De nouveau au Maroc |
![]() |
![]() |
Mardi 22 septembreMa chère Mimi Ouf ! Me voilà hors de cette caserne à souffrances. Je ne l'espérais plus. Le major était sans doute parti en vacances car on le voyait plus et les internes de service n'osaient pas signer l'ordonnance de sortie. Même les militaires décédés – il y en a au moins un par semaine – attendent à la morgue l'autopsie obligatoire qui leur permettra d'intégrer leur dernière demeure.
Tu parles, pour eux, çà doit leur être parfaitement égal de se trouver ici ou là. Pour moi, c'était très important de me retrouver dehors. Je suis sorti par un après-midi ensoleillé. Muni des paperasses, signées, paraphées, tamponnées par les scribouillards des services de santé, je suis sorti par le grand portail, dans la rue de l'Hôpital Militaire, ébloui à la fois par la lumière et emporté par le flot tumultueux de citadins qui battait de son ressac les vitrines des magasins. Que de femmes élégantes, que de jolies filles, pimpantes, avec des jupes à fleurs, finement resserrées à la taille, comme le veut la mode d'aujourd'hui. Ce sont des provinciales, mais habillées avec élégance, dans leur démarche déhanchée, avec un port de tête royal. Mince ! Durant ces journées cafardeuses, j'en avais perdu le souvenir. Tu sais, Mimi, les filles, prennent de plus en plus d'importance dans ma vie de jeune homme, coincé dans des complexes judéo-chrétiens, où les rapprochements de l'un et l'autre sexe, ne visent que le mariage et le souci d'avoir des enfants. J'ai toujours baigné dans une pudibonderie qui flirte avec la bondieuserie. Ces liens qui m'étouffent, je cherche à les desserrer sans toutefois trouver le noeud libérateur. As tu des conseils à me donner là-dessus ? Dans la chambre que j'occupais, à l'Hôpital Militaire, à côté de gendarmes malades ou de troufions blessés comme moi dans des accidents sans importance, se trouvait un type qui se faisait appeler Mike ou Michael. C'était un drôle de loustic qui en connaissait des façons de séduire les filles et qui n'était pas avare de détails sur la question. Ca faisait rire les gendarmes, mariés et pères de famille pour la plupart. Pour ma pomme, çà m'ouvrait des horizons. Il venait d'avoir 20 ans et revenait de Corée où la guerre avait commencé en juin 1950, lorsque les troupes communistes avaient lancé une attaque surprise sur le 38ème parallèle qui séparait la Corée du Nord, épaulée par la Chine et l'URSS, de la Corée du Sud occupée par les Américains. C'était l'un des premiers épisodes sanglants de la guerre froide entre l'Occident et les pays communistes. Le prénommé Mike que son père avait mis à la porte, du côté de Bully les Mines, s'était engagé pour l'Indochine comme EVDA ( engagé volontaire par devancement d'appel comme le veut le jargon militaire). Je ne sais pas comment il s'y était pris puisqu'à l'époque il n'était pas majeur. Or, pour l'Indochine, il fallait obtenir l'autorisation paternelle. Bref, il s'était retrouvé dans les services d'Intendance de l'armée française à Saïgon et avait quelque peu trafiqué avec des commerçants chinois. Ce qui lui avait valu quelques ennuis avec la Justice Militaire. Comme c'était un garçon, qui, comme les chats, retombait toujours sur ses pattes et se tirait de toutes les situations avec adresse, il entendit parler d'engagement pour le bataillon français de l'ONU de Corée. Il sauta sur l'occasion, encaissa la prime qui devait être très généreuse et se retrouva, avec un millier d'autres français, dans les rangs du 23ème Régiment d'Infanterie intégré à la 2eme Infantry Division de l'armée US, à Fusan. Je ne sais pas pourquoi je te raconte tout çà mais tous ces détails me sont restés en mémoire car ce type, débrouillard et malicieux, me fascinait. J'aurais voulu être comme lui, confronté à la grande aventure, même si elle était risquée. Il était plein aux as et sortait de la poche de son blouson américain des liasses de dollars. Sapé dans un uniforme que n'aurait pas renié un général de chez nous, avec des chemises impeccables et des pantalons de coton beige qui gardaient le pli, une semaine durant, il n'avait aucun galon. Simple 2ème classe. Ne me demande pas pourquoi il était revenu en France, abandonnant les hommes du général Monclar qui commandait ce bataillon français de l'ONU et pour quelles raisons il était soigné à Lille. Il n'en a jamais parlé et il avouait, sans honte ni regret, qu'il n'avait participé à aucune bataille, ni tiré aucun coup de feu durant son séjour en Corée. Mais, sans mauvais jeu de mots et sans que tu t'en formalises, des coups il en a tiré dans les maisons closes d'Indochine et les bordels de Séoul. Il en connaissait un rayon sur les moeurs de ces lieux et des habitudes de ses occupantes. Je crois que, là-dessus, il battait Joseph Kessel et Francis Carco, des spécialistes en la matière. Finalement, je pense qu'il était traité à l'Hôpital Militaire pour une infection vénérienne assez grave mais sur laquelle il restait muet.. Je l'ai quitté sur une poignée de main et je ne saurai jamais ce qu'il est devenu. Je termine ici car mon père me réclame. Il a pris un jour de congé et il s'est lancé dans la peinture de la salle de bains enfin terminée. Travail ! Boulot ! Il n'a que ces deux mots à la bouche. Me voilà rivé au pinceau pour le reste de la journée. Vivement la fin du mois qui me verra à Marseille, au D I M du camp Ste Marthe, pour le retour à Rabat où m'attend un accueil glacial, je suppose, vu que je reviens avec trois semaines de retard. Je t'enverrais des nouvelles de là-bas. Bises Pierre Lundi 15 octobreDieu merci, çà s'est bien passé. J'ai embarqué sur le « Koutoubia », un superbe paquebot aux dimensions colossales, peint en gris clair et bordé de rouge sur toute sa longueur. Je suis parvenu, direct, aux 1ères classes, débauche de tapis moelleux et de lambris vernissés, avec des chromes partout et des vitres étincelantes. Mais ce n'était pas pour la traversée Marseille Casa via Tanger. Simplement je me rendais à la messe dite dans le salon-bar en ce dimanche d'octobre et les passagers de 4ème classe étaient admis.
