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Les papillons d'hiver Imprimer Envoyer

Le ciel, gris et bas, pesait comme un couvercle sur les toits de tuiles rouges du quartier voisin qui se nommait « l’Entonnoir ». Le grand bâtiment austère regardait la plage où une brume grise rampait au ras des vagues.

L’Institut Calot rassemblait une centaine d’enfants en cure climatique ou en convalescence après des opérations chirurgicales orthopédiques. L’air de Berck sur Mer était- paraît-il – depuis un siècle, réputé pour son air iodé qui favorisait la guérison de tuberculoses osseuses et autres saloperies du même genre.

Ce jour là n’était pas un jour comme les autres. C’était le 24 décembre. Une rumeur s’amplifiait de salle en salle. Les filles comme les garçons ne tenaient plus en place. Dans quelques heures, Noël s’annoncerait.

-- Noël ! Noël ! mot magique

Les yeux brillants d’attente impatiente, les enfants se répétaient ce joli nom comme un mot de passe. Il apportait tant d’espoir, tant de joie sans qu’ils puissent expliquer les raisons de cette allégresse.

-- Est-ce que tu cas rester couché, toi ? demandait l’un

-- Pas possible d’être debout pour le passage de la procession, répondait l’autre. Mais je ne dormirai pas. Je veux voir, tout voir.

-- Il paraît qu’il y aura tous les gens de la crêche, en vrai. Et même un mouton.

-- Pas possible. Comment il va monter les escaliers, le mouton ? Il va crotter partout.

Ils se mirent à rire en chœur à l’évocation de l’animal grimpant les marches du second étage.

-- Silence, là-bas, fit la religieuse de surveillance qui parvenait difficilement à contenir l’énervement de son petit monde. Je veux bien qu’on parle mais non pas qu’on braille !

C’était dur pour ces quarante gosses de dix ans de se taire alors que la fête s’annonçait. Ils avaient tant et tant de choses à se confier, du temps où ils étaient encore sur leurs deux jambes, comme tout le monde. Du temps de Noël qu’ils avaient vécu, avec leurs parents, frères et sœurs, les lumières de la fête, les guirlandes lumineuses tendues au travers des rues, les vitrines étincelantes et envahies de cadeaux enrubannés.

Tant de souvenirs qui montaient en eux et qu’ils voulaient s’échanger de lit en lit. Mais comment se parler quand le copain, le cour bloqué dans sa minerve de plâtre, se trouvait cloué dans son lit, allongé comme une momie vingt mètres plus loin ? Comment chuchoter alors que l’autre, le plus déluré, celui qui sait tout sans jamais pouvoir bouger, coincé dans des lanières qui l’écartèlent, demeure coincé tout au bout de la grande chambre ?

-- T’as écrit au Père Noël ? demande d’une voix aiguë, Hervé, dit « la petite pomme » parce qu’il a toujours les joues écarlates du fait de la fièvre qui le ronge.

-- Oui, répond Frédéric, la lettre, je l’ai mise dans l’enveloppe à mes parents. J’ai demandé un espoutnicar.

-- Un quoi ?

-- Un espoutnicar. Tu sais pas ce que c’est ? C’est une fusée sur des roues. Cà marche avec des piles. Tu la diriges à distance sans bouger de ton pieu. C’est çà qui est bien.

-- J’ai jamais entendu parler de çà, dit tristement « petite Pomme ». Je connais bien les voitures à transistor mais par ce que tu dis. Cà doit être nouveau.

Blonds, bruns, châtains, cheveux bouclés ou boule à zéro pour ceux qui revenaient d’opération, tristes ou rieurs, quarante visages de petits garçons se tournaient vers la grande crèche que les Sœurs de l’Assomption avaient montée voici huit jours. Dans quelques heures tout allait s’allumer lorsque arriverait la fameuse procession.

Il y aurait monsieur l’aumônier, dans sa grande chasuble d’or, les enfants de chœur en soutane rouge et surplis blanc, des petites filles de la ville costumées en anges avec des ailes de tulle immaculé, et puis une grande belle dame portant un vrai bébé emmailloté qui serait le petit Jésus. Et puis et puis, l’attraction de l’année : un mouton, un véritable mouton vivant qui symboliserait tous les animaux de la crèche.

-- Super, super ! répétait Frédéric qui se voyait déjà debout, appuyé sur ses cannes, pour dévorer de ses yeux extasiés, le spectacle de cette nuit de Noël à nulle autre pareille.

