Sous les drapeaux |
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Un certain nombre de lettres qui relatent mes premiers pas dans le journalisme ont disparu. Emilienne avait été victime d'un début d'incendie dû à un court-circuit dans son petit appartement de Baden-Baden (Allemagne) où elle travaillait comme AFAT (auxiliaire féminine de l'armée de terre). Les hommes du feu d'un régiment de Génie ont noyé les lieux et transformé le paquet de mes missives en bouillie. Les lettres suivantes concernent mon séjour au Maroc, en 1950, pendant les 18 mois de mon service militaire. Là non plus ce n'est pas triste ! Lundi 31 octobreChère Mimi Alors là, je ne sais plus où j'en suis. J'ai connu bien des surprises dans mon métier de journaliste. Je n'avais pas encore affronté les aléas de la vie militaire. Je te les raconte quoique tu dois en voir de drôles et de pas mûres de ton côté, à l'Etat-major des Forces Françaises en Allemagne.
Me voici à Marseille, prêt pour l'embarquement de l'autre côté de la Méditerranée. Le camp Ste Marthe est immense. Il rassemble des milliers de troufions, sénégalais, malgaches, légionnaires allemands, des coloniaux et des appelés comme moi. Nous sommes parqués dans des baraques glaciales, entassés les uns sur les autres. Une vache n'y retrouverait pas son veau. Heureusement çà n'a pas duré. Le lendemain nous embarquons sur le " Sidi bel Abbès ", un paquebot de la SGTM mais nous devons être considéré comme fret puisqu'on nous conduit dans les cales au 2ème entrepont. En dessous ce sont les moutons qui bêlent de terreur de se retrouver dans l'obscurité totale tandis que nous avons droit à de pâles loupiotes. Je parviens à m'extraire de ce fouillis de jambes, de bras et de bagages pour me retrouver sur le pont. Je n'y reste pas longtemps car le bateau traverse le golfe du Lion en direction d'Oran et danse comme un bouchon. Les vagues parviennent à passer dessus l'étrave. Bientôt je suis trempé comme une soupe et frigorifié, je redescends dans cette cale puante où la plupart des conscrits souffrent du mal de mer et vomissent les uns sur les autres. Quel tableau ! 18 heures à fond de cale, c'est long, très long, surtout que nous n'avons pas touché aux gamelles de couscous et au quart de vin rouge servi dans la soirée. Le matin, un quart de café et quelques biscuits me remontent le moral. Je retrouve le pont avant alors que le soleil brille de tout son éclat sur des flots d'un bleu sombre., bleu roi, bleu opale selon les endroits. Magnifique mais la mer est toujours aussi mauvaise. Je reste allongé dans une couverture de l'armée et j'attends l'arrivée sur la terre d'Afrique. 16 heures : nous longeons maintenant un cap : terres rouges, ravinées arides qui se découpent sur un ciel d'un bleu violent. Quelle luminosité sur ce continent que je ne connais pas. Débarquement dans la pagaille, les yeux éblouis de lumière et baignant dans une chaleur de 14 juillet. Bises. Pierre Samedi 4 novembreChère Mime Je vais être sans nouvelles de toi pendant au moins deux semaines car tu n'as pas encore ma nouvelle adresse militaire. Je ne la connais pas encore car ici on vit dans la confusion et l'incohérence la plus totale. Bravo l'Armée française ! Bravo l'Intendance, le Génie, l’Infanterie, la logistique. Pour te l'avouer sans détour et vulgairement : c'est le bordel ! Débarqués sur un quai du port d'Oran, nous sommes toute de suite assaillis par une nuée de petits arabes, en guenilles, qui proposent des oranges à
