Dans les neiges de l'Atlas |
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Dimanche 6 janvier 1952Chère Mimi Tu n'imagines pas ma joie. Je vais te la faire partager. La semaine de Noël s'est traînée lamentablement car, comme je te l'avais dit, j'étais cloué à l'Etat-Major, comme sous-officier de permanence. Fort heureusement il n'y a pas eu de grabuge et j'ai obtenu, en compensation, une perm de 6 jours. Je n'ai pas hésité. Direction le Sud. « Fissa » comme on dit ici en arabe.
Je me suis donc pointé au petit matin, aux portes de la médina. Il faisait un temps splendide, un ciel d'une pureté admirable. Les cimes étincelantes de l'Atlas en toile de fond. Féerique ! Si j'avais eu un appareil photo, je pense que j'aurais grillé de la pellicule. Mais je n'avais que mon petit barda de randonneur en kaki. Coup de chance : une Citroën s'arrête devant mon appel du pouce levé. Un couple qui monte à Tanahaout, dans les premiers contreforts du Haut-Atlas. Je ne refuse pas l'aubaine. Ce n'est pas Agadir mais c'est l'occasion de découvrir ce qui brille à l'horizon. Après une trentaine de kilomètres, voici les premières pentes, les escarpements rocheux, les torrents qui dégringolent entre les figuiers de Barbarie, les orangers et les citronniers croulant sous les fruits. Ah ! si j'avais eu un appareil photo : une véritable carte postale en technicolor. A Tanahaout, le couple m'a laissé à la terrasse d'une minuscule auberge berbère « Al Baraka ». C'était le cas : baraka voulant dire « la chance ». Et, à la terrasse, cassant la croûte, trois jeunes filles et un garçon. Ils pensaient passer quelques jours à la montagne, dans une auberge de jeunesse, qu'on leur avait signalé comme étant très « sympa ». Comme je n'avais plus de but bien fixé, je décidai de me joindre à eux après quelques rasades de « Crunch » (une orangeade d'ici). Adieu le blouson militaire et la cravate : j'étais redevenu un baroudeur civil. Bien sûr, si une patrouille de la CCR était venue à me croiser, je n'y coupais pas : tenue non réglementaire et de surcroît, une perm qui n'était pas valable sur ce territoire. Mais en pleine montagne, sauvage comme ici, qui aurait reconnu un militaire en vadrouille dans mon accoutrement ? Vive la liberté ! Me voici embrigadé dans la bande de Bébert, Josiane, Cathy et Christiane. Nous décidons de partir à pied pour rejoindre l'A.J d'Asni. Pari un peu fou car nous n'avons pas de carte Michelin et nous ignorons qu'Asni, bled perché à je ne sais quelle altitude, est à plus de 5 heures de marche. Les indigènes que nous rencontrons, nous lancent des « Labès » (Ca va !) et rient à pleines dents. Ils doivent penser : « Ils vont en baver, les Roumis » Nous avons marché près de trois heures, sur cette route escarpée qui devait nous mener à Asni. Je pense que je n'avais jamais marché aussi longtemps, même durant les classes à El Hajeb. Paradoxal ! Cette route en corniche nous ménageait des panoramas grandioses, des gouffres où se ruaient des torrents, des rocs rouges qui s'accrochaient les uns aux autres. Nous arrivions aux premiers champs de neige quand une voiture nous doubla. C'étaient des Anglais qui partaient faire du ski à l'Oukaïmeden, un coin dont je n'avais jamais entendu parler. A 3000 mètres d'altitude, ce plateau perdu fait office de station de sports d'hiver, le seul du Maroc avec Ifrane dans le Moyen Atlas Deux minutes de discussion dans un sabir franco-anglais. Leur van pouvait nous prendre tous les cinq à condition de se serrer. Plus question d'Asni qui se trouvait de l'autre côté de la montagne. La Chevrolet tirait bien , grignotant, mètre par mètre les vertigineux lacets