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Permission à l'hosto. Imprimer Envoyer

Lundi 16 juillet

Chère Mimi

Je dois te raconter la plus belle peur de ma vie vécue, hier, sur la plage de Rabat, à l'embouchure du Bou Regreg. La semaine précédente, j'avais rencontré, tout à fait par hasard, un jeune légionnaire. Nous avons sympathisé. Il est allemand et s'appelle Monfreid von Hesse.

 

Son père est un riche industriel de Leipzig et l'a fait engager dans l'armée française pour 3 ans afin d'acquérir les qualités que doit posséder un homme. Je pense, in petto, qu'il a surtout voulu montrer aux autorités d'occupation son désir de « collaborer » et d'effacer les traces d'un passé favorable aux idées nazies. Une raison de plus pour quitter Leipzig et remonter une usine dans la zone française du côté du lac de Constance.

Monfreid est un garçon sympathique qui en a vu des vertes dans les rangs des « Jeunesses Hitleriennes » alors qu'il avait 15 ans. C'est un grand aryen, blond, naturellement, bien balancé, avec une noble attitude dans sa démarche. Bronzé parce qu'il a fait ses classes dans le sud marocain, il attire les yeux des filles. Il se sait admiré et se tient en conséquence. Son français est encore hésitant mais il commence à avoir du vocabulaire.

Il est venu me chercher dimanche matin pour passer quelques heures à la plage, au pied de la casbah des Oudaïas et se baigner dans l'Océan Atlantique.

Je n'ai pas tout à fait digéré mon petit déjeuner. Mais pressé par mon compagnon, j'entre quand même dans l'eau. Il m'entraîne assez loin car il est très bon nageur. Moi je ne suis pas de la même trempe. Vite essoufflé, je veux reprendre pied pour reprendre ma respiration.

Je ne touche pas le fond. Je bois la tasse, une fois, deux fois ! Je parviens à rester à la surface mais je m'affole, bas des bras et des jambes, nerveusement, et lance un appel « Oh ! Oh, je me noie ». Je sens que je vais couler. Je ne veux pas mourir. Monfreid est loin. M'entend-il ? Personne autour de moi.

J'ai l'impression de rester sur place malgré mes efforts pour me rapprocher de la rive. Axphixié, je continue à barboter sans oser reprendre pied car cette fois, la tasse serait la dernière. Minutes d'angoisse qu'on se rappelle toute sa vie. Minutes ou secondes qui flottent, indécises entre la vie et la mort, hors du temps et de l'espace.

Soudain, je me sens saisir sous le bras gauche. Une traction très forte qui m'entraîne vers le rivage. C'est Monfreid qui m'a vu, dans une éclaboussure de gouttes d'eau et qui a senti que je me trouvais en danger. Il a crawlé pour me repêcher. Je lui dois la vie.

Tremblant de tous mes membres, je n'ai que la force de me jeter sur le sable tiède, en haletant. Monfreid rit de ma frayeur. « Das is gut ! C'est bon! C'est bon ! ».

Voilà mon aventure dominicale terminée. Je commence à mieux respirer Je traduirais ma reconnaissance envers Monfreid en lui offrant un bon gueuleton au restaurant des « Peupliers ». Je ne suis pas près d'oublier ce que je viens de vivre.

Salut, Mimi et au plaisir de te lire.

Pierre

Samedi 8 septembre

Ma chère Mimi

Vraiment je n'ai pas de pot, selon l'expression consacrée.

Je réussis à décrocher une permission, dite « de détente », de 15 jours pour la Métropole. Je saute sur le pont de « l ' Azemmour » qui me ramène de Casablanca à Marseille. Je retrouve la famille et quelques amis. Je donne un coup de main pour refaire le pavage de la véranda que mon père veut transformer en salle de bain – c'est une première car, en 1950, la famille ne dispose pas encore de lieu propre à la toilette intime --.