Nous croisons des femmes voilées qui passent, mystérieuses, et des indigènes vêtus de djellabas crasseuses. Peu d'Européens. Nous ne sommes pas dans les beaux quartiers des bords de mer d'où monte une rumeur de voitures et d'agitation citadine. Repas rapide à la roulante. Nous repartons illico pour la gare, en camions cette fois. La roulante n'aurait-elle pas été mieux placée aux abords de la gare ? Cela nous aurait évité ce va-et-vient avec les valises et les musettes. Car nous sommes toujours habillés comme de vulgaires pékins, en civil. La nuit est tombée et Oran scintille de tous ses feux. Magnifique car le ciel est constellé d'étoiles que j'estime plus grosses et plus brillantes qu'en France. Pied de grue sur un quai pendant deux heures en attendant un convoi de vieux wagons à banquettes de bois. Minuit : le train s'ébranle. Je dormirai sur le plancher jusqu'au petit matin. Je suis littéralement HS comme on dit dans l'armée (tu connais çà veut dire " Hors service "). Il est vrai que nous sommes ballottés depuis quatre jours. Je pense tout à coup à ces malheureux déportés, privés d'air et de nourriture, entassés dans des wagons à bestiaux et qui ont passé autant de jours sinon plus à rejoindre les camps de concentration nazis. Nous, en comparaison, c'est du tourisme. Je me suis réveillé lorsque nous avons passé la frontière algéro-marocaine à Oujda. Pratiquement le même paysage, une sorte de désert ocre, âpre, sans verdure. Dans le lointain des montagnes pelées et partout de la pierraille. Pourtant, de temps à autre, le train approche de douars, sortes de hameaux misérables, faits de cahutes de roseaux moulés dans de la boue séchée, d'où sortent des gamins en guenilles qui nous saluent au passage en criant tandis que les hommes nous regardent d'un air morne, presque sauvage. Il est vrai que la plupart des futurs soldats de la France de mon wagon font preuve d'un racisme exécrable. Ils n'ont que des mots de mépris à la bouche : sidis, crouillas,, bougnoule, arbi, bicot et pour les pieds-noirs d'Algérie qui nous ont rejoints à Oran , il existe un autre vocabulaire : ratons, melons ou tronc de figuier. C'est révoltant et je dois intervenir, sans grand succès d'ailleurs, quand ils commencent à jeter des croûtons de pain et autres détritus aux quelques indigènes qui s'aventurent lorsque le convoi s'arrête. Ces types se conduisent de façon ignoble et je ne m'étonne plus des dernières rumeurs qui affirment que les Marocains veulent nous foutre dehors en rejetant le Protectorat. Nous voilà aux portes de Taza, célèbres gorges profondes entaillées dans la roche toujours aussi rouge qui ouvrent la voie sur la plaine de Fez et enfin Meknès, terme de notre voyage après 24 heures de mouvement. Je te quitte ici, ma chère Mimi car je ne me sens plus le courage de poursuivre ce récit d'un jeune conscrit, toujours habillé civil, hâve et barbu de trois jours, dépenaillé, qui fait partie d'un troupeau qui cherche sa bergerie et surtout ses bergers. Mais où sont passés les officiers d'Intendance chargés de notre accueil sur le sol marocain ? Pierre Dimanche 12 novembreMa chère Mimi Ca y est : je suis militaire ! Tu dois connaître çà toi qui travailles sous l'uniforme depuis plus d'un an. Mais dans tes bureaux de l'Etat-major, tu ne dois pas faire partie de la troupe, telle que je la découvre au ras des pâquerettes. Pas tout à fait exact car ici, à El Hadjeb, dans ce camp accroché aux flancs du Moyen Atlas, à Ma dernière lettre date de notre arrivée en gare de Meknès, en pleine nuit. De nouveau c'est la pagaille. Car les uns restent sur place pour être affectés aux Chasseurs d'Afrique et les autres - dont ma pomme - pour le camp d'instruction d'El Hadjeb. Certains, déboussolés, ne savent même plus s'ils sont chasseurs ou gibier. J'exagère mais la suite me fera admettre que sous l'uniforme, il faut surtout se laisser conduire en silence où le commandement a décidé de t'envoyer. Jamais faire le malin. Jamais réclamer une justification, un éclaircissement, une explication. Suivre aveuglément le règlement qui ordonne : "la discipline étant la force principale des armées, il importe que tout subordonné obtienne de ses supérieurs, etc, etc" tu as déjà entendu çà quelque part.
