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Aventure à Agadir Imprimer Envoyer

Vendredi 9 Novembre

Chère Mimi

Me voila rentré après mes 4 jours de permission et mes 1500 km d'aventures. « L'appel du Sud » n'est pas seulement un slogan. Pour moi, il répond à une attraction impérieuse vers ces pays de lumière et ces immensités de sable, à la lisière du Sahara.

 

Je ne pouvais pas prétendre avoir vécu au Maroc sans être allé vers ces fières kasbahs accrochées au flanc de ces falaises de rocaille comme des nids d'aigles et sans avoir vu « la perle du Sud », cette merveilleuse ville de Marrakech, l'impériale, qui surgit comme un joyau dans l'écrin naturel des montagnes du Haut Atlas.

Lettresanciennes017Je n'ai pas été déçu. J'ai même été comblé malgré les aléas de la randonnée car je partais un peu à l'aventure, n'ayant que 2000 f dans le portefeuille et ne sachant pas du tout où j'allais aboutir.

J'ai donc fait de l'auto-stop, après Casa que je quittais alors que grondaient les émeutes, les premières du genre, embrasées par les propos incendiaires de « l'Istiqlal », parti de l'Indépendance.

Une camionnette m'emmena jusqu'à Médiouna, en plein bled . Puis un policier de la route, qui passait par là, me conduisit à Settat. Près de là j'ai découvert l'immense camp de Nouaceur, la nouvelle base américaine, véritable fourmilière de militaires et d'aviateurs de l'U S Air Force.

Des centaines de maisons et de hangars préfabriqués, posés comme des joujoux sur une plaine rase comme la main et des pistes d'envol, longues à n'en plus finir.

Ils sont forts ces Amerloques. Ils sont devenus les maîtres du monde et tiennent la dragée haute aux puissances de l'Est, URSS et Chine réunies, qui doivent, de leur côté, pousser à fond leur potentiel militaire.

Que cela va t-il donner dans les prochaines années ? Ca va être comme en 1938, quand les conscrits ont été rappelés, et de nouveau mobilisés en 39 pour se taper 5 ans de captivité. Merci ! Je ne tiens pas à passer mes années de jeunesse sous l'uniforme ; même s'il est chic comme celui des G.I.

Après la traversée du désert de Ben Guerir (49 km d'une route toute droite, rigoureusement rectiligne, sans un arbre, ni une bicoque, la plaine nue dans toute son horreur), voici Marrakech. Voilà un patelin qui n'a pas volé sa réputation.

J'arrive juste au coucher du soleil. Le couchant flamboyait au travers des palmes. Le fin minaret de la Koutoubia se profile sur la toile de fond du Haut-Atlas, aux sommets encapuchonnés de neige. C'est féérique !

Je ne me tiens plus de joie face à ces larges avenus, bordés d'orangers et de citronniers, de maisons de pisé ocre. La ville européenne a beaucoup de cachet. Elle se nomme le Gueliz et s'étend hors des remparts sur plusieurs kilomètres. Les gens du Protectorat avaient vu grand.

Lettresanciennes014La ville indigène, c'est la médina corsetée dans une enceinte à l'andalouse, au pied de la Koutoubia, minaret de 70 mètres, à la fois robuste et élancé, chef d'oeuvre de l'art hispano-mauresque. J'arrive sur la place Djemaa el Fna, attraction irrésistible, célébrée de toutes parts, dans les guides et les morceaux de littérature.

Je me perds dans cet immense et éternel marché volant, ces souks surchargés de marchandises de toutes origines, ces marchés aux puces permanents, installés dans des baraques en bois qui menacent de s'effondrer à tout instant.

C'est aussi un théatre de plein air, au spectacle continu, avec les cracheurs de feu, les danseurs ailés, les conteurs dont les hurlements parviennent à couvrir la rumeur profonde qui monte d'une foule en perpétuel mouvement.

Je vais te l'avouer. J'ai commencé à avoir peur. Etourdi par les clameurs et l'agitation, inquiet par les allures louches d'oisifs qui se proposent comme guides, je me laisse porter dans les courants qui m'entraînent de plus en plus loin.

Mais là , je réalise que je suis le seul Européen et qui plus est, en uniforme de l'armée française, de moins en moins appréciée sur le territoire du sultan Mohammed V, même s'il est en conflit avec le Glaoui, pacha de Marrakech.

Nombre d'indigènes qui me croisent me regardent d'un air hostile, me bousculent, et dans ma tenue d'hiver, mal venue dans ce coin surchauffé du sud marocain, je commence une épreuve de sudation guère agréable.

J'ai préféré abréger ma visite des souks et regagner en vitesse le camp Mangin où l'on m'a dit, sans plaisanter, que pénétrer seul, en tenue de drap kaki, dans la médina de Marrakech, relevait de l'exploit.

