Les petits moutons |
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La prairie verte descendait doucement vers le ruisseau. Des petits moutons croquaient l’herbe tendre, à coups de dents rapides. L’essentiel de leur existence consistait à manger. Car celui qui ne mange pas ne grandit pas. Les petits moutons, comme tous les êtres vivants sur la planète, comme les fleurs, les arbres, cherchaient à devenir grands. C’est la loi de la nature. La nature est comme çà : elle veut, qu’une fois devenus grands, les uns et les autres redeviennent petits. C’est pourquoi, voit-on sur les routes ou dans les villes, des gens très vieux qui marchent, la tête penchée, le dos rond, la jambe incertaine comme s’ils se ratatinaient au fur et à mesure des années. Un beau jour ils deviennent si minuscules qu’on ne les voit plus. Ils ont disparu de la surface de la terre. On les place dans des caveaux creusés dans des cimetières. Et l’on grave une plaque, dans le marbre ou dans le cuivre, pour indiquer qu’ils sont passés dans ce bas monde, un certain temps, comme le disait Fernand Raynaud. Les petits moutons qui mangeaient l’herbe verte de la prairie ne faisaient pas que manger, la tête au ras du sol. Ils levaient les yeux et regardaient, de temps en temps, le ciel tout bleu qui s’étendait au-dessus d’eux , d’un bout à l’autre de l’horizon. Parfois, dans cette étendue d’azur, se baladaient des nuages blancs, ronds comme d’immenses boules de neige, boursouflés comme des champignons bizarres. Ils flottaient dans l’espace, au gré du vent et prenaient des formes étranges. Haies de plumes, oiseaux d’écume, choux-fleurs pommelés, cornets de glace. Certains ressemblaient à des montagnes avec des pentes escarpées et scintillantes sur lesquelles il aurait été merveilleux de descendre les pistes à skis. Levant le regard vers ces nuées changeantes, les petits moutons de la terre pensaient que les petits moutons qui vivent dans le ciel avaient bien de la chance. De là-haut ils pouvaient avoir une très belle vue du monde d’en bas. D’un seul coup d’œil ils pouvaient découvrir les villes dorées où s’agitaient toutes sortes de gens, qui allaient et venaient comme des fourmis trotteuses. Ils suivaient les petites voitures, circulant sur des rubans gris. Ils apercevaient la mer toute unie comme une parure saphir, les rivières qui dégringolaient en riant des montagnes et les fleuves se frayant un chemin dans une crinière de vert émeraude et de brun ocre. -- Les veinards, pensaient les petits moutons de la terre. Comme leur vie doit être facile, là-haut. Ils n’ont même pas besoin de se baisser pour manger la mousse blanche des nuages qui leur arrive sans peine dans la bouche. La mousse blanche se laisse bien plus facilement avaler que l’herbe verte qu’il faut mastiquer longuement avant de l’avaler. -- C’est pas juste, râlait son copain de pâture. Pourquoi est-on obligé de brouter au ras de terre toute notre vie sans jamais voir les merveilles célestes que voient les moutons des blancs nuages. Oui, les moutons de la terre n’étaient vraiment pas contents. Ils n’avaient pas encore pensé à un syndicat ou à un comité de défense comme savent si bien le faire les humains à deux pattes qui sont toujours mécontents de ceci ou de cela. Encore les petits moutons qui n’avaient pas plus de cervelle ne savaient rien du sort que ces humains leur réserveraient lorsqu’ils seraient devenus assez grands pour fournir gigots et côtelettes. A force de pleurnicher et de se plaindre en bêlant, leurs désirs furent connus du grand mouton magique, à qui le Créateur avait donné beaucoup de pouvoirs. Un soir d’orage, alors que les éclairs zébraient le ciel noir et que le tonnerre grondait à s’en faire éclater les oreilles, il arriva dans la bergerie dans une lueur éblouissante plus forte encore que la foudre. -- Vous maudissez votre sort. Vous voulez vivre ailleurs. Bien ! Dans quelque temps, si tout va bien, je vous enverrai paître dans les nuages. Vous pourrez vivre une autre existence. Mais je vous préviens. Elle a ses bons et ses mauvais côtés. Vous ne viendrez pas vous plaindre et vous ne pourrez plus changer. Les moutons de la terre se regardèrent, rayonnants. Enfin leurs appels n’avaient pas été vains ! Ils se félicitaient d’avoir multiplié les plaintes. Enfin, ils allaient être récompensés. Enfin ils allaient