Un soleil merveilleux inonde de lumière dorée, les fenêtre de mon baraquement. Au moins nous aurons le réconfort de messire Phoebus qui va se montrer plus difficile à supporter sur le coup de midi. Première journée de conscrit : journée harassante car il a fallu courir de magasin à magasin pour toucher les habits et les ustensiles de la vie militaire - sauf les armes qui ne seront livrées que plus tard. Je reçois une tenue de sortie en drap beige qui doit venir de l'armée australienne, une tenue de sport, avec short, chemisette et sandales de toile, une tenue de combat avec un pantalon vert de gris piqué à la Wehrmacht, un blouson de l' Armée britannique, des rangers de je ne sais quelle origine, plus trois chemises neuves, des caleçons longs et des slips usagés, des chaussettes verdâtres, et aussi un ceinturon et deux calots. J'ai oublié : avec le casque de l'armée américaine qui me tombe au ras du front et qui est retenu par mes oreilles, j'ai empoché une gamelle qui a déjà bien servi, des couverts et un quart de l'U S Army bien pratique parce qu'il a un manche qui se replie et se déplie et empêche de se brûler les doigts quand on le remplit d'un liquide trop chaud. Voilà pour l'équipement de base. J'ai essayé tous ces vêtements et échangé ceux qui ne convenaient pas. Le système D est de rigueur dans nos conditions de vie. Les petits malins s'en sortent aisément. Les moins futés sont largués impitoyablement. La sélection s'est faite illico. Je me suis regardé dans le miroir que j'ai eu l'idée d'emporter dans ma valise de bois - celle qui a servi, parait-il à mon grand-père et à mon père - et je ne me suis trouvé pas trop moche. C'est déjà çà : être content de soi, çà donne le moral. Le jour d'après, celui-ci était déjà très bas. Car il faut dire que notre camp se trouve dans une situation très sommaire. Perché à Donc nous sommes logés dans des baraques en planches recouvertes de tôles qui ont été maintenues par de grosses pierres du djebel afin que le vent ne les emporte pas. Le sol est cimenté mais le ciment a tendance à déserter si bien que les pieds de châlits doivent être calés avec des matériaux divers. Le grand travail d'aujourd'hui consistera à créer des sentiers pour relier les divers baraquements et à les cerner de pierres toujours tirées du djebel. Seulement le commandement n'a pas pensé à s'équiper de brouettes. Si bien que pour charrier les pierres et les assembler nous n'avons que nos bras. Certains ont récupéré des tôles et en les tenant, un devant et l'autre derrière, parviennent à nous apporter le matériau brut. Une troisième équipe est chargée de blanchir ces pierres à la chaux pour que çà soit joli. Avec le soleil et la réverbération, je ne te dis pas le résultat sur nos yeux. Les lunettes de soleil ne sont autorisées qu'aux sous-officiers dont deux adjudants, corses d'origine, féroces et impitoyables, ne savent que hurler. Je me souviens d'avoir vu au cinéma un documentaire sur les marines U S dont les instructeurs aboyaient en guise de commandement. C'est pareil chez nous. Il va falloir s'y habituer ! A 18 h 30 le soleil descend derrière les sommets à l'Ouest et chacun songe à récupérer. Ce serait trop beau car à peine sommes nous rentrés dans les baraques, les revues de paquetage, les rassemblements au pied du drapeau pimentent l'heure qui suit. Quel est ce règlement stupide qui impose ces imbécillités afin de tenir les gars perpétuellement en haleine ? Il doit y avoir un super officier sadique ou un sous-officier malade pour imaginer de tels tourments. En plus des travaux de réfection s'imposent les marches au pas, demi tour à droite, et tout le tremblement. Au cours de ces manoeuvres, manque de bol, l'un des " adjupètes " m'a fait sortir des rangs. Je me suis mis au garde à vous, ne sachant comment le saluer. Il m'a questionné sur je ne sais quelle action et je lui ai répondu en l'appelant tout simplement " Monsieur ". Pour lui c'était comme une injure et il m'a traité de tous les noms surtout en me nommant devant toute la compagnie " Voilà monsieur Ducon ". Bon, le sort en est jeté ! J'avais été prévenu, depuis Courteline et bien d'autres, des stupidités de la vie militaire mais je me faisais encore des illusions. Sur ce, je vais te quitter car la trompette - ou le clairon, çà dépend - vient de sonner l'extinction des feux. Monsieur Ducon va se jeter dans les bras de Morphée. Tu peux m'écrire car voici ma nouvelle adresse : Soldat Pierre D...... E S M C I R 4ème section El Hajeb (Maroc). Je t'embrasse. Pierre
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