l'éternité.

Un chant rauque monta de la cour. Une cour qui ressemblait à un puits. Un ciel plombé pesait comme un couvercle sur les toits des maisons aux tuiles sombres. Une petite pluie fine tissait sa gaze impalpable et étouffait les bruits d'alentour. Il faisait gris.

Cette petite pluie fine, fine, tombait depuis le matin sans discontinuer. Les trottoirs le macadam luisaient. Les murs encrassés des immeubles dégageaient l'eau et sur le mouillé des façades imprégnées des fumées d'usines apparaissaient des zones d'humidité. On  aurait dit des taches de lèpre.

 Il faisait gris. Il faisait -noir. Symphonie en demi-ton de cette agglomération industrielle de Roubaix-Tourcoing, dans le nord de la France, une région mal-aimée, plus vouée au travail forcené qu’aux loisirs de plein-air. Hormis le carnaval et les fêtes de la bière.

Aïcha ferma les yeux. Le noir et le gris ravageaient ses yeux habitués à la lumière translucide de son Atlas natal, dans le Sud Marocain. Elle pensa à Ahmed son mari qui travaillait au peignage de « la Lainière Amédée Prouvost ». Les jours où il revenait de l'usine, il était sale, il était noir, les cheveux crêpés de flocons laineux.

Le jour où il ne travaillait pas, il était propre, c'est à dire gris.

Aïcha était-elle heureuse avec Ahmed ben Djillali ?

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Elle revit avec une acuité qui lui fit mal les circonstance de leur rencontre.

C'était lors d'un pèlerinage célèbre au marabout Midi Ali ben Daoud, là-haut, tout près du col du Tizi N'Test. Depuis deux jours, la montagne était parcourue de caravanes de pèlerins et de « hadjis », ceux qui avaient eu le privilège de se rendre à la Mecque.

Les sentiers étaient si minces, au flanc de la montagne, qu'on aurait pu croire que ces gens, en lente procession, étaient suspendus en l'air et allaient être précipités d'un moment à l'autre dans le vide qui s'ouvrait sous leurs pieds.

Mais telles des fourmis sur un mur, ils montaient et descendaient sans accident. On voyait sortir d'autres colonnes de pèlerins, de bourricots, de moutons, d'une anfractuosité, en s'imaginant qu'elles sortaient de terre, parce qu'on ne distinguait pas qu'une gorge, entaille dans la paroi ocre, ouvrait là son passage étroit.

Ahmed ben Djillali connaissait bien la montagne du Haut Atlas. Il s'offrait, chaque année, comme guide à ces pèlerins qui venaient de la plaine prier le saint marabout de la contrée.

Nécessairement, le premier jour de marche se terminait dans un crépuscule flamboyant au village-refuge d'Ouirgane oû les pèlerins trouvaient gîte et couvert.

Le ciel du soir se tendait sur les quelques maisons de pisé entourées d'une épaisse enceinte d'épines, écrasées par ce chaos de montagnes pâles, sèches, effritées, sorte de gâteaux feuilletés que le vent et la chaleur avaient férocement travaillés.

Ce ciel paraissait à Aïcha comme une gelée molle suspendue dans les airs. Il pleuvait des étoiles de toutes parts. Elles semblaient nerveuses et pétillantes tant elles brillaient par à-coups surprenants.

Alors s'organisait la veillée. Les sons aigres des « räitas » s'élevaient, le martèlement sourd des tambourins rampait au ras du sol. Les femmes claquaient des mains ,en cadence et poussaient des «  you you »  suraigus.

Aïcha, elle, dansait. Une joie primitive l’habitait toute entière. Les mains et les pieds,  scandaient, sans dérèglement, sans outrance. Possédée par le rythme, elle virevoltait  avec une allégresse, une légèreté étonnante.

Parfois, presque immobiles, hiératiques, d’autres femmes paraissaient possédées par un tremblement intérieur. Au bout d'un moment on s'apercevait que leurs genoux et leur ventre, seuls, ondulaient doucement.

 Ce roulis funèbre prenait de l'ampleur selon le conseil de la musique tandis que l'assistance emportée, vibrait comme une corde de guzla trop tendue et scandait par des  cris rauques et cassés le rythme de l'incantation.

Puis la tète entrait à son tour dans la danse. Elle s'agitait comme décollée et montée sur un ressort à boudin. Les prunelles roulaient à contre–temps et des lèvres fusaient les « you-you » perçants et sauvages. Ils exprimaient leur joie de vivre, leur religieuse allégresse et venaient frapper chacun des spectateurs en ondes puissantes dans une sorte d'hallucination rythmique.

Ahmed dévorait la jolie danseuse de ses yeux brillants, si brillants qu'on apercevait à la lueur du feu, deux prunelles foncées comme deux olives noires toutes luisantes d'huile.

Comme il la trouvait légère et jolie, Aïcha, la nièce du caïd, lorsqu'il la voyait danser en battant des mains, gracieuse comme une enfant, enfant elle–même; mais déjà assez grande pour faire une femme.

