Séjour à l'infirmerie |
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Jeudi 21 janvierMa chère Mimi, Je te présente toutes mes excuses pour ne pas t'avoir adressé de voeux pour la nouvelle année. Mais je n'ai pas trouvé de papier ni de cartes illustrées à l'infirmerie où je suis consigné depuis le début du mois. Et puis, pendant tout un temps j'ai perdu la vue, incapable d'écrire et dans un brouillard permanent. Je t'explique çà plus loin.
Je ne suis plus " taulard " mais à présent catalogué " inapte " au service actif. Je te raconte le déroulement des faits. A force de ramasser les poubelles par tous les temps, surtout qu'ici sur les pentes du Moyen Atlas, il pleut, il neige et il fait un froid glacial - nous sommes à Le lendemain du 1er janvier, le brigadier chef Tanfani - encore un Corse - m'a envoyé à la corvée de chaux vive. J'ai déchargé et chargé une tonne de cette chaux dans une atmosphère suffocante, ce qui n'a pas amélioré l'état de ma gorge. Le médecin-capitaine m'a fait admettre , illico, à l'infirmerie. C'est le seul bâtiment en dur - avec les fameux lavabos - de tout le camp et pour l'instant je m'y trouve bien quoique fiévreux. Mes camarades ont été vaccinés pour la 1ère piqûre contre le typhus, la peste et d'autres maladies coloniales en passant la visite médicale d'incorporation. Tu parles, voilà plus de deux mois que nous sommes sous l'uniforme et c'est maintenant que le commandement se préoccupe de notre santé. J'ai donc échappé à la grande machinerie médicale qui a mis toutes les recrues de l'ESM sur le flanc. Dans le calme paisible de l'infirmerie, je goûte des heures douces, au chaud, en lisant quelques pages des oeuvres de Montaigne, un livre qui m'est tombé sous la main.. Outre la lecture, j'attends les soins. Quelle plaisanterie ! Tu vas penser que je me moque encore une fois de plus des imbécillités de l'armée mais, ici, on atteint, au milieu du XX° siècle, la même universelle bêtise que dénonçait Georges Courteline dans " le train de 8 h 47 ". Depuis mon entrée à l'infirmerie j'ai reçu, en tout et pour tout, quatre petites pastilles de chlorate de potasse à sucer chaque jour. Mon voisin qui souffre de dysenterie ou du moins ce qui s'apparente à des ennuis intestinaux a écopé d'une.. purge . Je n'exagère pas. Les autres alités qui souffrent de maux plus ou moins vagues se soignent à coups de cuiller de sel anglais. Incroyable ! On pourrait plaisanter longtemps sur la façon avec laquelle les infirmiers - ou du moins les préposés à l'infirmerie - tous d'origine maghrébine, prodiguent les soins aux malades qui leur sont confiés. J'ose espérer que les cas les plus graves sont pris en charge à l'hôpital de Meknès sinon les statistiques de la mortalité risquent de s'alourdir. Ils ne connaissent absolument rien à la pharmacie. Ils ignorent les dangers de la contagion, faisant boire une potion à un malade qui tousse et dans le même verre, sans le rincer, délayant un cachet pour un autre qui souffre de coliques. Normalement, le dernier patient, en guise de remède, absorbe tous les microbes de ceux qui ont bu avant lui. Heureusement j'ai appris que tous les soldats indigènes, blennorragiques ou syphilitiques, étaient consignés dans un local à part. Sinon, quels dégâts dans les rangs des bataillons qui partent pour l'Indochine. J'ai signalé ces faits au major qui passe chaque matin mais ma remarque n'a dû guère le toucher car il est reparti aussi vite qu'il était venu. Ses visites sont toujours des visites-éclair et pratiquement muettes. Il doit avoir d'autres préoccupations urgentes et particulièrement graves car il a l'air vraiment très tourmenté quand il s'arrête au pied de mon lit sans dire un mot. Deux jours plus tard :Ah ! si, cette fois il a parlé pour s'étonner de mon absence à la visite médicale d'incorporation. Comme si il ignorait ma présence dans cette infirmerie alors que les recrues du C I R M se rendaient en groupe à Meknès. Du coup il m'envoie presto à l'hôpital où j'ai exposé ma déficience oculaire. Là ce fut le bouquet. L'ophtalmo de service ma injecté des gouttes d'atropine dans les yeux pour dilater l'iris. Résultat : je ne vois plus du tout car les images ne parviennent plus à se former sur ma rétine. Il m'a renvoyé sans ménagement dans la cour de l'hosto, inondée de soleil. Quelle souffrance. Incapable de distinguer quoique ce soit à moins de deux mètres. On m'a conduit au camion du retour comme un aveugle. Ce n'est pas possible d'être traité avec cette désinvolture. Le service de santé de l'armée française est composée de salauds et d'incompétents, voilà mon opinion. Est-ce que tu la partages, toi qui fréquentes à longueur de journée les sommités des Etats-majors ? Je m'arrête ici car j'ai un mal fou à aligner une phrase correctement. Ne plus voir correctement me donne l'occasion de rester encore un peu plus longtemps à l'infirmerie où je me la coule douce. Mais je lirai toujours tes lettres avec beaucoup de plaisir. A bientôt. Pierre
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