Pan ! Je me blesse au gros orteil du pied droit qui devient énorme. Abcès sous l'ongle. Douleur abominable. Transfert à l'Hôpital Militaire ; dixit le médecin qui connait le règlement. Me voilà donc au 2eme étage de l'Hôpital Scrive, sis rue de l'Hôpital Militaire que tu connais, puisque tu fréquentais les magasins de cette rue, du temps où tu vivais à Lille.

C'est un bâtiment vétuste qui ne brille pas par son cadre dans ce quartier de l'église St Etienne, ni par sa propreté. Je ne noircis pas le tableau mais les pierres grises qui s'écroulent, par ci par là, en gravats, les escaliers sombres et branlants, avec de mauvaises poutres qui soutiennent l'ensemble tant bien que mal, ne donnent guère un sentiment de bien-être.

Cette mauvaise blessure va prolonger , certes, ma permission en France. Mais je me doute que là-bas, à Rabat, au secrétariat du 2eme Bureau de L'Etat-Major, la nouvelle va provoquer quelque remous. Tire-au-cul, salopard, faux-jeton : les épithètes ne vont pas manquer à mon adresse. Je le sais et je l'accepte !

Ce que je ne peux admettre, c'est de retrouver l'affreuse dépendance du militaire qui doit tout accepter sans jamais rien dire. Ironie du sort ! Jouir d'une permission à 3000 km de ma garnison, après un an de séparation, et me retrouver dans l'ambiance d'une caserne, même si on la nomme Hôpital, dans une chambre commune à relents pharmaceutiques, à moins de 6 kilomètres de chez moi, avoue, ma chère Mimi, que c'est la déveine la plus crasse.

J'ai l'épiderme à rebrousse-poil devant la chicanerie des paperasses administratives – rien que pour avoir mes trois repas je dois m'inscrire, jour par jour, au service des subsistances sinon je suis censé m'alimenter à Rabat--. Le j'men foutisme des infirmiers et des majors, l'incurie et l'égoïsme des mecs de la chambrée, la saleté repoussante des locaux : je broie du noir.

Tu me diras : - Mais tu as ta famille, des copains ! Le sort est contre moi. Les travaux étant terminés dans la véranda, la famille est partie pour 15 jours dans les Vosges et les copains ont d'autres chats à fouetter.

Je laisse traîner les heures entre le repas de midi qui est servi, tiède, à 11 heures et celui du soir, livré à 17 heures.

Inutile de préciser qu'ils n'ont rien de gastronomique, loin des services de la cantine de Rabat. Je rêve d'un couscous comme on le faisait là-bas, du vin rosé de la région de Meknès qui gouleyait parce qu'il était frais. Ici c'est de l'eau, rien que de l'eau tiède et le matin, un café jus de chaussettes qu'on n'ose même pas servir à l'Armée du Salut.

Je ne parviens même pas à me plonger dans lecture pour oublier mon triste sort. Les revues qui circulent, pages froissées ou graisseuses, sont soit des magazines d'amourettes sirupeuses, des « confessions vraies » qui n'arrivent pas à la cheville des « Veillées des Chaumières », soit des revues pornographiques qui proposent des chairs nacrées et des formes opulentes à de pauvres types, malades ou blessés, qui croupissent sur leurs grabats.

J'ai demandé le passage du bibliothécaire de service – car il n'y a pas une seule femme dans ce foutu hosto où je m'attendais à rencontrer, tout de même, d'appétissantes infirmières --.

Il m'a apporté, dans une caisse rafistolée, des policiers de bas étage et un roman de Graham Green « le Ministère de la Peur » que je suis pas parvenu à lire jusqu'au bout. Certaines pages m'ont paru ténébreuses, peut-être trop profondes pour mon esprit superficiel et l'attitude du personnage principal, Arthur Rowe, manque de logique. J'ai cru avoir à faire avec un maniaque à demi-fou. As tu lu ce roman ? Si oui, dis moi ce que tu en penses !

En attendant le plaisir de te lire, salut d'un pauvre pensionnaire des services de Santé de l'armée française qui en a plein les roubignoles. ( Excuse ce vocabulaire mais c'est celui qui est utilisé couramment ici et c'est encore le plus correct)

Pierre