Le Noël de la Marquise Imprimer

La lune montait, glacée, derrière les hauts murs de briques noires , à la limite de la ville, teintant d’argent la   sinistre bâtisse. C’était une ancienne abbaye cistercienne devenue, au fil du temps, maison d’arrêt. L’homme jeta un regard, bref, à droite, à gauche. Personne, tout était calme. Normal, une nuit de Noël. Même les matons pensent à autre chose qu’à scruter l’ombre du haut de leurs miradors. Il était vingt heures !

Juché sur l’arête du mur, hérissé de barbelés et de tessons de bouteilles brisées, l’homme lança un dernier coup d’œil à la lumière jaunâtre qui, là-bas, sourdait d’une fenêtre à croisillons. Le poste de garde. Rien ne bougeait.

Un moment, l’homme demeura immobile, fasciné par la beauté de la nuit. Pas un nuage, rien que la lumière irréelle de la lune. Une belle nuit, la nuit de Noël. Une nuit d’évasion. D’un coup de rein, l’homme bascula en se protégeant les mains et la tête des barbelés. Il se laissa glisser jusqu’au sol par le drap noué à la ceinture. La brique râpeuse lui écorchait les ongles et lui brûlait les paumes.

Il ne sentait rien de ces écorchures. Ses pieds touchèrent le sol. Il poussa un soupir de soulagement. Etreint par une joie qui lui dilatait la poitrine, il but à longs traits l’air glacé qui lui entrait dans les poumons.

-- Libre, Me voilà libre !…

A la prison, gardiens comme détenus, le surnommaient « la Marquise » Il n’avait pas l’allure efféminée, mais ce sobriquet il le devait à son air de garçon gâté, vain et beau, à ses manières distinguées, à son langage châtié qui tranchait avec le vocabulaire usuel des clients pénitentiaires.

Condamné à cinq années de détention pour émission de chèques sans provision et de filouteries diverses, « la Marquise », en ce soir du 24 décembre, venait de prendre congé de la maison d’arrêt de « Loos lez Lille ». Un bref séjour à l’infirmerie lui avait fourni l’occasion de quitter sa cellule et ses compagnons d’infortune.

Il portait des vêtements civils propres et dans les poches un peu d’argent qu’il n’avait pas dépensé à la cantine les semaines précédentes. Voilà quatre ans qu’il rêvait de passer une nuit de Noël avec les siens, avec sa femme et ses deux gosses. Il avait bien eu des permissions de sortie, mais si brèves et jamais en période de fêtes.

Dans moins de deux heures, si la chance était toujours avec lui, il serrerait dans ses bras, sa Nelly et ses deux garçons. Un vrai conte de Noël, pas vrai ?

Il se mit à courir, vers la place Thiers. On ne se retournait pas sur lui.. Il avait l’air normal, comme tous les hommes et les femmes qui déambulaient, le visage illuminé par les vitrines qui ruisselaient de lumières et de guirlandes scintillantes.

-- Ce serait merveilleux, pensait-il soudain, d’arriver comme le père Noël, les bras chargés de cadeaux. Il me faut trouver quelque chose à leur apporter.

A présent son cœur bondissait de joie à l’étouffer. Il allait au devant du bonheur, il imaginait la stupéfaction de Nelly, les yeux brillants de Patrice et de Gérard. Il se voyait déjà chez lui. Il serait tout essoufflé d’avoir grimpé les quatre étages de son immeuble sans ascenseur, les bras chargés de paquets-cadeaux. Il frapperait à la porte qui s’ouvrirait toute grande et il crierait, dans un grand éclat de rire sonore :

-- Voilà, c’est moi !

Les petits se rueraient sur lui à le renverser, l’étouffant sous leurs baisers tandis que Nelly s’approcherait, avec un regard triste mais noyé d’amour

-- Chéri, te voilà ! Qu’as-tu fait encore ?

Oui, çà ne pouvait être qu’une chose merveilleuse. C’était même trop beau. Il ne fallait pas y penser sinon tout s’écroulerait comme un mauvais rêve. Mais non, ce soir, c’était Noël et il ne pouvait qu’arriver du bonheur.

Il parvint dans le centre ville de Lille où les ampoules électriques, les réclames lumineuses et les tubes au néon de toutes les couleurs multipliaient leurs bouquets incandescents. Une vraie parade.

Devant ses yeux, éblouis de tant de fulgurantes clartés, défilaient les devantures décorées avec art et fantaisie : cristaux étincelants, sapins enneigés, vitrines noyées de longs cheveux d’anges argentés ou piquetées de feuilles de houx dont les boules rouges semblaient comme épinglées sur de somptueuses cravates.