que l'on croyait ne jamais finir. Il nous fallut trois bonnes heures pour atteindre ce fameux plateau tapi au pied du massif du Toubkal qui se dresse à 4 165 mètres d'altitude. Imposant bloc étincelant de blancheur sous un ciel d'un bleu RAF. Mais quel froid en descendant du véhicule. J'ai vite remis le blouson et enfilé gants et cache-nez que j'avais heureusement emportés avec moi. Les filles et le garçon étaient équipés eux aussi et connaissaient cette incroyable différence de température : 24° sous les palmiers de Marrakech et trois heures plus tard, grelottant avec 2° maximum. Quelle griserie de danser de joie dans 90 centimètres de neige, enivré par un décor de carte postale alpestre. En Afrique, du Nord, certes, mais en Afrique tout de même, à 50 kilomètres, à vol d'oiseau, des lisières du Sahara. Bien des gens ignorent ce fait. Moi, également. Je connaissais bien pour l'avoir entendu chanter « les neiges du Kilimandjaro ». Mais çà me paraissait folklo et çà se trouvait au Kenya, à des hauteurs inimaginables. A l'Ouka, - c'est ainsi qu'on le nomme – se tassaient tellement ils nous paraissaient minuscules – quatre chalets, un hôtel fait de planches de cèdre et, miracle pour moi, un bordj où flottait un drapeau tricolore. Nous fûmes accueillis à bras ouverts par sept Chasseurs Alpins détachés au Maroc pour surveiller le défilé dans la crainte de passage de bandes dissidentes. Tu parles : 7 malheureux trouffions commandés par un sergent-major qui n'avaient pas vu un militaire de souche européenne depuis le mois de mai dernier. Et ils avaient la responsabilité de s'opposer au déferlement de rebelles. C'est encore mieux que Croquebolle et Cie, malmenés par le capitaine Hurluret et immortalisés par Georges Courteline. Ils m'ont raconté leur vie au bordj, ravitaillés par des indigènes, une fois par mois, une vie marquée par les imbécillités de règlements militaires qu'ils n'ont garde d'appliquer dans leur existence de tous les jours. Leur seul lien avec l'extérieur passe par la radio. C'est vous dire le plaisir qu'ils ont éprouvé quand je leur racontais les événements des dernières semaines. J'ai vraiment été reçu comme un roi ainsi que mes amis de rencontre qui trouvèrent refuge dans un bâtiment annexe, mais chauffé. Moi, j'ai eu le droit à un vrai lit, avec des draps et des couvertures. Le réveillon du Nouvel An 1952 est gravé dans ma mémoire. Le lendemain, après une grasse matinée, on me prêta des chaussures et des skis. Je n'en avais jamais chaussés. Quelques brefs conseils ne sont pas parvenus à me donner la technique, tu penses bien. J'étais plus souvent sur le derrière que sur mes deux jambes et j'ai mangé de la neige à pleine bouche. D'ailleurs de la neige j'en avais partout : dans le cou, les yeux et les oreilles. La bande à Bébert, qui avait loué des skis à l'hôtel, descendaient les pentes en slalom et se moquaient, bien entendu, de ma maladresse. Ils m'avaient surnommé « Duduche », je ne sais pas pourquoi. Sans doute le héros « nanard » d'une bande dessinée. Comme les civils devaient redescendre pour reprendre le travail à Casa, et que ma perm s'achevait, j'ai profité d'un véhicule qui redescendait les clients de l'hôtel – ce n'était pas gratis, cette fois – pour rejoindre Marrakech et retrouver la chaleur. J'étais presque noir, de visage, après les coups de soleil, la morsure du froid et la réverbération sur la neige. On aurait pu me surnommer Ali Duduche ben Ouka. Je t'envoie mes meilleurs voeux de bonne année en R F A à moins que tu ne sois revenue dans le Nord pour passer les fêtes en famille. Bises. Pierre
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