J'ai décortiqué 3 ou 4 kilos d'haricots verts extra-fins – rien n'est assez fin pour les fines bouches des premières à 28 000 f par tête de pipe – et ensuite j'ai étalé des anchois un à un pour la décoration des plats. Il était bien 15 h et je crevais littéralement de faim. Avec la furie d'un sauvage qui n'a pas mangé depuis trois jours, je me suis précipité sur les immenses tourtières qui revenaient des restaurants. La plupart des plats n'avaient pas été touchés. J'ai dévoré des biftecks larges comme deux mains, du veau lardé, des céleris rôtis et des rougets baignant dans une sauce divine. Tout en remerciant le maître coq qui me regardait bâfrer. Poussé par la gourmandise, j'enfilais au dessert des bananes flambées, des éclairs au chocolat et la moitié d'un litre de glace au cassis. En sortant de table, je pensais éclater. Deux heures plus tard, en dansant sur les méchantes vagues du golfe du Lion, j'ai tout rendu dans les toilettes. Les gus, militaires comme moi, mais qui partaient pour le Maroc en second contingent, sans le plaisir de mon festin, le faisaient aussi car la mer était vraiment mauvaise. Jusqu'à Tanger, je suis resté couché, par prudence. J'ai à peine entrevu le roc nu de Gibraltar dominé par la fameuse citadelle et de l'autre côté , au sud, la rive marocaine, aride et flamboyante sous le pinceau éblouissant du soleil levant. Je ne vais pas te décrire la rade de Tanger, un cadre splendide, des immeubles de 10 et 15 étages d'un blanc superbe. L'eau de la rade dort alors que derrière la jetée, l'océan Atlantique se démène furieusement et crache des postillons qui s'élèvent en fumerolles blanches. Les militaires sans galons sur les épaules sont interdits de descente à terre. Ca n'empêche pas le trafic car les cigarettes blondes sont à 60 f le paquet, les briquets qui font appareil photo à 450 f, les chemises de soie pratiquement pour rien et tout le reste, appareils photos et postes transistors, pour une bouchée de pain. Les occupants des premières et deuxièmes classes font des affaires et reviennent à bord, accompagnés de « chaouchs » c'est à dire de porteurs arabes, chargés comme des mules. Ils sont malins, ces pauvres gars, car dans les plis de leurs gandouras, ils dissimulent des montres et des bricoles dites de luxe qu'ils marchandent avant de redescendre à terre. Mais les acheteurs seront vite déçus. Le lendemain la montre ne marche plus et le briquet ne fournit plus d'étincelle. J'ai eu la bonne idée de tout refuser. Je n'ai pas été le pigeon. Et je n'avais pas le pognon ! Nous sommes arrivés en rade de Casablanca à l'aube. Le « Koutoubia » a fait le bouchon avec d'autres cargos en attendant l'ouverture du port. Pénible ! Lors du débarquement, quatre heures plus tard, je retrouve le Maroc irradié de lumière, les maisons blanches et les rocs rouges, les Arabes déguenillés ou vêtus de djellabas rayées. Mais ce n'est tout de même pas pour moi , ces oriflammes, ces drapeaux qui claquent au vent, ces policiers en grande tenue, ces cavaliers et ces chasseurs d'Afrique rangés comme à la parade. J'apprends – le bouche à oreille va très vite en Afrique – que le nouveau Résident général, le général Guillaume va débarquer avec nous pour prendre ses fonctions. Il était à bord et je ne le savais pas. Peut-être qu'il a mangé mes haricots verts épluchés et avalé mes anchois savamment rangés ? J'ai manqué de flair car en bon journaliste, je me devais d'aller l'interviewer, un « scoop » de première qui aurait lancé ma carrière. Mais je ne crois pas aux contes de fées même s'ils sont si flatteurs aux oreilles de ceux et celles qui les écoutent. C'est comme les promesses des candidats aux élections législatives ou cantonales. Je me souviens de l'un d'entre eux, lors d'une réunion de campagne pour le Conseil Général du Nord, qui proclamait : « Vous pouvez voter pour moi en toute confiance. Je ne suis pas d'une noble naissance, je n'appartiens pas à la classe des financiers ou des industriels du textile, je ne suis pas soutenu par un parti. J'ai démarré dans la vie avec ma seule intelligence, c'est à dire avec rien ! » Personne n'avait ri. Et pourtant c'était énorme ! Encore plus étonnant. A l'Etat-Major, à Rabat, où je m'attendais à des reproches amers, je suis accueilli comme l'enfant prodigue de l'Evangile. On me demande des nouvelles de mon pied. On me fournit un résumé de tout ce qui s'est passé depuis mon départ pour la France. Tout juste si je n'ai pas reçu de fleurs des mains des AFAT du service. Je m'arrête sinon je vais devenir lyrique. Je t'embrasse et j'attends de tes nouvelles. Pierre
|