Dans six heures, les cloches de la chapelle sonneraient à toute volée dans la nuit glacée. Les faux sapins du palier s’illumineraient en clignotant d’un œil complice. Les chants rythmés par les guitares de jeunes bénévoles parviendraient assourdis du rez-de-chaussée où le grand arbre de Noël, un véritable sapin, exposait des fruits de toutes les couleurs.

Les commerçants berckois les avaient offerts en « fruits de la chance ». La chance n’était pas le lot de tous ces enfants qui espéraient Noël sans pouvoir le vivre comme des milliers d’autres de leur âge. Mais ce soir, leur restait l’Espérance qui leur ferait oublier leurs douleurs, leurs souffrances, pour leur permettre, un jour, de vivre debout.

Dehors, la brume sur la dentelle des vagues qu’on distinguait à peine, se leva. L’obscurité se fit plus dense encore. On aurait de l’encre. Puis quelques flocons se mirent à danser derrière les fenêtres.

-- Eh, regardez dehors ! Il neige !

Les yeux se fixèrent sur les vitres que des flocons ténus venaient embrasser d’un baiser mouillé. Cette fois c’était vrai : un Noël blanc, un Noël comme ils n’en avaient jamais connu

Seul, de toute la chambre, un petit bonhomme , très café au lait, les cheveux frisés et les yeux noirs, brillants comme deux olives sorties d’une jarre d’huile, ne disait rien. Il s’appelait Boubacar, venait du nord du Sénégal, à la limite du désert. Il n’y a pas si longtemps, Boubacar avait failli laisser la vie dans une fulgurante attaque de polio.

Il venait d’arriver à Berck et il était le seul de la chambre à pouvoir se déplacer à petits pas prudents. Il était fasciné. Il n’avait jamais vu tomber la neige, dans son village de cases aux toits de palmes et de feuilles de doum. Il était fasciné par la lente descente des flocons qui tissait entre la mer et la fenêtre une sorte d’écharpe mouvante, effilochée et toujours recommencée.

-- Vise, un peu Chocolat – les enfants sont cruels sans le savoir et donnent des sobriquets instantanément – fit l’un des plus âgés de la chambre qui s’appelait René. C’était un fort en gueule et un bout-en-train. Mais regardez le. Il croit voir tomber du savon en paillettes !

Ses voisins d’éclater de rire bruyamment. Boubacar ne savait même pas ce que ce pouvait être du savon en paillettes. Il ne quittait pas la fenêtre des yeux.

Mais quel était le grand marabout qui, tout là-haut, dirigeait d’une main invisible cette frénésie de papillons d’hiver tout blancs ? Dans sa mémoire, en dehors du grand soleil et des palmiers en forme de parapluie, ce qui tombait du ciel étaient, parfois, rarement, de grosses gouttes d’eau tiède qui ravinaient le sol en formant des torrents d’eau rougeâtre. Ou, pire encore, le grouillement de criquets qui s’abattaient sur les cultures en d’épais nuages et qui ravageaient tout sur leur passage.

Or, ici, les papillons d’hiver ne dévoraient rien. Ils ne faisaient pas de bruit. Ils se posaient en recouvrant d’un léger tapis d’hermine le rebord de la fenêtre. Et c’était tout !

La tentation était forte. Boubacar s’enhardit. Profitant de l’absence de la religieuse de service, il parvint à se glisser jusqu’à la fenêtre, l’ouvrit sans trop d’effort. Du bout des doigts, il happa un flocon qui passait. A peine l’avait-il touché que le flocon avait disparu comme par enchantement lui laissant un souvenir mouillé. Sans doute l’avait-il tué ?

D’un geste prudent, il posa la main sur le rebord et laissa une trace dans l’ouate immaculée. Il la retira prestement comme si le contact de la neige l’eût brûlé. Elle n’avait pas la même consistance que le sable des ergs de la grande Hamada qui s’étendait au nord, à perte de vue jusqu’à la Mauritanie. Et puis c’était froid, froid. Une sensation qu’il n’avait jamais connue ! Tout cela était bien bizarre. Il referma la fenêtre, regarda ses compagnons de chambre qui ne s’étonnaient pas et ne disaient plus rien. Il regagna son lit.

Boubacar n’en finissait pas de regarder tomber du ciel cet innombrable essaim de mouches blanches qui tourbillonnaient en silence avant de se poser.

Il réfléchissait ; « Comment d’un ciel si noir pouvait-il tomber tant de blancheur ? ». Soudain une idée lui vint. Il jeta un regard de côté. La religieuse n’était pas encore revenue. Personne n’avait protesté quand il avait ouvert la fenêtre quelques instants.

