La route est longue |
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Mardi 6 septembreChère Mimi Aujourd'hui c'est mon anniversaire mais nous n'aurons pas l'occasion de le fêter car nous sommes pressés par l'horaire. C'est comme dans le Tour de France. Le peloton s'abandonne au farniente le jour de repos. Et je n'ai pas le plaisir de te lire en ce moment puisque tu ne sais pas où adresser mon courrier. La poste restante c'est très aléatoire.
Bref résumé des jours précédents : A St Victor nuit calme après Ce jour là nous avons souffert plus que les autres jours. Pour rallier le Havre nous roulons face à l'Ouest, soufflant la tête baissée dans les épaules car le vent nous prend plein nez. Nous roulons sur une route insensible qui fuit sans cesse devant nous, monte, descend, s'allonge sur Chaque coup de pédale est une souffrance. Nous parvenons aux " Palmiers ", un hôtel-restaurant, du Havre, tenu par l'oncle Geo et son épouse. Mais ils ne sont pas là. Ils sont dans leur maison de campagne à Angerville, à Coup de barre ou plutôt coup de bambou car le premier menu est à plus de Nous dénotons, dans ce cadre très chic et des convives bien habillés avec nos tenues de crève-la-faim : pas lavés, sales, les cheveux en bataille, en culotte courte et chemise chiffonnée. Tu vois le tableau. Les serveurs ont été impeccables. Ils nous ont servi, en habit, comme si nous venions de la cour de Versailles. Nous avons repris la route, l'estomac bien calé, pour " les Hêtres ", la résidence de l'oncle Geo et sa femme Jacqueline. Nous avons été reçus à bras ouverts. Le soir, nouveau repas de gala avec vins fins et moult petits verres de calvados. Si je me suis écroulé sur un lit moelleux, c'était autant de fatigue endurée que d'ivresse inopinée. Mon compagnon de route, lui aussi, avait sa cuite. A 2 heures du matin, la soif me dévore. Je descends à pas de loup pour me rendre au puits dans la cour car la cuisine est fermée à double tour. Je laisse glisser le seau pour le remonter rempli d'eau fraîche. Je bois à grandes goulées. Quel délice cette eau qui coule dans l'estomac et qui me parait même sucrée ! Je confesse mon maraudage le lendemain matin, dégrisé : -- Pierre, tu n'as pas bu l'eau du puits ? demande Jacqueline, angoissée. -- Si, elle était très bonne et j'avais tellement soif ! -- Mais elle est saumâtre. Et pleine de rats morts à la surface. Tu n'en as pas remonté, dans ton seau ? J'ai fait la grimace mais je n'ai pas été malade. L'alcool çà tue les miasmes. J'arrête là le récit de notre épopée cycliste, en trois étapes. J'espère que tout va bien pour toi , en Allemagne. Tu dois découvrir de beaux paysages, de l'autre côté du Rhin ? Bises Pierre Samedi 10 septembreMa chère Mimi Nous avons attaqué la seconde partie de notre itinéraire dès le lendemain, encore bien fatigués autant par les repas et les boissons fortes que par les efforts des trois premiers jours. Il s'agit, à présent, de rejoindre Nantes où habitent des parents de Jean. Ils ont promis de nous recevoir Par St Romain, nous rejoignons la route qui nous mène au bac de Berville, seul moyen de traverser la Seine. Le fameux pont de Tancarville est toujours dans les cartons. Le fleuve vient effleurer de hauts et magnifiques murs calcaires et il coule lentement puisque sa pente n'est plus que de Les coassements de corbeaux et les cris des oiseaux sauvages qui nichent un peu partout nous cassent les oreilles. Le bac qui nous reçoit mugit comme un bateau de haute mer. Un vrai festival de bruits discordants mais plus agréables que les hululements des sirènes pendant les alertes de la dernière guerre ou ceux des usines qui appellent les équipes au boulot. Avant Honfleur une surprise : dans un virage, un camion a dérapé et s'est encastré dans la façade d'une maison, deux minutes avant notre passage. Nous donnons un coup de main pour sortir la femme et les enfants heureusement indemnes. Mais les bols de café sont renversés sur la table disloquée et les chaises sont en morceaux. Le bahut s'est ouvert et laisse apercevoir son contenu de serviettes, de nappes et d'ustensiles divers. Je me souviens de ce qu'on voyait, dans les immeubles béants, après les bombardements de l'aviation alliée. La vie intime d'une famille se présentait à vous d'un seul regard presque indécent. Dans le cas présent, rien de grave. La maîtresse de maison remercie les gens qui l'ont tirée de ce coup du sort en versant une rasade de calva dans les bols qui ont eu la vie sauve. Du calva sur le coup de 10 heures du matin, çà décoiffe mais çà coupe les jambes. C'est en flageolant quelque peu que nous grimpons, une heure plus tard, les marches de la basilique de Lisieux, debout et presque pimpante dans un décor de ruines. Les bombardements ont fait rage pendant des jours et des jours après le débarquement du 6 juin 1944. Tout autour ce ne sont que des baraquements de bois plus ou moins bien ajustés. Mais le commerce n'a pas perdu ses droits dans ce haut lieu de pèlerinage. Partout, des étalages, des éventaires, des tréteaux en plein vent, sur les trottoirs qui proposent des chapelets, des médailles, des ex-votos, des souvenirs plus ou moins tordus, des broches et des colliers, tous à l'effigie de Ste Thérèse. Pauvre petite sainte, si modeste, si discrète et si humble ! Que doit-elle penser de cet afflux de touristes qu'on n'ose pas appeler pèlerins qui se précipitent dans les restaurants rafistolés pour baffrer et écrire fiévreusement des cartes postales ? Pieuses pensées de Lisieux. Ah ! oui ma chère Mimi, à voir ce trafic on voudrait imiter Jésus qui chassait les marchands du temple à coups de fouet. Nous voici de nouveau pédalant dans cette riante vallée d'Auge, dans une succession de bois touffus et d'herbages où paissent ces fameuses vaches normandes dont le lait donne ces fromages si odorants comme le camembert, le livarot ou le Pont Lévêque. Précisément, je roule derrière le vélo de Jean qui en a acheté un et l'a mis dans sa sacoche. Elle embaume et j'en prends plein les narines. Vivement ce soir qu'on en garnisse nos tartines. Auparavant il faut traverser la région de Falaise. Les traces de la bataille qui s'est livrée là en août 44 sont encore visibles. Quelle désolation ! Le sol est encore calciné, quatre ans après et dans les fossés gisent des carcasses rouillées de half tracks, de motos, de tanks témoins des furieux combats que se livrèrent Canadiens et Allemands, piégés dans la poche de Falaise. Il parait que 50 000 Allemands furent capturés par l'armée de Patton venue en renfort.. Les arbres dressent vers le ciel des moignons décharnés et des troncs sans tête. On n'ose imaginer combien de jeunes hommes d'un camp et de l'autre ont perdu la vie dans ce décor d'opérette avant que la guerre ne vienne tout saccager Falaise a marqué la fin de la bataille de la Normandie 1944. Là nous voyons pour la première fois, la borne symbolique de la " Voie de la Liberté " qui jalonne la France des plages normandes jusqu' à l'Alsace et la Lorraine. Je te quitte là-dessus, ma chère Mimi en te donnant rendez vous du côté de la Loire Inférieure et de l'Atlantique. Ca te changera des bords du Rhin. Je t’embrasse. Pierre
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