Je deviens journaliste |
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Dimanche 1er OctobreMa chère Mimi Grande nouvelle pour moi et je sais que çà te fera plaisir de l'apprendre car tu me poses toujours beaucoup de questions sur mon avenir que je ne voyais pas rose du tout jusqu'à ces derniers temps.
Eh ! bien voilà. Je viens d'être embauché comme rédacteur 1er échelon à " la Croix du Nord" un quotidien catholique que tu as déjà eu l'occasion de lire lorsque tu étais dans la région. Un vrai coup de chance. Un coup de pot comme on dit maintenant.. J'en avais marre mais vraiment marre de continuer une existence de sous-fifre dans cette entreprise de textile roubaisienne où mon père m'avait fait embaucher à 17 ans. J'avais toujours voulu être journaliste car écrire est ma passion, tu le découvres à chacune de mes lettres. La situation de ma famille ne me permettait aucun espoir d'entrer à l'Ecole Supérieure de Journalisme de Lille qui jouit d'une belle réputation. Mon horizon se trouvait bouché et se limitait à des piles de pièces de tissu qu'on nomme serge, longotte et autres toiles en coton qui reviennent des teintureries et des blanchisseries. Elles s'empilent dans ce vaste hangar sur des dizaines de mètres de hauteur après être passées dans des bains d'apprêt où elles se sont allongées. Des ouvriers déploient ces pièces de tissu et comptent le nombre de mètres gagnés dans ces opérations. Quelquefois de Alors je sautais sur mon vélo (qui avait été réparé évidemment) et je me défoulais en appuyant sur les pédales. Non pas pour m'entraîner pour de futures sorties -camping mais pour " faire la tournée ". La presse régionale utilise les services de correspondants de presse chargés de recueillir dans les mairies et les commissariats, les avis officiels ou les communiqués que les journalistes professionnels n'ont pas le temps de glaner. Ce que je faisais chaque soir, sautant du commissariat de police d'Hellemmes à la mairie de Mons en Baroeul où le secrétaire en titre, d'un dévouement exemplaire m'attendait jusqu'à 19 heures pour me remettre les listes de l'Etat-civil et les petits potins de la localité. Je poussais jusqu'à la Madeleine pour obtenir les mêmes informations. Et sur ma lancée je rejoignais la rédaction de " la Croix du Nord " pour rédiger quelques phrases en tête des communiqués et des nouvelles du jour. Je m'imaginais Georges Simenon qui avait commencé dans la profession de la même manière. Lui aussi, tout jeune avait ratissé, à Liège, les mairies et commissariats, pour nourrir la rubrique des "chiens écrasés" comme on disait dans le jargon de métier.
Ca me donnait l'occasion de côtoyer des journalistes, de découvrir comment ils travaillaient, toujours dans la hâte et la crainte de ne pas faire l'heure. Car le journal est une denrée périssable qui ne souffre pas de retard. Les rotatives tournent à plein régime selon les éditions. Un article qui parvient à l'atelier hors des délais est un article perdu. Il n'a presque plus de valeur le lendemain. Même plus de valeur du tout car périmé. Il va directement au panier. J'aimais cette atmosphère de la rédaction, dans la fumée bleue des cigarettes ou de la pipe - car on fume beaucoup dans la profession- dans le tohu-bohu des discussions, coupées par la sonnerie stridente des téléphones - c'est l'outil de base - et le crépitement du téléscripteur qui crache les nouvelles du monde entier sans jamais s'arrêter. Je savais rester des heures quand je ne devais pas rejoindre les cours de l'Union Française de la Jeunesse que tu connais bien pour les avoir fréquentés il y a peu de temps. Je me laissais envoûter par cette ambiance qui me collait à la peau. J'étais sûr et certain, qu'un jour, j'en ferais partie. C'est arrivé la semaine dernière. Le responsable de la locale - le service qui prend en charge toute la vie locale de Lille et de sa banlieue - me demande ce que je fais dans la vie. -- Un boulot idiot dans le textile, je réponds. -- Pourrais-tu te rendre libre au début de l'année prochaine ? -- Mais bien sûr ! je donne ma démission et après mon mois de préavis, je suis libre de faire ce que vous me proposez. -- D'accord, mais comme tu n'es pas majeur il faut établir le contrat avec ton père. Tu lui en parles ? Je n'ai pas sauté au cou de ce monsieur Gaston qui m'a expliqué que le titulaire du poste allait quitter ses fonctions pour devenir agent d'assurances dans la région des Mines. Un travail bien mieux rémunéré que celui de rédacteur 1er échelon. Le salaire, en quelque sorte, je m'en moque. Je vais faire un travail qui me plait, un travail exaltant que j'aurais bien fait sans être payé. Non, je n'ai pas été trop démonstratif dans mes sentiments de reconnaissance mais mes yeux parlaient pour moi. Il l'a bien senti et s'est contenté de dire : -- Bravo mon garçon, je compte sur toi pour le 1er janvier. Il s'agit à présent de convaincre mon père de la nécessité de changer de métier, à salaire égal. Je ne pense pas qu'il sera réticent d'autant que c'est un catholique pratiquant et que le quotidien qui va utiliser mes services est un journal qui soutient ses idées et ses convictions. Bises. Pierre. Dimanche 5 févrierChère Mimi Voici un mois et quelques jours j'entrais dans la noble profession de journaliste avec l'intention de faire des étincelles dans ce métier qui offre tant de perspectives et de découvertes. C'est Simenon lui-même qui l'a avoué quand il écrivait : " le matin où je fus accepté au N°2 de la rue de l'Official de Liège, je n'étais qu'un enfant pour qui la vie ressemblait encore à un livre d'images. Soudain je me trouvais transporté dans les coulisses, face à face avec la réalité crue. Pendant quatre ans j'allais voir l'envers du décor, découvrir les ressorts, cachés du public, qui animent la vie d'une cité. "