Il s’empara de sa valise, dans l’armoire, en retira une boîte métallique qui avait contenu des médicaments mais qui, à présent, était vide. Il revint à la fenêtre aussi vite que lui permettaient ses petites jambes et l’entrebaîlla prestement.

A pleines mains, sans se soucier du froid qui lui mordait la peau, il ramassa une poignée de neige qu’il entassa dans la boîte. Il la glissa dans la poche de son pantalon et, mission accomplie, ferma la fenêtre et s’allongea sur le dessus du lit.

Les conversations sur les jouets et les cadeaux avaient repris dans la chambre. Boubacar sentait bien couler quelque chose le long de sa cuisse. Devait-il confier ce qui lui arrivait ? Mais à qui ? Il n’en eut pas le temps !

Hervé, dit « la petite pomme » dit tout haut, presque indigné :

-- Dites, les gars, reluquez ! Voyez ce que je vois ! Chocolat a fait dans sa culotte.

Trente neuf paires d’yeux fusillèrent le pantalon de Boubacar qui se mit debout, la main plaquée, nerveusement, contre sa poche droite. Sur le tissu bleu clair, une tache s’étalait plus sombre. Le pantalon était trempé. Tout comme les flocons qu’il avait happés un instant auparavant, le contenu de la boîte pleine de neige avait fondu.

Les hurlements de rire de la chambre alertèrent la religieuse qui accourut :

-- Mais qu’est ce qui t’arrive, mon cher petit. ?

Elle tâta la poche droite, découvrit la boîte métallique, l’ouvrit. Plus de neige, même plus d’eau. Elle comprit d’un seul coup d’œil :

-- Mais, dis-moi, tu as voulu nous faire une farce ? Pourquoi cette idée d’avoir mis de la neige en conserve ?

Boubacar se mit à pleure à grosses larmes qui, maintenant, mouillaient le devant de son tee-shirt :

-- Je voulais qu’elle les voie !

-- Qu’elle les voie ? Mais voir quoi ?

-- Et puis qu’elle les touche !

-- C’est qui, elle ?

-- Ma maman ! Elle, non plus, n’a jamais vu de mouches blanches comme celles-là. Je voulais les lui rapporter quand je repartirai chez moi..

Doucement, la religieuse emmena Boubacar dans la pièce qui servait de lavabos, ôta son pantalon qu’elle mit à sécher et lui enfila un pyjama.

A peine étaient-ils sortis de la chambre qu’un rire énorme se répercuta dans les couloirs, dégringola l’escalier, envahit tout l’établissement.

-- Quel sauvage, ce Chocolat !

-- Mettre de la neige en conserve. Pour la ramener chez lui ?

-- Gonflé, le mec. ! Tu parles d’un cadeau de Noël. !

Après bien des plaisanteries, le silence se fit. Tout à coup, Frédéric intervint :

-- Je crois qu’on n’a rien compris ! Chocolat a voulu bien faire. Sa mère, il ne pourra pas la voir cette année. Nous non plus. Mais elle, elle habite très loin, en Afrique, je crois. Il a pensé à elle. Il voulait lui offrir quelque chose qu’elle n’avait jamais vu. Hervé, t’es nul !

La » petite pomme » balbutia :

-- Je ne savais pas. Je ne voulais pas..

-- Lui non plus ne savait pas, poursuivit Frédéric. Il ne pouvait pas savoir que la neige allait fondre. Il voulait lui faire un cadeau qu’il rapporterait quand il serait guéri. Alors, je vous propose de lui faire un cadeau à notre tour ? D’accord ?

-- D’accord, fit la chambre d’une seule voix

-- On va lui faire une surprise. Sa boîte est restée sur son lit. Y a plus d’eau dedans ? Vous avez bien une petite pièce dans vos affaires ? Le grand René tu peux marcher, toi. Fais le tour des lits, vite fait, parce qu’il va revenir avec sœur Marie-Rose.

Le grand René commença la quête. Les pièces tintèrent dans la boîte métallique qu’on eut du mal à refermer. Quarante pièces d’un franc dans une petite boîte, c’était guère fastoche !

Hervé, qui avait une belle écriture, inscrivit à l’envers d’ un bout de papier cadeau :

-- On t’a fait une farce. ! On est revenus pour le prochain Noël de ta maman.

Il signa d’un grand trait : les blancs papillons.

Le grand René posa la boite et le papier cadeau sur le lit de Boubacar. Dehors des milliers de blancs papillons se pressaient à la fenêtre avec la même obstination, têtus, tournoyant, pirouettant, dansant une sorte de menuet avec des grâces de l’ancien temps.

C’était Noël à Berck sur Mer, dans le grand bâtiment de l’Institut Calot.

Etaples, décembre 1975