Oui Mon Général |
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Dimanche 26 novembreChère Mimi Merci pour ta bonne lettre qui me donne de bons conseils afin de résister au mieux à cette vie de bagnard. Tu me dis que toute l'armée française ne ressemble pas à ce que connais dans le bled du Moyen Atlas. Il est vrai que nous sommes toujours en période d'instruction. Et que partout les premiers trois mois de la vie militaire sont toujours difficiles à supporter parce qu'ils rompent avec une vie civile faite de confort et d'indépendance.
A propos d'indépendance, je vais te conter la dernière : une grande revue des troupes devait avoir lieu pour le départ en Indochine d'un régiment de troupes coloniales et d'un goum - ce sont des supplétifs marocains de la montagne qui partent avec leurs ânes et leurs mulets, qui n'ont pas d'uniformes mais portent une gandourah rayée brune et beige -. Ils sont cantonnés près de chez nous depuis deux semaines. Le général Duval, commandant en chef des troupes du Maroc est annoncé avec tout son Etat-Major.
Au lever des couleurs, le jour J., le C I R est aligné au cordeau, avec sangles, ceinturons, bretelles de suspension et cartouchières. Pour la première fois nous avons touché des fusils, des mousquetons modèle 1892 qu'il a fallu apprendre en vitesse à manipuler : arme sur l'épaule, reposez arme, présentez arme, et tout le toutim. On^n'a pas fini de gagner la prochaine guerre avec un armement comme celui-là ! Les sous-off s'en donnent à cœur joie pour multiplier cette parade d'opérette qui serait amusante pour dix minutes sur la scène du théatre Sébastopol mais qui, ici, devient vite exaspérante, surtout en plein soleil et dans les rafales de vent qui soulèvent une poussière rouge de latérite. Bref ! voilà le cortège officiel qui s'annonce. Le général descend de son command-car et suivi des officiers, passe dans les rangs. Il boîte et s'appuie sur sa canne, la moustache blanche taillée au cordeau et le képi bleu marquée de deux ou trois étoiles, je n'ai pas le temps de le remarquer. Mais par un manque de bol inouï, ne voilà t-il pas qu'il s'arrête à ma hauteur, me regarde et me dit d'un ton sans aménité : -- Soldat, vous êtes sale ! Il n'a pas tort car je suis encore rouge de poussière, mes guêtres sont mal lacées et je ne suis pas rasé depuis deux jours. Je dois avoir l'air d'un traîne- savates plutôt que d'un vaillant pioupiou de l'armé française modèle 1950 -- Oui, dis-je piteusement, mais il n'y a pas d'eau aux lavabos depuis hier soir ! C'était vrai. Après avoir nettoyé les cuves en métal à force de bras et de sable, tout était devenu rutilant. Mais pour ne pas laisser de traces de salissure, le capitaine, commandant le CIR, avait fait fermer la vanne et interdiction totale de mettre les pieds dans ces lavabos dignes d'un palace parisien. -- Mais vos camarades ont trouvé le moyen de se raser, eux ? -- Oui, mon général, mais ils ont utilisé le thé de ce matin. Moi, je l'ai bu. Un éclat de rire secoue les gars qui restent au garde à vous à mes côtés. Je n'en mène pas large. Le général, lui ne sourit pas. Il se tourne vers son officier d'ordonnance et lui dit : -- Allez voir si les lavabos sont sans eau ! Il me quitte sans un sourire et continue son inspection dans les rangs. J'essuie le regard furieux du commandant d'El Hajeb, le capitaine Piron, au passage. Un quart d'heure plus tard, dislocation. Nous rendons nos armes au sergent-fourrier, un brave celui-là, qui n'est pas corse, ni pied-noir, ceux qui gueulent à tout bout de champ, qui me dit : -- Tu en as fait de belle avec le général. Bien sûr que les robinets étaient secs. Le général a mis le capiston aux arrêts pour 40 jours. Toi, tu vas en avoir autant ! L'indignation m'empêche de tout jeter par terre. Moi, en prison, pour avoir révélé la vérité. Et le capitaine qui va devoir rester au camp pendant 40 jours sans pouvoir rejoindre sa famille à Meknès ? Je ne me suis pas fait un ami, c'est le moins qu'on puisse dire. J'ai vraiment le moral dans les chaussettes. Je te dirai quel sera mon sort dans une prochaine lettre. Je t'espère en bonne forme et te souhaite plus de chance que moi en ce moment. Mais ne compte pas sur une correspondance suivie car je ne sais pas si un vaguemestre passe en prison Pierre
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