Le temps des cerises Imprimer

29 Mars

Ma chère Mimi

Ce matin, un clair matin tout plein de fraîcheur, je suis sorti tout content, ce qui ne m'était pas arrivé depuis longtemps. Ca me rappelait d'autres matins ; vivifiants, libérateurs, qui invitent à courir pieds nus dans la rosée, au sortir d'une tente de camping. Joie de la nature en harmonie avec notre for intérieur.

Joie d'un nouveau jour qui s'offre à nous.

Après avoir essuyé un coup de cafard, dû au travail que je me tape, dans les bureaux des Ets Masurel et Cie où j'additionne et soustrait à longueur de journée des pièces de coton, de longotte, de serge et de je ne sais quoi en textile, me voici libre pour ce dimanche.

Me voilà parti au hasard dans les rues de Lille, d'un pas mesuré, tranquille, avec l'allure d'un étranger qui découvre une ville inconnue. Je goûte, je hume, j'aspire cet air tempéré qui annonce le printemps.

J'éprouve tout à coup une grande sympathie pour les gens que je croise alors que je les ignore totalement la plupart du temps : vieillard tout cassé qui chemine à petits pas , petite dame boulotte qui se regarde dans les vitrines pour constater sans doute qu'elle a encore du charme , jolie jeune fille en robe froufroutante, toute gracile sur ses escarpins à talon aiguille.

Tout me parait beau, même cette flaque d'eau qui dort dans le creux d'un pavé, cette courée sombre trouée tout à coup par un rayon de soleil dans lequel dansent des milliers de corpuscules.

Mon regard s'arrête sur les gens comme sur les choses, s'emplissant démesurément de couleurs, mon oreille s'emplit de bruits qui ressemblent à de la musique. Je me sens bien.

J'espère que tu es, Mimi, dans le même état d'esprit. Que tu goûtes le moment d'un repos dominical bien gagné et que tu aspires ; comme moi ,  au printemps qui s'annonce.

Quelqu'un m'a dit : "  Ah ! cette année le temps des cerises est en avance. Attention aux épanchements sentimentaux que cette douceur précoce va mûrir et faire éclater comme les bourgeons trop gonflés de sève. "

Ne te laisse pas attendrir dans cette irradiation printanière. Ce temps est néfaste au travail de bureau fastidieux, pour toi comme pour moi. Je sais que tu prépares un concours pour devenir AFAT (auxiliaires féminins de l'armée de terre) et partir au loin.

Je te quitte pour te laisser travailler. A plus tard.

Lundi 13 avril

Chère Mimi,

Ce soir, je me soûle de lumière en regardant par la fenêtre ouverte le soleil couchant. C'est très romantique, je le sais, mais j'aime çà sans pouvoir en expliquer la cause.

Combien de soirées, telles que celle-ci, j'ai vécues, assis à mon petit bureau du second étage, attablé à lire une oeuvre quelconque. Soirées paisibles et sereines, savourant les heures en écoutant les oiseaux chanter et caqueter dans la gouttière.

Les bruits de la rue, les conversations de porte à porte, indistinctes sans doute, les cris des enfants qui jouent plus loin ; le rire argentin d'une jeune fille se mêlent au crissement de ma plume. Je baigne dans une quiétude parfaite. C'est peut-être çà le bonheur ?Lettresanciennes013

Les heures passent, le ciel, d'un bleu pâle, vire au rose avant de s'assombrir à l'ouest. Une sirène jette au loin son cri apeuré. C'est la fin de l'équipe de jour de l'usine des Anglais. Elle s'appelle ainsi parce qu'elle appartient à des capitaux britanniques et que, fort curieusement, elle n'a jamais été bombardée par l'aviation des Alliés pendant l'occupation allemande. Alors que tout le quartier de Fives, un peu plus loin, disparaissait sous les décombres. Bizarre !

Encore des bruits du soir : une locomotive qui halète sur ses patins d'acier, une persienne qui se ferme en couinant, une porte qui claque. Et puis  le calme retombe sur le toit des maisons, un calme que je pourrais presser de mes doigts comme de l'ouate.

Comme c'est bon, ces moments  là. Tu dois en ressentir de semblables dans ton quartier de la Louvière quand le dernier tramway est passé.

A évoquer ces images et ces bruits, il me semble revenir, trois ans en arrière, au moment de ma crise d'adolescence, quand je dévorais "  Dieu parlera ce soir ", un livre-journal d'un jeune Belge dont je ne sais même plus le nom et dont la lecture me plongeait dans un abîme d'angoisse. Je me trouvais en attente de je ne sais quelle délivrance.

J'ai bien envie de lire quelques poèmes de Musset, après ces minutes passées dans un monde si beau mais si fugitif. Je sais que tu les aimes, toi aussi, ces poèmes d'Alfred, si déchirants : " L'homme est un apprenti, la douleur est son maître ".

Je te laisse à ses "  Nuits " et je t'embrasse.

Pierre

Lundi 20 avril

Chère Mimi

J'ai de moins en moins de courage. Je ne sais pas ce qui me prend . C'est peut-être à cause des langueurs de ce nouveau printemps. Je ne sais plus écrire correctement. Mon stylo crachote et les idées n'arrivent pas. Mes  mots se répètent , inutiles, mal venus, inintéressants.

Es-tu dans ce même état d'esprit actuellement?

Tu m'as déjà dit que, par moments, toi aussi, tu ne parvenais pas à te concentrer. Que tu n'apprenais rien de tes lectures, dévorant des pages comme une locomotive emballée.

C'est mon cas aujourd'hui. J'ai beau fixer mon attention, les notions avalées restent en volutes légères dans ma mémoire pendant quelques heures, puis s'évanouissent. J'ai vraiment l'impression de perdre mon temps.

Souvent je me répète : je dois faire ceci, je dois finir cela. Je jette les bases d'un prochain travail tout en échafaudant celui que je suis en train de faire. Péniblement. Car de ce fait, les deux croulent comme des châteaux de cartes au moindre souffle.

Je ressens  la nette impression de piétiner, de m'enliser alors que l'horizon se découvre à moi, désespérément vaste et inexploré.

Bref, plutôt que de me lamenter plus longtemps, je préfère te quitter ici avec l 'espoir de jours meilleurs.

Bises

Pierre