Une mauvaise farce |
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Rabat 20 juinChère Mimi, Je me moquais des deux lascars qui furent piégés par le capitaine Kubler, dans l'une de mes dernières lettres. Je viens d'être victime d'une farce de ce même capiston qui est un joyeux drille et qui mérite de devenir commandant ou chef d'escadron. Je te raconte :
J'avais posé une demande de permission de détente pour revenir en France durant quinze jours. C'est légal au terme de huit mois de service. Cette perm devait m'être accordée pour juillet. Je ne voyais rien venir. Je suis allé râler dans le bureau du capitaine en me plaignant des lenteurs de la bureaucratie militaire. -- Si vous voulez accélérer les choses, m'a t-il dit, poussez une pointe à la chancellerie et demandez le colonel Delmas. Vous lui exposerez votre cas.
Je frappe timidement. Ce n'est pas que je souffre d'un complexe d'infériorité mais je me méfie toujours de la hiérarchie, aveugle et pesante. Quelle statue galonnée vais-je rencontrer ? Derrière un bureau encombré de paperasses, c'est un adjudant-chef pas très commode. --- Je m'excuse, mon adjudant. Mon chef de service me demande de rencontrer le colonel Delmas pour ma permission de détente. -- Le colonel Delmas, fit-il en écho -- Oui, c'est bien çà, le colonel Delmas L'adjudant chef se lève tout rouge de sa chaise, me fusille du regard et hurle : -- Vous croyez que je n'ai que çà à faire ? Bande d'abrutis ! Je vais vous y conduire à ce colonel. Il me prend par le bras durement et m'entraîne derrière lui. Dans quel pétrin me suis-je encore fourré ? Il m'entraîne dans un long couloir et en bas d'un escalier de marbre, brusquement, il me lâche : -- Tenez, le voilà, votre colonel Delmas. Je lève la tête : en haut d'une colonne , un buste également de marbre : Colonel Delmas 1862 - 1921. Ce devait être le patron de la Chancellerie d'une époque révolue. -- Retournez à votre bureau et dites à votre chef que la plaisanterie a assez duré. J'ai bafouillé de plates excuses et je me suis enfui . La perm de détente attendra. Voilà une petite idée des plaisirs de l'existence sous l'uniforme, ma chère amie. Je me doute que dans ton milieu huppé que tu fréquentes depuis plus longtemps que moi, tu dois connaître des moments aussi savoureux au détriment de la bleusaille que je suis. Début du mois nous avons touché nos tenues d'été. Ca commençait à bien faire car avec nos habits épais, nos guêtres et les godillots de l'Intendance, on suait tandis que les officiers et les PFAT se baladaient en chemises de lin sans manches et en bas de soie - pas les officiers, ils portent de fines chaussettes- Comme à l'habitude, n'étant pas des plus futés, je suis arrivé dans les derniers, au bureau d'habillement et il ne restait plus que les rossignols. Mal fringué dans un pantalon caca d'oie dysentrique, en forme de tuyau de poêle tuberculeux et d'une chemisette trop large pour les épaules, je suis reparti comme Charlot sortant d'un vestiaire de l'Armée du Salut. Heureusement, un ami de l'Intendance, m'a sorti de ce mauvais pas et le soir venu, il m'a prêté des vêtements un peu plus mettables à la place des autres qu'il a froidement lacérés pour les mettre au rebut. C'est bon d'avoir des copains. Dévoués et roublards, ils sont précieux en toute circonstance. Un autre, du service des statistiques m'a tiré d'un mauvais pas. Mes 20 jours de prison d'El Hajeb, que je n'ai jamais faits, étaient pourtant portés sur mon carnet militaire qui suit tout soldat du début jusqu'au moment où il n'est plus mobilisable. 20 jours c'était peut-être 20 jours à faire en plus, après mes 18 mois de service légal. Je n'y tenais pas du tout malgré mon plaisir de vivre sous le soleil marocain bien plus gai que le ciel plombé des plaines du Nord. Le copain en question, alerté, a trouvé la parade. Il a versé un peu d'encre sur la page où était consignée ma peine, a porté le carnet au commandant qui l'a à peine blâmé et lui a dis : "Faites un duplicata". Aussitôt dit, aussitôt fait : mais mes 20 jours avaient disparu. Bravo Hubert, je te dois une fière chandelle. Voilà toutes les nouvelles pour le moment. Je te souhaite un bel été. Pierre
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