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Poisson du bled Imprimer Envoyer

-- Ah ! bon dieu de bon dieu. Vivement qu’on se tire d’ici. J’en ai marre !

D’une chiquenaude, le 2ème classe Alfred Delbar renvoya en arrière son calot trempé de sueur. Il se releva en ahanant en portant une main compatissante à ses reins douloureux.

-- J’en ai encore pour deux ans dans ce bled. C’est pas possible d’avoir pareille scoumoune. J’aurais jamais dû rempiler.

Le légionnaire Delbar, en garnison au camp Paillard, à Agadir, dans les années 50 et dans le Sud-Marocain avait reçu de son adjudant l’importante mission d’élever une bordure de pierres autour des baraquements et de les peindre à la chaux vive.

Depuis le matin, il s’acquittait de sa tâche avec un zèle qui disparaissait au fil des heures. C’est vrai que le soleil tapait dur et que le blanc de la chaux faisait mal aux yeux. Surtout çà donnait soif.

--  Encore 706 jours au jus. Je tiendrai jamais jusque là.

Car on a beau s’appeler Alfred Delbar, être né du côté de Malakoff, s’être engagé dans la Légion Etrangère au titre de citoyen hongrois, avoir roulé sa bosse sous tous les Mahomets, de Deir er Zohr, Son Tay, Sidi bel Abbès et tutti quanti jusqu’à ce paradis d’Agadir, le 2ème classe par protection,  Alfred Delbar commençait à en avoir plus que marre de l’armée.

 

Marre, marre, plein le cul ! comme on disait sans vulgarité au 2ème Régiment Etranger de Cavalerie – le fameux 2°REC – qui s’était illustré sous les ordres d’un illustre général dans d’illustres combats que les politiques avaient ensuite gommé dans les archives de l’Histoire.

 

Bref ! Alfred replongea le nez dans la terre rouge en donnant l’impression de repiquer ces pierres blanches de l’Anti-Atlas, comme les fleurs d’un tableau impressionniste.

Légionnaire de la 5ème compagnie du 2°REC, matricule 50 681, il passait pour être l’un des soldats les plus disciplinés de son bataillon. Si l’on veut bien tenir pour négligeables quelques peines de prison encourues à la suite de libations excessives,  lors de circonstances exceptionnelles, ce qui lui avait valu de demeurer dans les tréfonds de la hiérarchie militaire.

Mais au terme de trois ans d’engagement, sa conduite ne suscitait que des louanges de la part de ses supérieurs.

Pourtant, depuis quelque temps, Delbar Alfred, né du côté de Szegszar (Hongrie), pour les archives de la Légion, laissait paraître un certain écœurement, pour ne pas dire dégoût de la vie militaire.

 

Le soir, à l’extinction des feux, au moment où la plainte du clairon s’achevait dans un couac douloureux,  il sombrait dans l’abattement, le moral dans les chaussettes. Encore que celles-ci méritassent d’être lavées quotidiennement, vu la chaleur emmagasinée au cours de la journée.

Mais Alfred avait perdu le goût de vivre en même temps que de l’odorat.

Ses camarades de chambrée s’en étaient aperçus sans savoir à quelle cause attribuer ce changement. Ils constataient que le légionnaire Delbar ne participait plus aux chahuts traditionnels, aux grandes gueulantes du samedi soir.

Il ne venait plus aux virées dans la médina où les éventaires des petits   « bougnouls » (sans notation péjorative) se retrouvaient plus souvent éparpillés au sol dans un fouillis juteux de melons, de pastèques, de dattes et de bananes.

C’était le sport de quelques-uns, des ignares, des tarés, des sans cœur qui pataugeaient dans cette mare de fruits écrasés , de piments et de poivre rouge, en riant aux éclats.

C’était du sport également quand survenait la Police Militaire. Il fallait jouer Rip, se tailler en vitesse, jouer des guibolles avant de se retrouver autour d’une bouteille de picrate pour finir «  la perm de nuit » en beauté.

Alfred n’en faisait plus partie. Lui, si réputé pour son entrain, sa jovialité et son vocabulaire de titi parisien, sombrait dans une mélancolie sans fond.

 

Toutefois son service ne souffrait pas de cette tristesse alarmante. Il exécutait toujours les corvées de W C avec un entrain admirable. Il balançait des bouthéons d’eau à toute volée dont le jet puissant faisait rejaillir des gerbes brunes à des hauteurs incroyables et qui s’égouttaient ensuite en petits clappements humides. Il fallait ensuite agiter le balai- brosse à long manche sur un rythme de samba qui lui faisait penser au guinche de sa jeunesse.

Alfred était toujours volontaire pour l’entretien des «  jardins ». C’était un bien grand mot pour ces bordures d’aloès et de figuiers de Barbarie.

Et, suprême orgueil du capitaine Piron , commandant de compagnie, ces jardins s’ornaient d’un bananier, égaré là par on ne sait quel mystère. Un pauvre bananier dont les feuilles s’incurvaient, tristement et se laissaient tomber sur le sol rouge.