« La Marquise » se laissait aller au gré de la cohue, grisé par cette fantasmagorie. Sur la place Rihour, le village de Noël s’était installé. Cinqu  ante petites boutiques rappelant les chalets alsaciens où artisans et commerçants proposaient victuailles, bimbeloteries, colifichets et pacotilles.

-- Je rêve, pensa t-il subitement. Mais aurais-je assez d’argent pour combler ma femme et mes petits ?

Il se laissait entraîner par le flot des promeneurs toujours à la recherche des cadeaux qui marqueraient son retour dans la cité des hommes libres et des chefs de famille sans lourd passé.

Il n’en pouvait plus de fatigue. Il n’avait pas mangé. Il avait faim. Mais il continuait sa quête parmi les mille lumières éteintes, puis allumées, clignotantes, pointillées, continues, rouges et vertes, jaunes et mauves qui glissaient, qui montaient et descendaient et ne le lâchaient plus. La tête lui tournait.

Il se décida pour un bijou fantaisie pour Nelly, une cassette audio de « chants de Noël » pour son aîné et un petit train de bois qu’on traîne au bout d’une ficelle pour le plus jeune.

Il reprit sa marche en pressant le pas.

-- Ne pas arriver trop tard. Ne pas leur faire une trop grosse émotion. Peut-être seront-ils déjà couchés ?

L’appartement de la rue Voltaire, dans l’autre banlieue où personne ne l’attendait mais où il allait faire la surprise de Noël, comme le fameux barbu à la houppelande rouge, était à deux kilomètres. Il y parvint sur le coup de 21 heures.

-- 406 408 410 : c’est là ! Le cœur lui battait très fort, encore plus fort qu’au moment de son évasion de l’infirmerie carcérale.

Un couloir s’ouvrait sur la nuit et lui soufflait au visage une haleine glaciale chargée de relents de graillons et de chou. L’immeuble ne respirait pas l’aisance et la richesse. Il eut comme un frisson : presque la même odeur qu’à la prison. Mais, ici, au moins, il pouvait se sentir libre et en famille. Tandis que là-bas…

-- Allons-y, se dit-il. Quatrième étage. Père Noël, au travail.

Il pénétra dans le couloir, appuya sur le bouton de la minuterie.

-- Halte, vous, là-bas. Ne bougez pas. Sortez vos papiers !

« La Marquise » se cabra comme s’il venait de recevoir un coup de fouet. Il se retourna brusquement, laissa choir ses cadeaux, et, les pupilles dilatées, regarda le bonhomme qui venait de l’interpeller.

-- Mmmm… bredouilla t-il

-- Police, montrez moi vos papiers..

Le rêve de Noël se disloquait, volait en éclats, écrabouillé.

« La Marquise » avait cessé de rêver, de penser aux siens, de songer aux cadeaux qui gisaient à ses pieds. Il n’était plus qu’une pauvre bête traquée, un homme aux abois, oublié de la terre et du ciel, tentant d’échapper, maladroitement, à la main d’un géant invisible qui allait le broyer.

-- Vous ne me répondez pas. Maintenant les mains en l’air.

Dans le couloir, cette voix résonnait comme dans une église. « La marquise » leva     à mi-épaules des mains qui tremblaient. Une torche s’alluma au moment où la minuterie s’éteignait et le balaya de la tête aux pieds.

Le policier, en civil, s’approcha . La trentaine, les cheveux courts, imper mastic. C’est tout ce qu’on pouvait distinguer dans l’ombre

-- C’est bien toi, Branton, Charles Branton. Matricule 200408. Hein ? Evadé ce soir de la prison de Loos. On se doutait bien que tu ne résisterais pas à l’envie de revenir chez toi pour le réveillon. Eh ! bien c’est râpé !

Le dénommé Charles Branton ne répondit pas.

Une détresse infinie s’était emparée de lui. Une rage plutôt qui empêchait les mots de passer dans sa gorge. Cà ne servait à rien de se taire plus longtemps. Il dit à mi-voix :

-- Oui, c’est moi ! Puis il hasarda : C’était pour les gosses, j’avais voulu…

-- Oh ! çà va ! coupa le policier. Moi aussi, j’ai des gosses. J’aurais aimé être avec eux ce soir. Alors, Branton ? Tu vas me suivre.

La lumière revint dans le couloir. Elle accusa les joues creuses du prisonnier évadé et révéla les larmes qui lui perlaient aux paupières.

Le silence refluait dans le couloir en vagues immenses. Une petite musique descendait du premier étage. C’était une rengaine de Noël, genre « Stille Nacht ». Le policier allait s’impatienter :

-- Alors, tu me suis ? Ce soir, je suis bon prince . Je ne te mets pas les menottes.

