Sur deux roues |
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Plusieurs lettres ont été égarées après cette date. Voici les suivantes : Dimanche 28 aoûtIl est trois heures du matin. Je suis en pleine forme. Ma chère Mimi, je suis prêt pour trois semaines de vacances. Je te félicite d'abord pour ta réussite au concours des A F A T. Ton départ pour l'Allemagne et pour le secrétariat de l'Etat-Major des Forces Françaises à Baden-Baden, tu l'as bien mérité. J'espère que tu trouveras là-bas tout ce que tu peux espérer ; un travail intéressant, des collègues de bon conseil, de la nouveauté dans ton horizon quotidien, et aussi, il ne faut pas l'oublier, un salaire satisfaisant. De mon côté, ces derniers temps j'ai eu l'occasion de discuter avec des amis journalistes et l'espoir de rentrer, enfin, dans cette profession à laquelle je suis tellement attaché. Tu le sais. Depuis toujours je voulais être journaliste, aller à la rencontre des gens, me frotter à ce qu'ils vivent, rendre compte des événements, grands et petits. J'ai lu et relu les mémoires et les souvenirs de Georges Simenon. Je n'arriverai jamais à sa cheville mais je veux marcher sur ses traces. Les conversations avec les pros du journal, plus cultivés et plus ouverts que moi aux disciplines de la corporation m'ont révélé mon indigence, ma pauvreté d'expression, mon ignorance des affaires du monde, de la politique, du domaine de l'économique, du social, financier, industriel, commercial, agricole, que sais-je. En fait, je sais que je ne sais rien. J'ai perdu du temps, gâché des heures que j'aurais dû exploiter pour m'étoffer, me façonner, me fournir quelque chose de compact, de concret, de solide. J'ai lu sans prêter attention des pages et des pages dont j'ai un vague souvenir. J'ai vu des films, j'ai assisté à des conférences sans m'apercevoir que je touchais à des réalités qui m’échappaient aussitôt. Je ne voudrais pas rester superficiel ; je ne voudrais pas rester indifférent à tout ce qui fait la vie des hommes de ce temps. Je n'ai plus une minute à perdre pour ne pas rester une bulle gonflée d'air, un perroquet qui aligne les mots et les phrases. Pour cette raison, je termine ici ma lettre en te souhaitant tout plein de belles et bonnes choses dans ton affectation en ce début du mois de septembre. Bises. Mercredi 31 aoûtChère Mimi Ca y est ? Tu es prête pour le grand départ. Les valises bouclées et le ticket de train Lille-Strasbourg dans ton sac à main. On viendra te chercher à la gare dans une voiture de l'Etat-Major comme un officier supérieur. Auras- tu un uniforme kaki avec des galons sur l'épaule et un petit calot coquin, penché sur le côté droit comme je l'ai vu dans les actualités ? J'espère que tu m'enverras une photo dès que tu seras promue dans tes nouvelles fonctions !
Je me vois déjà sur mon destrier, coiffé d'une petite casquette beige à visière comme les jockeys des champs de course, le torse moulé d'un sweater ou d'un loup de mer aux couleurs voyantes, vêtu d'un short assez court qui laisse apparaître des cuisses énormes, pas très belles à voir sans doute quand elles sont pâles mais qui seront magnifiques quand elles seront bronzées et patinées par le soleil et l'air de la course. Tu le sais, je pars avec un ami, cyclotouriste comme moi et ancien camarade de classe, pour une virée de trois semaines, de Lille au Havre, puis du Havre à Nantes, remontée du val de Loire jusqu'à Orléans et retour sur le Nord . Mon " Sulky " - je le nomme comme çà - huilé et astiqué a été revu de la pédale à la selle sans oublier les deux porte-bagages, l'un devant et l'autre derrière, qui supporteront les vêtements, les accessoires, courroies et attaches et tout le fourbi. Sous le cadre, la tente, roulée avec soin avec le sac de couchage. Et de chaque côté de la roue arrière les sacoches, avec le matériel de popote, le réchaud à alcool, les bidons et tout le saint-frusquin. Il ne faut rien oublier : l'assiette, le quart en alu, les couverts, la petite poêle, la gamelle, la boîte à beurre et celle à margarine, les conserves de sardine et de petits pois, les paquets de biscuits et la plaque