Garde-souris |
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Le 24 décembreMa chère Mimi, Finalement je ne suis pas allé en prison. J'ai bien écopé de 20 jours pour impertinence mais on ne m'a pas flanqué en cellule avec les Sénégalais qui ont provoqué une bagarre monstre au Foyer du Soldat, ni avec les quelques troufions qui sont passés au Tribunal pour avoir volé ici et là.
Finalement c'est un mal pour un bien et on peut dire que le pire n'est jamais sûr. Je me faisais du mouron pour rien. Bien sûr le capitaine doit me garder un vif ressentiment pour être consigné dans sa piaule depuis le passage du général. Mais je crois qu'on va lever sa punition pour les fêtes de Noël. En tous cas, je l'ai évité jusqu'à présent et je m'en trouve bien. Donc pour moi la sanction consiste à être garde-réfectoire de jour comme de nuit. A moi de ramasser les gamelles et les couverts après les repas principaux, de les laver à l'eau chaude avec une sorte de soude et de les essuyer pour les replacer sur les tables aux moments opportuns.
De plus je suis commis à ramasser les poubelles du camp, de les vider dans un Dodge qui sert de camion d'ordures pour les balancer ensuite dans une sorte de cratère à deux kilomètres du camp. Ca me fait sortir de ce trou à rats désertique hérissé de baraques autour d'un mât où flotte le drapeau tricolore. Je me sens libre ! Mais c'est lors de cette sortie quotidienne que je ressens la plus grosse émotion : à peine suis-je descendu du véhicule qu'une nuée de petits marocains, pieds nus et en guenilles, dévalent les pentes de la crevasse pour se jeter sur les détritus, les trier en vitesse et recueillir dans un mauvais sac les plus comestibles. Je n'ose pas leur dire - d'ailleurs ils ne me comprendraient pas - qu'ils vont être malades à manger cette nourriture infecte, qu'elle sent mauvais et que les mouches la rendent encore plus nuisible. J'en ai les larmes au bord des paupières quand je vois ces fillettes aux grands yeux qui brillent comme des olives noires, agiles comme des chèvres, sauter d'un monceau d'ordures à un autre pour dénicher une boîte de conserves souillée, un morceau de tissu déchiré ou des immondices. Hier, j'ai ramassé le maximum de pain et de fruits qui n'avaient pas été mangés par les hommes de troupe au réfectoire et je l'ai distribué à ces pauvres gosses faméliques qui s'accrochaient à mon treillis. A quelques jours du 25 décembre, j'ai joué les Pères Noël en kaki mais le chauffeur du camion m'a reproché mon geste. Il m'affirme que les jours suivants toute la population du douar à trois kilomètres va se ruer ici dans l'espoir d'une autre distribution et qu'on ne va plus être maître de la situation. Si le capitaine Piron apprend çà je suis bon pour 20 jours supplémentaires pour grivèlerie d'aliments appartenant à l'armée. Dans la situation présente, je ne crains plus rien et je bénis le ciel d'échapper aux mesquineries et aux vociférations des sous-off de service qui continuent de former les jeunes conscrits à la marche au pas cadencé et au demi-tour droite dans la foulée. Je te quitte ici en te souhaitant un joyeux Noël avec tes collègues de l'Etat Major, avec l'espoir d'une perm de 48 heures pour m'évader de ce camp, l'évasion étant, tu t'en doutes, l'unique pensée de tout prisonnier. Bises. Pierre
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