« La Marquise » écarta les bras et les laissa retomber le long du corps, incapable d’exprimer un désir qu’aucune parole ne pouvait rendre pleinement. Il n’y avait plus de rêve, plus de bonheur, plus d’espoir. Seulement la plus noire des réalités : retrouver la cellule, les matons, la prison.

Il jeta, dans un souffle :

-- Laissez moi dix minutes. Dix minutes seulement. Le temps d’embrasser ma femme et mes garçons.

Il suppliait avec d’étranges sanglots dans la voix.

-- Bon, allez, monte, fit brusquement le policier d’un ton qui se voulait bourru.

-- Charles Branton réagit dans l’instant. Il grimpa quatre à quatre les escaliers suivi, comme son ombre, par le policier qui pensait à une nouvelle évasion de son client.

« La Marquise » tambourina à la porte, au quatrième étage avec les cadeaux qu’il avait raflé au passage. On vint ouvrir : ils étaient là, les deux enfants et leur mère, dans un vestibule mal éclairé. Le logement était froid mais la surprise, intense. Ils écarquillaient les yeux face à l’irruption de cet homme hâve, au teint grisâtre qui demeurait, hébété sur le seuil, avec des paquets qui pendouillaient au bout des bras.

Leur surprise fut plus grand encore quand ils découvrirent, un autre homme, plus jeune , avec un imper mastic, qui se tenait, immobile, sur le palier.

-- Entrez, fit Nelly, le plus simplement du monde. Je ne vous attendez pas.

-- Bien sûr, bien sûr, répétait « La Marquise », hébété, Mais c’est moi,c’est moi !

Il ne trouvait plus ses mots tant l’émotion l’étranglait.

Ils pénétrèrent dans la salle de séjour, bien dépouillée, un petit bahut, une table, quelques chaises. Deux minuscules bougies brûlaient devant une crêche miniature, seul symbole de cette nuit de Noël dans l’humble logis qui avait oublié le sapin traditionnel.

-- Vous, vous me reconnaissez, dit-il à l’adresse des deux garçons qui n’avaient pas encore pipé mot. Je suis votre papa et je vous ai apporté des cadeaux.

-- Oh ! papa ! Papa !

Les enfants se précipitèrent dans les bras de leur père, à le bousculer.

Lui, titubait, écrasé de bonheur, chavirant comme un homme auquel on aurait donné un violent coup sur le crâne. Nelly, à son tour, s’était approchée pour l’embrasser mais devant l’homme qu’elle ne connaissait pas et qui restait silencieux, elle n’osait pas.

Une seconde plus tard, elle s’abattit, nouant ses bras autour du cou de son mari en sanglotant nerveusement.

Le policier se faisait tout petit. Il eût aimé que sa présence fût oubliée. Dans le métier, on n’ a guère l’occasion de faire du sentiment. Mais là, tout de même, c’était exceptionnel. Et puis c’était une nuit de Noël. Ce qui n’arrive qu’une fois par an !

Il se retirait quand « la Marquise « l’arrêta :

-- Encore quelques instant et je vous suis, sans faire d’histoires.

-- Déjà, fit Nelly qui n’avait pas compris

-- Chérie, il le faut.

-- Reste papa, reste avec nous, s’écrièrent les enfants. On va déballer les cadeaux

--Je ne peux pas, je ne peux pas, gémit « La Marquise » Il me faut repartir avec monsieur .Mais je vous promets de revenir, bientôt, bientôt.

Tous les trois s’accrochaient à son cou, couvraient son visage de baisers, oubliant de déballer les cadeaux . Lui ne parvenait pas à s’arracher à leur étreinte.

-- Chéri, quand reviendras-tu ? Nous n’avons plus rien sans toi. Qu’allons-nous devenir, avouait Nelly, le visage ruisselant de larmes.

Secoué de sanglots, lui aussi, « la Marquise » sortit de ses poches ce qui lui restait de monnaie. Une misère ! Il posa les pièces sur la table :

-- C’est tout ce que j’ai. A la prison je n’en aurai pas besoin, de toute façon…

Dans le vestibule, le policier, de plus en plus mal à l’aise, froissait dans sa main les billets qu’il venait de retirer de son portefeuille. La voix lui manquait.

-- Sacré métier que le mien, pensait-il.

Il s’approcha de la table, le cœur et étreint par une émotion qu’il n’avait jamais connue auparavant.

-- Voilà pour ce Noël ! bredouilla t-il en posant l’argent le plus discrètement possible.

Et il se retourna pour ne pas laisser voir qu’il pleurait.

Abbeville, 15 décembre 1956