Certains se sont retrouvés en slip, dépouillés de tout ce qu'ils avaient sur eux. Je m'aperçois, d'ailleurs, qu'on m'a volé ma paire de lunettes de soleil. Comment-ont-ils fait ? Je l'avais placée dans la poche supérieure de mon blouson, et elle était boutonnée. Finalement, je m'en suis tiré à bon compte.

Comme je pense avoir la baraka pour le moment, je cherche un moyen pour descendre encore plus bas, du côté d'Agadir. Je m'endors, recru de fatigue quand on me réveille brutalement sur le coup de 22 heures.

-- Oh ! C'est toi, le gars du Train qui voulait descendre dans le Sud ! Il y a un camion qui fait la liaison avec un Goum (unité de supplétifs berbères) et il faut un convoyeur européen. Dépêche-toi !

Je boucle mon sac marin. J'arrive au bureau qui me délivre un laissez-passer. Quelle occasion inespérée ! Le camion de la C T M est là, moteur tournant, aligné avec des dizaines d'autres qui vont partir, bourrés d'armes et de munitions pour les postes installés à la lisière du désert. Le 2ème Bureau, celui du Renseignement, doit craindre une extension des émeutes. Et dans le Sud çà part comme un pétard.

Mon chauffeur est un Arabe aux lèvres épaisses qui laisse tomber trois mots en français : -- Toi, y aller ? L'autre, est également arabe mais ne connait pas un mot de ma langue. Il est en loques, sale, et remplit les fonctions de graisseur.

Je n'ai pas compris quelle était sa nécessité. Ce sont des civils de la Compagnie de Transport du Maroc –mais à quoi servent les GMC des compagnies du Train, briqués à grands coups de chiffons tous les matins ? --.

Oh ! là là dans quelle aventure , je me suis encore jeté. ? Je m'installe comme je peux sur la banquette. Hop ! C'est parti. Les phares du camion Ford ouvrent une tranchée jaunâtre dans la nuit noire. Très vite, le vieux moteur refoule de lourdes vapeurs d'huile brûlée dans notre étroite cabine. Je pique un roupillon. Salut ! A la prochaine lettre ?

Bises

Dimanche 11 Novembre

Ma chère Mimi

Je profite du répit que me donnent les cérémonies du 11 Novembre pour te raconter la suite de mon épopée dans le sud marocain. Je suis d'astreinte au bureau et jusqu'à présent, aucun message n'annonce un soulèvement quelconque.

Les autres gus de la 32ème compagnie défilent donc avec les Chasseurs d'Afrique, les Tirailleurs sénégalais, les Légionnaires et tout le saint frusquin, des militaires bien entraînés, en attente du départ pour l'Indochine.

Je suis toujours dans mon camion qui, péniblement, attaque, les derniers contreforts du Haut-Atlas. Virages sur 41 km. Le soleil tarde à venir et, dans l'aube blafarde, je me vois dans le rétroviseur, avec une mine de papier mâché, les traits tirés, visage barbouillé de crasse et de fumée d'huile.

Lettresanciennes015L'aventure, c'est bien, au cinéma, bien installé dans un fauteuil. Sur la banquette de ce camion pourri, je souffre de crampes dans les cuisses et j'ai mal aux fesses. Heureusement le spectacle est fascinant. Des caravanes de dromadaires, chargés de ballots immenses, bêtes magnifiques aux muscles déliés et au pelage café au lait nous croisent. Ils remontent des marchandises (du sel ?) vers les douars et sont suivis d'ânes, tout aussi chargés, trottinant, de pauvres bourriquots sur lesquels les convoyeurs, à pied, tapent à coups de lanières. C'est révoltant. Ca me fait oublier mes courbatures.

Tout à coup, catastrophe ! Le radiateur lance un jet de fumée blanche. Le chauffeur, inquiet par un bruit de ferraille, stoppe et ouvre le capot. La tubulure du radiateur a cédé et elle est tombée sur les pales du ventilateur qui se sont rompues. Nous voilà immobilisés en plein bled, cernés par des arganiers broussailleux et recroquevillés, dévorés par des chèvres noires qui grimpent dans leurs branches tordues.

Le chauffeur qui doit se connaître en mécanique comme moi en soudure autogène, entreprend de bricoler une réparation de fortune. Le graisseur, lui s'est allongé sous le camion, à l'ombre, car le soleil commence à donner de tous ses rayons. J'ai dormi durant deux heures sur la banquette, le sac marin en guise d'oreiller.

Nous sommes repartis à 40 à l'heure, le capot entr'ouvert puisque le ventilo ne faisait plus d'usage et après avoir versé nos bouteilles d'eau dans le radiateur presque à sec. Le moteur crachait l'huile par tous ses pores.