De mémoire d’ancien, on n’avait jamais vu un régime s’épanouir sur cet arbre exotique. A croire qu’il était stérile ou qu’il manquait d’un élément femelle dans cet univers uniquement mâle.

Alfred chérissait ce bananier, image frappante de son chagrin personnel. Il lui redressait les feuilles avec des bâtons que le chergui, un vent de sable , avait  vite fait de jeter à terre, il l’arrosait hardi petit en revenant des gogues (ce sont les WC) et le matin, après la toilette sommaire du légionnaire en campagne.

Alfred ruminait quelque chose depuis quelque temps.  C’était pas un vicelard, l’Alfred des Batignolles, mais c’était un mariol, un charlot, un démerdard, quoi ?

Un soir, son service terminé, à l’heure où le soleil affleure les premières dunes de sable du Grand Erg occidental, il partit s’acheter une gaule. Une vulgaire canne à pêche.

Assis près de son bananier favori, il lança sa ligne en marmonnant d’étranges paroles, sur un air de mélopée comme le fait le muezzin à la prière du matin. Une complainte sans fin qui fendait le coeur.

Les hommes le regardaient en passant. Certains s’en amusèrent et faisant demi-cercle, attendirent les résultats de cette pêche miraculeuse. Des quolibets fusèrent :

-- Dis moi Fredo, tu me réserves une partie de la friture ?

--Oh ! vise la brème là-bas. Allonge le fil.

--Tu t’crois sur les bords de la Marne ? Dans ce bled  y a pas plus de poisson que de beurre en broche.

-- Y s’esserces, zozota  Scippo l’Italien.

Alfred n’entendait rien de ces plaisanteries Il continuait  sa chanson, les  yeux dans le vague, ou plutôt suivant le balancement de son hameçon dans l’attente d’un poisson toujours invisible.

Survint l’adjudant Paravisini,  (qui n'était pas un tendre et qui, selon les dires de certains «  avait une gueule à faire des contre-appels dans les cimetières » qui ordonna:

«  8 jours de consigne, légionnaire Delbar. Pour abandon de poste.

Alfred se leva, rectifia la position et partit ranger son matériel.

Le lendemain, il reprit son manège, près du bananier. De vieux briscards que plus rien ne pouvait émouvoir, venaient, de temps à autre, lui tenir compagnie. L’adjudant ferma, finalement, son clapet. On lui avait conseillé :

--  Laissez le tranquille ! C’est pas de sa faute. Il a reçu un coup de Phoebus . Il a la cervelle qui fait de la chaise longue.

 

-- Eh ! bien ; çà mord, vint lui dire un beau matin le capitaine de compagnie, qui, enfin, avait été averti du curieux comportement du légionnaire Delbar.

--  Ca arrivera peut-être un jour, répondit Alfred. Pour le moment, je ne vois rien venir.

Il reprit sa mélopée en relançant sa canne qui faillit se loger dans l’œil du capitaine. Effrayé, ce dernier alerta le Service de Santé.

Le médecin-chef – « l’interrompu par un coup de sonnette », comme on l’avait surnommé à cause de ses difformités—n’avait guère de connaissances en psychiatrie. En avait-il d’autres par ailleurs ? Personne ne sait. Il préféra se couvrir en téléphonant au major de l’hôpital. Alfred partit en observation, sans abandonner sa canne à pêche.

Il mettait sa ligne dans les flaques de soleil, ou dans des bocaux à sa portée, toujours en fredonnant sa mélopée que personne ne comprenait.

Deux psychiâtres furent mandés de Rabat. Ils lui firent passer une série de tests, tous aussi absurdes les uns que les autres. Sans résultat.

--  Un phénomène de folie douce, décréta l’un d’eux en l’envoyant devant une commission de réforme.

Celle-ci, composée de trois militaires de haut grade, sans trop comprendre de quoi il s’agissait et craignant d’avoir affaire plus tard à un fou dangereux, jugea plus prudent de donner  «  avis favorable » avec pension 60%.

Trois semaines plus tard, Alfred muni de papiers officiels, quittait l’uniforme en rendant son paquetage à l’Intendance du 2° REC au quartier Paillard à Agadir.

Au moment des adieux, le capitaine, adouci devant tant d’infortune, tenta une dernière plaisanterie :

-- Alors, Alfred Delbar, je ne peux plus vous appeler légionnaire maintenant. Mais, êtes –vous content de votre pêche dans nos rangs ?

Alfred sourit sans répondre.

 

Le souvenir d’Alfred Delbar « était encore bien vivant dans les mémoires au 2° REC stationné à Agadir quand le capitaine Piron reçut un télégramme de Paris signé par son ancien subordonné et ainsi libellé :

--  Ca a bien mordu ! Merci pour tout !

 

Rabat  18 février 1952

P.J Desreumaux