40 jours avant la quille Imprimer


Lundi 4 février

Chère Mimi,

40 jours avant la quille ! Je veux les occuper au maximum. Comme je me permets de sortir en civil, chemise blanche, cravate foncée, pantalon sombre et chaussures basses, j'écume les bals de la localité, les samedis soirs et les dimanches.

Ceux de la Chambre de Commerce sont les plus prisés. Ils sont en général organisés par des groupements folkloriques qui regroupent les originaires de telle ou telle région.

Les Languedociens ont la cote et les Provençaux, aussi. Je n'ai pas encore eu l'occasion de voir des affiches proposant le « bal des Cht'is ». Pourtant il doit en avoir ici comme ailleurs. Mais sans doute se font-ils plus discrets ?

Donc, sur le coup de 21 heures, je me pointe, prêt à tout, à attaquer les plus jolies filles, à forcer les défenses, à baratiner pour reprendre la cavalière, le morceau suivant. Mais je dois avouer qu'il faut, dès les accords de l'orchestre, foncer comme un sprinter de 100 m pour être le premier à inviter.

Car si les filles sont nombreuses, les chevaliers servants le sont encore plus et on se bouscule pour devenir l'élu. Au départ d'une rumba, d'une samba, d'une marche et surtout d'un tango c'est une ruée folle. On déserte les chaises et les tables pour plonger aux abords de la piste de danse. Là, il n'est pas possible de s'agiter avec élégance sans jouer les auto-tamponneuses.

J'adore cette ambiance de bal de famille, où les mères qui font tapisserie, surveillent d'un oeil vigilant les ébats de leur fifille, vite grisée par le tourbillon de confetti et de serpentins.

Evidemment, il faut savoir sortir les picaillons. Car tout se vend pour l'amicale de ceci ou de cela. Les consommations, non plus, ne sont pas données. Il faut savoir ce que l'on veut. Pour le moment, je ne suis pas à sec.

Lettresanciennes019C'est lors de ces bals que j'ai rencontré Annie, une beauté juvénile de 17 ou 18 printemps, au visage de madone, toujours très entourée. Au bal des Provinces de l'Est, elle était venue accompagnée de ...14 garçons. Je suis parvenu à danser deux tangos et trois slows avec elle. Je n'étais pas peu fier.

Tu vas croire, ma chère Mimi, que je me livre à la débauche. Tu me connais assez pour savoir que je sais me freiner au moment où il faut. Je suis là pour baguenauder, pour batifoler au gré des rencontres, pour flirter un peu sans trop pousser.

Mes cavalières d'un soir me poussent à parler entre deux entrechats. Un mot d'esprit, bien placé dans la conversation me vaut la sympathie de mon auditoire. Petit à petit, je me suis fait la réputation d'un jeune homme de bonne compagnie, cultivé et jamais vulgaire. (Aie ! les chevilles commencent à gonfler).

Il est toutes sortes de folies, les folies-bergères et les folies furieuses mais les plus redoutables sont les folies raisonnables comme celles que je pratique.

Pour changer d'air, et me mettre en forme physiquement, le dimanche après-midi, j'emprunte le vélo de service – celui qui permet au chaouch d'aller chercher le sac de correspondance à l'Hôtel Central de la Poste avant la distribution du matin -- Hier je me suis rendu à l'oued Akreuch, un point de vue signalé par le guide Michelin..

Comme toujours en début de printemps au Maroc il faisait merveilleusement beau. Un ciel d'un bleu liquide. Un petit zéphyr qui courait de butte en butte. J'appuie sur les pédales.

Le plaisir m'inonde : je me souviens des randonnées entreprises avec mon ami Pierre D durant les deux dernières vacances en France : la vallée de la Loire et la Touraine aux lignes molles cernées par les rangées de vignes ; la Normandie, grasse et rebondie comme une jeune paysanne aux joues fraîches, les Ardennes, schisteuses et couvertes de sombres forêts.

Cette fois, je roule entre des rangées d'eucalyptus qui pleurent leurs feuilles de leurs rameaux tombants. Après « le lapin qui fume » ( une guinguette renommée des environs de Rabat, surtout renommée pour son coup de fusil) j'empruntais une piste poussiéreuse qui m' a mené à un hameau non précisé sur la carte.

Quatre tentes en poil de chameau d'où s'échappait une odeur à la fois odorante et nauséabonde. Le cèdre qui brûle donne cette impression paradoxale.

Des indigènes, déguenillés, qui passent en envoyant des bouffées de crasse et de sueur rancie, des ânes qui braient et des chèvres squelettiques sur la rive gauche d'un oued qui n'avait déjà plus beaucoup d'eau : voilà un spectacle auquel je ne m'attendais pas à découvrir à quelques kilomètres de la grande cité impériale.

Je n'étais pas encore au bout de mes surprises puisque en poursuivant le long de l'oued, dans une sorte d'épreuve de cyclo-cross, je suis tombé sur un autre souk, où des Arabes avaient dressé des paillotes de paille tressée. Là les coiffeurs rasaient en plein air, les bouchers découpaient des moutons, viande violacée dans un nuage de moches noires, des marchands proposaient oranges, choux et navets. Un spectacle étonnant.

A bientôt.

Pierre