Je ne sais pas comment nous sommes parvenus à atteindre Agadir en dégringolant la route en balcon qui domine l'Océan. Heureusement que la route descendait. Le paysage était splendide. On se serait cru sur la Côte d'Azur, les rochers rouge et ocre basculant dans l'eau bleue ourlée de friselis blancs.

Je reste muet d'admiration. Capitale du Sous, Agadir se transforme en une capitale touristique grâce à sa plage exceptionnelle de plus de 6 km de sable fin et à ses 300 jours d'ensoleillement annuel.

Quand j'arrive, avec le camion, au ras des flots, c'est la ville européenne, en pleine effervescence car on construit partout : des hôtels superbes, des résidences de crépi rose, des immeubles building. De larges avenues sont tracées au cordeau, bordées d'une double rangée de palmiers.

La ville arabe, s'appelle le Talbordj et s'étage sur la colline qui domine la baie (NdA : le 29 février 1960, peu avant minuit, un séisme d'une rare violence, détruisit la medina, ensevelissant sous les ruines plus de 15 000 personnes)

A ses pieds, une banlieue ouvrière où se rassemblent les 63 usines de conserve, surtout sardines et anchois. Et enfin le port, le premier port de pêche du Maroc, dans lequel se balancent barcasses et chalutiers. Ballet incessant de camions qui vomissent des tonnes de poissons de toutes tailles et de toutes espèces.

Je pense qu'Agadir, au vu de ces réalisations et de ces chantiers, au vu de sa situation exceptionnelle, deviendra l'égale de Casablanca. Ici les militaires sont bien vus. Je suis reçu à l'EMA comme un messager de la civilisation.

Le camion est déchargé de sa cargaison d'armes et de munitions et je reçois même des félicitations de l'officier de permanence.

Mais quand je lui demande le moyen de repartir pour Rabat, au terme de ma permission, il sourit, ironique :

-- Vous savez, ici, nous sommes au bout du monde. L'armée n'a pas de liaison quotidienne avec les villes du Nord, même pas avec Marrakech. Il va falloir vous débrouiller pour rentrer.

J'ai ressenti pour la première fois, ma chère Mimi, les angoisses de l'aventurier qui s'exalte d'avoir franchi les obstacles mais se heurte à un mur quand il s'obstine à poursuivre sa route. C'était mon cas. Je ne pouvais pas demeurer indéfiniment dans cette ville de rêve en attendant un hypothétique camion. Un retard de 4 jours au cantonnement et je suis porté déserteur.

Encore une fois la chance a été avec moi. Un copain m'a conseillé de rencontrer le capitaine régulateur. Il faut forcer le destin. Je me paie d'audace et arrive chez lui alors qu'il est encore au lit - il est 9 heure du matin mais il a du vivre une nuit blanche dans un des palaces de la Sté Paquet où l'on joue au poker et où on danse jusqu'à l'aube --.

J'expose mon cas. Il s'amuse de ma situation, surtout lorsque je lui raconte les déboires du camion et ma soif d'aventure. Je baratine tant et si bien qu'il me délivre un billet Agadir-Casablanca par « le Pulmann Pacifique-Sud » qui fait le trajet de nuit. Un billet d'au moins 2000 f qui me tombe dans les mains sans débourser un liard. Hourrah !

Le coeur léger, je peux jouer les touristes. Me voici en haut de la Kasbah, à 230 m d'altitude d'où je découvre un panorama sublime.

Pénétrant sur les chemins de ronde, j'arrive près d'un donjon central, près d'une grande salle transformée en café maure sur le mur duquel s'accroche une simple plaque qui indique : « Michel Vieuchange, en retour de son expédition à Smara est mort dans cette chambre le 30 novembre 1930 ».

Je me souviens de cet explorateur , né en 1904, qui parcourut la région entre l'oued Draa et la seguia El Homra, dans le Sahara Occidental, déguisé en indigène et qui pénétra dans la ville interdite de Smara.

Je ne savais pas qu'il avait quitté cette terre à l'âge de 26 ans. Il était de la trempe de René Caillé, un autre explorateur, qui s'était introduit clandestinement, dans la ville de Tombouctou et pérégriné dans le Sénégal. Celui-là est également mort jeune. L'aventure use les organismes à n'en pas douter.

Le voyage de retour a été un enchantement : installé dans un profond fauteuil, au 2ème rang, siège réglable et repose-tête, avec lumière tamisée qui tombe du plafonnier, je me suis laissé couler dans un sommeil réparateur sur 350 km. Cet autocar de luxe, quasi silencieux et au doux balancement, était le jour et la nuit avec mon vieux camion déglingué de la C M T. Mais je n'avais rien à regretter.

Je te quitte, ici, ma chère Mimi, car les copains rentrent du défilé et je les rejoins pour la soupe. Peut-être y aura t-il un petit apéro pour marquer l'armistice de 1918 ?

Je t'embrasse

Pierre