Cette tournée est bien fatigante car il faut la faire à pied. Partir de la rédaction du journal sur le coup de 14 h 30 pour aller à la Compagnie départementale de la Gendarmerie, tout au bout du boulevard Louis XIV, revenir par le Commissariat Central, passer à l'hôpital St Sauveur pour jeter un coup d'oeil sur la liste des entrées, et dernière étape, le Palais de Justice dans le Vieux Lille. Je fais connaissance avec les uns et les autres. Tous ne sont pas d'une amabilité colossale. A la police le planton n'est jamais le même. En général il ne me laisse pas entrer dans les locaux, vu mon apparence juvénile et je dois présenter ma carte d'accréditation en attendant d'obtenir la carte de presse officielle qui ne me sera délivrée que dans un an après enquête de la Commission Nationale des Journalistes Professionnels. Au Palais de Justice, c'est la même chose. Pour accéder au bureau du juge d'instruction de permanence, c'est la croix et la bannière, si je peux m'exprimer ainsi, étant devenu un collaborateur permanent de " la Croix " sans l'oriflamme. En général, les juges d'instruction demeurent muets sur les affaires qui leur tombent dessus. Ils craignent des fuites et gèrent leurs dossiers dans la confidence, même face aux avocats de leurs clients. Quant à l'hôpital St Sauveur, c'est la loterie. Soit je me trouve en présence de la secrétaire , une jeune fille qui est bien jolie et à qui je fais un brin de causette, soit je tombe sur la religieuse tourière de la confrérie des Soeurs de St Vincent de Paul, dont je vois à peine le visage à cause de la cornette immense qui lui enserre la tête. Le motif des entrées dans son établissement doit relever du secret d'Etat car elle daigne à peine ouvrir son livre et marmonne deux mots que je comprends pas. Il faut lui faire répéter et cela semble la faire souffrir comme les patients qu'elle reçoit. La semaine dernière elle était de service et j'ai fait une gaffe . Je lui demande : " Avez vous des entrées aujourd'hui ? ". Elle me répond : une foulure d'une dame en faisant ses courses ". Et moi : " Alors il n'y a que çà ? " Elle m'a jeté un regard noir, encore plus noir sous sa cornette blanche et m'a jeté " C'est indigne de parler comme çà ! " Je ne sais pas ce que vont devenir nos relations dans les prochaines semaines. Pourvu que je retrouve ma petite secrétaire qui n’appartient pas à un ordre monastique. Avec elle je me sens plus à l'aise pour piquer des informations. Le boulot de journaliste me prend vraiment beaucoup de temps. C'est pourquoi je crains de ne pas pouvoir t'écrire, ma chère Mimi, comme je le faisais auparavant. Comme je suis le plus jeune de l'équipe de la locale Lille et que je suis le dernier arrivé, on me file les tâches les moins agréables et les plus fastidieuses. Par exemple, les cérémonies religieuses des fêtes carillonnées à la cathédrale Notre Dame de la Treille. Les homélies n'en finissent pas. Je ne vois pas comment je peux, en toute honnêteté, résumer tout çà en dix lignes. Et nommer toutes les autorités ecclésiastiques qui gravitent autour de S E le cardinal Liénart, les vicaires épiscopaux, les chanoines titulaires du chapitre cathédral, etc. Est ce que çà intéresse les lecteurs ? Les assemblées dominicales ne sont pas non plus folichonnes. Mon premier article professionnel était consacré à l'assemblée départementale des Pêcheurs à la ligne qui se tenait dans la grande salle du Conservatoire. Tu parles d'une corvée. Je ne comprenais rien à ce qui s'échangeait de la tribune à l'assemblée, les doléances des uns, les réclamations des autres et les explications plus ou moins alambiquées du président et de ses collaborateurs. Heureusement le secrétaire est venu à mon secours à l'issue des débats et m'a fourni l'essentiel des délibérations. Comme tu le constates à la lecture de cette lettre, le rédacteur de base, considéré par certains comme un " fouille-merde" doit s'intéresser à tout ce qui fait la vie de la cité et des occupations des hommes et femmes de son temps. Je suis fier d'avoir rédigé un grand papier, la semaine dernière sur " les tramways d'hier et d'aujourd'hui ". Car les critiques pleuvent sur ce moyen de transport collectif cloué à ses deux rails d'acier et qui empêche la libre circulation automobile. Je suis allé aux archives municipales et j'ai gratté tout ce que je pouvais sur les machines à chevaux au temps des fiacres et des crinolines. Je ne peux pas t'envoyer le canard par la poste mais je te promets de te tenir au courant de mes prochains reportages si cela t'intéresse bien sûr. Bises Pierre
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