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Lundi 21 janvier

Chère Mimi

Temps détestable depuis quinze jours. Le ciel gris pèse comme un couvercle sur les terrasses de l'Etat-Major et le vent soulève les palmes desséchées qui jonchent le sol. Les « chaouchs » (serviteurs indigènes) ont beau manier le balai à tour de bras. C'est comme les feuilles mortes de chez nous à la Toussaint. On les ramasse à la pelle comme dit la chanson. Mais elles reviennent, inlassablement. A croire qu'elles font des petits en tombant.

Je reste sur les fabuleuses impressions de mon incursion dans le Haut-Atlas au début du mois. Je ne me lasse pas d'évoquer ce décor de toute beauté : les mauves, les ocres et les violets de la montagne pendant notre marche vers Asni. Puis, au fur et à mesure que nous montions, en voiture, les reflets opalins et les sommets qui étincellent de neige glacée sous un ciel d'un bleu profond.

J'ai bien repéré les lieux sur l'immense carte du 2ème Bureau : le puissant djebel Toubkal, l'Angour dont la tête carrée ressemble à un visage de Sphinx, les dents acérées du Tizerag, couchées comme par un violent coup de poing.

Lettresanciennes016Il faudra que tu viennes faire un tour par ici. Ca te changera des bords du Rhin. Je sais bien qu'ils ne manquent pas de charme de leur côté : la Lorelei, « la roche de Lore », cette sirène enchanteresse qui provoquait la perte des bateliers envoûtés par son chant. Tu vois que j'ai des lettres même si je n'aime pas du tout la musique de Wagner et sa Tétralogie.

Samedi, les officiers du 2ème Bureau ont offert un pot à l'occasion du départ pour l'Indochine de l'adjudant Debarge et pour fêter mes galons de sous-officier.

J'ai enfin été nommé maréchal des logis vu mes états de service. J'en attendais pas moins. Je te dirai, plus tard, les privilèges que ces galons apportent à un conscrit du contingent 1950/2ème qui commençait à en avoir marre de lacer ses guêtres pour se rendre en ville et d'arborer des croquenots cloutés pour aller danser.

C'est le lieutenant colonel Mairet de Tarnois, chef du 2ème Bureau qui a décidé de la petite cérémonie ? Cà m'a même étonné car c'est un homme distingué certes, mais d'une réserve et d'une affabilité lointaine. Quand il arrive le matin, il passe dans le couloir, képi bleu ciel des cavaliers, son arme, avec les gants et le stick de cuir à la main, Il ne contrôle même pas si tous les scribes sont à leur poste. Il sait qu'ils sont là et çà lui suffit.

Nous n'avons guère de rapport avec ses adjoints, le commandant Chevillon et les deux capitaines, Colambert et Perruchini, les seuls admis, avec les adjudants sous-officiers de Chancellerie, à consulter les télégrammes qui arrivent du « Service Chiffre » après avoir été décryptés.

Nous, les hommes du contingent et les A F A T du service sommes rivés à nos machines à écrire. Les filles tapent les notes de service et divers papiers, établissent des tableaux d'effectifs. Moi , je suis chargé de la presse. Je lis tout ce qui paraît au Maroc : les quotidiens locaux, les hebdos et les revues de tous bords, plus « le Monde « et « le Figaro ». Ca me prend la matinée.

Ensuite je ponds une page ou deux, résumant les faits qui peuvent émouvoir les officiers de l'Etat-Major, avec dates et références que je fais parvenir aux officiers de mon service. Ils jettent un coup d'oeil et une signature en bas de la feuille. Et pfuitt !!! Mon travail part dans les bureaux du grand chef, le redouté et taciturne général Duval, commandant supérieur des Troupes du Maroc.

Je n'ai jamais su si mon travail était apprécié. Si même il avait été consulté d'un regard négligent par l'un ou l'autre des « cinq ficelles » ( tu sais ce que cela signifie, ce sont les barrettes aux épaules des colonels et lieutenants colonels.). Ils sont tellement nombreux ici que nous sommes dispensés de saluer réglementairement tous ceux que nous croisons. Un mouvement de la tête suffit.