de chocolat pour les fringales. Dans le sac à dos je prends les articles plus légers, le matériel pharmaceutique, bandes velpeau et mercurochrome, (les chutes à vélo, je connais) le nécessaire à couture, les cartes des régions traversées, le manuel du parfait campeur, le papier à lettres ( pour t'écrire comme il se doit), de la ficelle ( indispensable pour rafistoler les tiges des porte-bagages qui cèdent dès la 2ème étape). Plus le stylo, la lampe de poche, le briquet et le nécessaire de toilette. Au total 45 kilos. Impressionnant. Mon ami Jean en emporte autant sauf la tente et le matériel de cuisine qu'il remplace par les piquets et les haubans de tente, la pelle indispensable et tout un matériel de réparation de vélos ( pas d'enclume évidemment). Nous allons charrier cette cantine, cet atelier et ce vestiaire pour un circuit de plus de L'horaire et le déroulement des opérations a été soigneusement minuté et noté, étape par étape, mais je doute fort qu'on le suive aveuglément. Il y a tant d'impondérables dans une folle aventure comme celle-là. Certains tentent le tour du monde, à bicyclette, dans ces conditions. Nous ne sommes pas de ce calibre là. Et puis nous n'avons pas les moyens : Compatissante, ma mère m'a confié cinq billets de 100 francs en me disant : -- Essaie de ne pas tout dépenser. C'est ce que l'avenir nous dira. Je te quitte en t'embrassant comme de coutume. Pierre Dimanche 4 septembreChère Mimi J'espère que tu es maintenant bien installée dans ton appartement de fonction à Baden Baden. Les premiers jours n'ont pas été faciles, m'as-tu écrit. C'est certain. Il faut toujours un temps d'adaptation et rares sont ceux qui réussissent à s'acclimater du premier coup . Mais tu y parviendras, j'en suis sûr. Pour nous, les cyclos de la dernière couvée, çà n'a pas été aisé non plus.
Bref, harnachés et bien chargés, nous avons roulé les vingt premiers kilomètres sur de maudits pavés, les fameux pavés du Nord qui font la réputation de la grande course cycliste Paris-Roubaix. Les pros chevauchent des engins ultralégers qui cassent, bien sûr mais les plus chanceux passent et gagnent. Pas nous. Malgré notre expérience, les bagages étaient mal arrimés et il a fallu les déballer à la Bassée. Tu vois le tableau, l'étalage de notre fourniment sur la Grand Place et deux gringalets s'affairant à le réinstaller vaille que vaille. En abordant les premières collines de l'Artois, du côté de Bruay, la fatigue nous a fait mettre pied à terre. Première alerte. Manque d' entraînement. Un brave homme aux bacchantes à la Clovis nous a accompagnés un bout de chemin en vantant les mérites du " campage " et en nous faisant un cours d'histoire locale. Nous avons atteint le but de l'étape à Crécy en Ponthieu dans le département de la Somme en fin de soirée. Ouf ! il était temps. Le lendemain il faisait un temps splendide mais l'herbe était encore bien mouillée. Nous nous sommes séchés en poussant sur les pédales jusqu'à Abbeville, ravagée par les bombardements de mai 1940. Quelle désolation. La route nationale 29 qui file vers Rouen est toute droite et elle est superbement roulante car macadamisée. Des pommiers la bordent de chaque côté et personne ne ramasse les pommes tombées. Elles ne doivent pas être fameuses, tout juste bonnes à faire du cidre et le fameux calva. Après Blangy sur Bresle et sa vallée profonde, le panorama défie toute description tant il est joli et varié avec la forêt d'Eu qui s'accroche à flanc de colline. Mais la côte qui remonte l'autre versant est plutôt dure à avaler. Mais avec le vent de face nous avons de la peine à tirer le 46x19, et il faut mettre le grand pignon de 23 (j'espère que tu comprends ce vocabulaire de cycliste, il s'agit du rapport entre le pédalier et les pignons qui entraînent la roue arrière) Quand le soleil affleure l'horizon après la traversée de Neufchâtel en Bray - magnifique la descente ! - nous filons sur le Havre. L'étape de ce soir s'appelle Vieux Manoir. Finalement nous plantons la tente à St Victor (Seine Inférieure). Je suis lessivé. Jean également. Bises Pierre
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