Aïcha dansait si légère que ses pieds rougis au henné touchaient à peine la terre où ils laissaient une irréelle empreinte. Ahmed ne cessait de l’admirer dans sa gracile et juvénile féminité, qu'une secrète émotion l'envahissait tout entier.

Il en oubliait son rêve : devenir méhariste, chevaucher ces bêtes splendide au poil lustré couleur de café au lait très clair, fièrement campé sur la selle de cuir rouge cloutée d'or, avec ce pommeau en forme de croix très haute qui fait penser à quelque randonnée de missionnaire au pays du croissant.

Une fin d'après-midi, à l'heure où le ciel verdure s'irisait du coté du couchant en une large zone écarlate, avec des vapeurs orangées oui s'étiraient lentement, imitant des palmes de feu couchées sur l'horizon, Aïcha et Ahmed se rencontrèrent.

 Il y avait le même sourire dans leur regard, le même désir inscrit sur leur visage tendu l'un vers l'autre. Puis elle s'était sauvée, sauvage et malicieuse, plus vive encore qu'à l'ordinaire, le laissant seul, désemparé, au bord de l'oued dans l'étrange somptuosité de l'heure.

C'avait été de muettes fiançailles !

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Aïcha ne serait jamais devenue la femme d'Ahmed si celui-ci, un beau jour n'avait décidé de faire fortune et d'aller la chercher par delà les monts, les vallées, les plaines et la mer. Le beau rêve de méhariste s'était dissipé comme le mirage qui ne tient pas devant l'amère réalité.

 Un pèlerin, retour de France, lui avait confié qu'au pays des Roumis, l'argent est distribué, deux fois par lune, dans les usines et sur les chantiers. De quoi faire vivre six femmes et une quinzaine d'enfants: Donc de quoi amasser un petit pécule.

Ahmed, partit seul, attiré par cette vague rumeur sens bien savoir ce qu'il trouverait. Mais il avait confiance! Bientôt il posséderait assez d'argent pour acheter au caïd, Aïcha sa bien-aimée.

Robuste, sobre, prêt aux travaux les plus ingrats, Ahmed remonta vers le nord de la France en quête d'un travail quelconque. Il fut cardeur à Roubaix, chauffeur de four à Aulnoye, tenta de vivre dans le Borinage, revint comme mouleur à Valenciennes.

 Les travaux les plus pénibles, les plus malsains, les plus ingrats ne le rebutaient. Ce qu'il souffrit là–haut dans ces pays de brumes et de terrils, jamais personne ne le sut. Il ne vivait que dans l'attente de retrouver le pays du soleil couchant.

Dépaysé, déraciné, surpris, inadapté à toutes ces besognes matérielles, Ahmed s'enfonçait dans son isolement. Mais semaine après semaine, il amassait franc par franc. Jusqu'au jour où il lui sembla qu’il pouvait affronter le caïd pour obtenir, sans trembler, la main d’Aïcha.

Une nuit, à Ouirgane, s'élevèrent les « you–you » des femmes tandis que le douar en fête célébrait à grands coups de tambourin et de vieilles pétoires les noces d'Ahmed et de la nièce du caïd El Hadj Omar ben Zemmour .....

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C’était  il y a un peu plus d’un an.

Des larmes coulèrent des yeux sombres d'Aïcha et s'écrasèrent. silencieusement,  sur les doigts bruns de la jeune femme. Dans la courée de Roubaix, quartier de l’Epeule, où résidait une majorité de Maghébins, la mélopée rauque montait toujours; se cassait en une plainte pour remonter ensuite : "AÎALLi Allah; eî alli ALLah,

 Zohra, l'algérienne, ne savait, non plus s'habituer au pays de la laine et du charbon et pleurait sa steppe du Djebel Aurès. Elle chantait à longueur de journée.

Dans le logis d’Ahmed et Aïcha, l'eau coulait toujours du robinet, avec son petit bruit cris tallin et monotone, comme la chanson de l'Oued, là–bas sur les cailloux roses de l'Atlas.

 Aïcha était-elle heureuse avec Ahmed. ? Ce dernier prenait soin de sa jeune femme comme il l'eut fait d'un enfant. Pourquoi avait–il voulu revenir, avec elle, dans cette contrée sans joie, sans soleil , où il avait tant souffert ?

Ahmed était demeuré muet sur ce sujet. Le mythe de la richesse l'avait–il séduit ?

Et croyait-il faire fortune en peu de temps dans la ville de la laine ? Toujours est–il qu'il avait retrouvé Roubaix; emmenant sa jeune épouse dont il ne pouvait songer à se séparer.

Pour tout bagage, une énorme caisse d'objets arabes, de tentures et de tapis de Chichaoua qui servirent à masquer la pauvreté du logement dont il fallut bien se contenter dans une petite courée du quartier de l'Epeule.

Aïcha aussi brusquement, transplantée ne s'en montra ni moins vive, ni moins gaie que dans son douar haut perché de l'Atlas.