connaître d’autre horizon que celui de leurs maigres pâtures et découvrir l’univers d’en haut ! Ils se mirent à gambader de joie et certains, dans leur enthousiasme, bondirent en dehors sous la pluie d’orage qu’ils ne sentaient même pas sur la peau tant leur toison était grasse. Petit à petit tout rentra dans l’ordre et ils attendirent, serrés les uns contre les autres, que la promesse du grand mouton magique se réalise. Le lendemain, rien. Le ciel était redevenu bleu. Le surlendemain, toujours beau temps mais pas de grand mouton magique et pas de voyage dans le ciel. Comme les citoyens qui retombent de haut après les élections après avoir tant attendu des promesses faites en bonne et due forme, les moutons étaient amèrement déçus. Ils décidèrent de se révolter et de ne plus partir pour la prairie, de ne plus manger, au risque de mourir de faim. De toute façon, l’adage dit qu’au pays des promesses, on finit toujours pas mourir de faim. Alors, un peu plus tôt ou un peu plus tard, quelle différence ? Un beau matin, le grand mouton magique revint l’air très mécontent : -- Alors vous ne me faisiez pas confiance ? Etes vous si pressés de partir là-haut ? J’attendais pour vous une période de beaux nuages, bien gros et bien ventrus pour que vous soyez à l’aise. C’est dit : je vous envoie au ciel tout de suite. Aussitôt dit, aussitôt fait. D’un grand coup de tête sur le tronc d’un chêne, le grand mouton magique ébranla les branches en disant : -- Moulinet, Moulinette, que ce troupeau trompette en haut ! Pfuittt !! les petits moutons de la terre se sentirent happés vers l’azur comme si un gigantesque ascenseur les avait aspirés. Ils reprirent pied sur quelques nuages. Ils avaient bien du mal à marcher car un nuage ce n’est pas ferme comme le sol de la terre. Ca fait plutôt penser à un édredon ! Grosse déception : les petits moutons avaient beau regarder à droite, à gauche, en bas, ils ne voyaient rien. Les nuages c’était le brouillard en permanence qui empêchait la vision de la terre, en dessous. C’est tout juste s’ils pouvaient se distinguer l’un l’autre. Et il n’y avait rien à se mettre sous la dent. Les nuages sont faits de milliards de gouttelettes d’eau, serrées les unes contre les autres. Les petits moutons regrettaient déjà leur envie de voyage dans l’au-delà. Ils étaient heureux sur terre. Ils l’étaient beaucoup moins à présent. Ils avaient envie de pleurer. Mais leurs larmes se seraient ajoutées à la vapeur des nuages. Il y avait assez d’eau comme çà autour d’eux. Le brouillard aurait encore été plus épais. Marre, marre de vivre dans la brume qui les enveloppait d’un manteau très froid. Ils ne savaient plus quoi dire, ni quoi faire. Seule solution : appeler le grand mouton magique. -- Au secours ! Au secours grand mouton magique. Viens nous aider. Le grand mouton magique survint, fort courroucé : -- Encore vous ? Vous n’êtes pas contents ? Mais que voulez-vous, à la fin ? Nous nous sommes trompés, dirent en choeur les petits moutons frigorifiés. Nous ne voulons plus vivre dans ces nuages jusqu’à la fin de notre vie.. Pardon de vous déranger. Nous implorons votre clémence. Nous demandons à retourner sur terre. -- Qu’est ce que vous pouvez être pénibles. Bon ! Je vais voir. Il avait compris très vite qu’il ne pouvait pas laisser ses petits compagnons dans cette triste situation. Il s’écria d’une voix forte : -- Moulinet, Moulinette. Que ce troupeau trompette en bas. Soudain, les nuages se mirent à rétrécir et à laisser tomber des gouttes d’eau qui ruisselèrent sur la terre, entraînant les petits moutons dans leur descente. La pluie était si dense qu’elle leur permit d’arriver au sol sans se faire mal. Comme si chacun d’eux avait eu un parachute. Mouillés comme des lavettes, les petits moutons se retrouvèrent, les uns après les autres, les quatre pattes sur la planète terre, foulant l’herbe verte qu’ils avaient voulu fuir pour connaître autre chose, quelque chose de mieux. Les petits moutons, en remerciant le grand mouton magique, jurèrent de vivre leur existence là où le bon Dieu les avaient placés, sans jamais réclamer la lune, les nuages et autre chose. Comme dit le poète : « Le bonheur qu’on veut avoir gâte celui qu’on a » Lille, 15 septembre 1996 Pour l’ouverture du « Noël des Déshérités »
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