Bon, j'en reviens au pot amical pour le départ de l'adjudant Debarge et pour saluer mes nouveaux galons. Il y avait du whisky, du porto, des jus de fruits, des petits gâteaux et des amandes en pagaille. C'était la première fois que je participais à ce genre d'agapes avec les officiers.

Elles eurent lieu dans la grande salle occupée sur la plus grande partie des murs carrelés de mosaïques marocaines, de cartes d'Etat-Major soigneusement dissimulées derrière d'immenses rideaux rouges.

C'est là que se retrouvent régulièrement les officiers supérieurs des services et bureaux de l'E M, ces officiers galonnés et la poitrine couverte de palmes et de décorations qui viennent entendre la bonne parole des spécialistes du 2° Bureau à propos des événements du monde et surtout des soubresauts indépendantistes de l'Empire Chérifien.

Mais attention, là ; pas question de libations. Rien que des séances de travail où la prise de notes est, parait-il, interdite. Nous n'avons aucun écho de ce qui se dit dans ce sanctuaire de l'information souterraine. Ma petite revue de presse ne doit pas souvent intervenir dans les propos du Lt Colonel Mairet de Tarnois.

Pour une fois, en ouvrant la récréation qui eut lieu, samedi, il eut un mot élogieux pour mon travail. Et ensuite il salua le départ de l'adjudant qui rejoint le Corps Expéditionnaire pour les 24 mois de présence réglementaire en Indochine.

Ah ! l'Indochine. Malgré sa raideur élégante, le colonel sortit de sa réserve pour s'épancher.

Le général de Lattre de Tassigny qui avait été nommé Haut Commissaire de France et Comandant en Chef des Troupes Françaises en 1950 pour arracher celles-ci à l'humiliation venait de mourir le 11 janvier dernier. Pour notre colonel, ce fut un grand choc. Il raconta :

-- « J'ai eu l'honneur de servir dans son Etat-Major, il y a des années .J'étais jeune capitaine et j'admirais cet homme, trépidant et infatigable, qui dormait à peine, se couchait couramment à 5 heures du matin pour revenir à la tâche dès 9 heures. Sa poitrine bombée lui donnait une façade de force inébranlable.

Autour de lui régnait une étrange atmosphère d'admiration et de terreur. Il avait besoin d'être entouré mais il épuisait et souvent décourageait son entourage. Il n'avait aucun égard pour la fatigue humaine. Il faisait réveiller ses collaborateurs à n'importe quelle heure et aucun baromètre ne pouvait prévoir ses sautes d'humeur. Ses colères étaient redoutées et redoutables.Lettresanciennes023

La mort de son fils Bernard, lieutenant à 23 ans, tombé lors d'une attaque du Vietminh, dans le Nord Tonkin, déclencha son cancer qui l'a définitivement vaincu au début de ce mois. Que va devenir, à présent, l'Indochine ? »

Nous nous sommes regardés, interdits et muets. Les gars du contingent avaient failli partir là-bas, à la demande du général Koenig. Les militaires de carrière, eux, étaient considérés comme des mercenaires ? En métropole, la guerre d'Indochine avait toujours aussi mauvaise presse. Les crises ministérielles s'éternisaient et personne n'osait prendre de décision, socialistes, MRP et RPF pour une fois unis. Les lâches !

Seuls les communistes continuaient à entretenir un climat d'opposition à la présence française en Extrême Orient.

Finalement on a levé notre verre en l'honneur de l'adjudant Debarge en lui souhaitant de se tirer du mieux possible de ce « merdier ». Personne n'a prononcé ce mot mais tout le monde y pensait. Lui faisait bonne figure faisant contre mauvaise fortune bon coeur. Il ne sait même pas dans quel coin d'Annam ou de Cochinchine, il va être affecté.

Sur ces propos pessimistes, je te quitte chère Mimi en te disant « à plus tard ».

Pierre