Elle ne connaissait personne, ne parlait à personne, vivait telle une recluse, attendant impatiemment le retour d'Ahmed pour pouvoir dévider son babillage en berbère et apprendre quelques mot de français qu'elle écorchait consciencieusement.

Elle continuait pour lui faire plaisir à. se vêtir comme lorsqu’elle vivait chez son oncle le caïd. Son blanc haïk la faisait éternelle petite mariée, désirable et chérie

Mais elle savait bien qu'Ahmed ne tarderait pas à lui demander de s'habiller à là française avec une robe à fleurs qu'elle désirait fort, des souliers à talons hauts qui lui affineraient encore les chevilles déjà si minces et surtout un chapeau, un ravissant chapeau avec une voilette qu'elle sentait déjà lui chatouiller le bout du nez. Aïcha était encore une enfant    

Chaque semaine elle faisait le couscous. Chaque soir, l'odeur du thé à la menthe embaumait les deux pièces minuscules, où, sur des coussins autour de la table de marqueterie, achetée dans un souk à Rabat, Ahmed et Aïcha évoquaient Ouirgane, ses toits en terrasse qui descendaient en cascades pétrifiées dans le creux de la vallée dont l'éclairage divers renouvelait le charme à toute heure.

Oui, Ahmed et Aïcha semblaient heureux Mais, quoique le chose ne prêtât pas à conséquence, Ahmed s'inquiétait :

-- Tout de même, pensait–il, ces excédents d'eau qu'il me faut payer tous les mois. Des quittances six fois plus élevées que celles des voisins. Comment cela se fait–il ?

Ahmed restait perplexe. Il sollicitait des explications, multipliait les recommandations sans jamais remarquer le filet d’eau qui chantait dans l’évier.

-- Agi, Aïcha. El ma, Archal coulebi el ma: Bezef el ma (Viens ma Aïcha. L'eau, Aïcha. Toujours l'eau, trop d'eau).

Chaque fois , Aïcha de lui répéter, avec une innocence enfantine, qu'Ahmed en était désarmé, qu'il faut beaucoup, beaucoup d'eau à Roubaix pour tenir la maison propre, laver le linge, faire cuire le couscous et préparer le thé. Mieux, elle faisait remarquer avec son petit rire de poupée que sa maison était la plus propre et son linge le mieux lavé des alentours.

-- Balek el ma, Aïcha, concluait Ahmed résigné (Fais attention à l'eau, Aïcha.).

La vérité, c'est qu’elle a besoin du bruit de cette eau qu' elle laisse couler toute la journée pour lui rappeler celui de la séguia dont le flot de cristal, après un détour parmi les plants de rosiers, vient se jeter, derrière la demeure de son oncle , dans une piscine pas plus grande qu'une mare aux canards, limpide comme un lac de montagne.

Le bruit de cette eau suffit à combler la nostalgie du pays lumineux qu'elle a quitté. Nostalgie devenue si puissante – bien qu'elle l'eut soigneusement cachée à son mari – que l'envie lui prend parfois de s'enfuir et de retrouver dans la clarté d'un couchant pourpre, les ruelles bordées de maisons dont les terrasses s'encadrent de hauts parapets.

Que serait–il arrivé si elle n'avait découvert ce remède à son mal ?

Cette eau qui coule c'est l'exquise fraîcheur du soir après les heures lourdes qui crépitent d'électricité. C'est le ciel d'Ouirgane d'une pureté froide, déchiqueté par les pics, les aiguilles, creusé des effondrements rocheux, des contreforts, des dames écroulés; ce dessin fantastique de l'Atlas effroyable de hardiesse et d'une sauvagerie presque extravagante.

Ce murmure de l'eau évoque pour Aïcha tout un monde. Les venelles s'animent.

Voici sur sa mule blanche un notable enturbanné de blanc, son gros ventre enveloppé des plis flottants de son burnous. De pauvres diables en courte gandourah battent de leurs talons nus les flancs pelés de leur âne. Des femmes voilées glissent, dans leurs longues draperies Des enfants se roulent dans la poussière. Venus du désert, deux chameaux chargés de branches de jujubier qui ont l'air de longs serpents desséchés, avancent avec majesté.

Aïcha pleure sans bruit. Jamais Aïcha n'avouera cela. C'est son secret. Elle aime son bled, l'animation du souk, les "you-you" des femmes et leurs criailleries, les aboiements des chiens que l'écho répercute jusqu'à l'infini. Mais elle aime aussi Ahmed.  Malgré le besoin de se confier, qu’elle éprouve, elle se tait.

 Il lui semble que si elle trahissait « sa vérité » si elle révélait à son mari ce besoin d’entendre l’eau couler, l'eau cesserait d'être se compagne discrète et perdrait sa vertu magique.

La source du bonheur, pour Aîcha, est là : un vulgaire robinet oui coule, jour et nuit, et qu'elle ne serre jamais tout à fait......

Rabat, janvier 1952