Sortie hasardeuse Imprimer

Lundi 29 octobre

Ma chère Mimi

Lettresanciennes006J'ai repris le train-train quotidien après deux jours de réadaptation. Sérieusement il faut que je tire quelque chose des 6 mois qui me restent à faire sous l'uniforme. J'éprouve trop l'impression de perdre mon temps alors que d'infinies possibilités s'offrent à moi. Mais, la flemme aidant, je ne sais pas les utiliser.

 

C'est tout de même malheureux de gâcher toute une journée sous le prétexte qu'on n'a pas assez d'énergie pour se mettre en train, et qu'on ne se sent pas en forme.

Dimanche, j'ai traînassé en ville. Je n'ai pas osé enfiler des vêtements civils car les entrées de l'Etat-Major des Troupes du Maroc sont actuellement gardées par des légionnaires. Ils sont plus madrés que les Sénégalais ou les Tirailleurs marocains qui se mettent au garde à vous dès que vous franchissez le portail, pensant avoir à faire à un officier.

Mes képis blancs sont plus futés. Ils voient du premier coup d'oeil qu'un jeune type de 20 ans, cheveux courts et presque imberbe, ne peut pas être un officier du rang qui part se détendre en ville. Ils exigent les papiers. Ceux que je présente ne font pas illusion : je suis secrétaire d'Etat-Major, un point c'est tout.

Donc, refoulé, avec un motif en prime, c'est à dire permission supprimée pour la semaine suivante.

Me voilà donc avec la chemise et le pantalon beige, les guêtres et les godillots aux pieds déambulant dans la rue Dar el Maghzen, l'artère principale de Rabat, en quête de distraction.

Inutile d'aller me perdre à « l'Océan » où l'on danse ou au « Balima » plein d'Américains en goguette. Avec ma tenue, impensable de dénicher une cavalière ! Les donzelles qui fréquentent l'établissement ne daignent même pas jeter un regard sur le péquenot en kaki.

D'abord il risque de leur écraser les pieds si mignons avec leurs croquenots de pointure 44. Ensuite il n'a pas un fifrelin à dépenser pour des boissons gazeuses qui coûtent aussi cher que des gin-fizz avec glace pilée. Par contre les Américains, de plus en plus nombreux dans les parages, ont la cote. Ils ont des billets verts plein les poches et les sortent au premier sourire.

Je m'en vais donc errer sur le front de mer pour passer la soirée. La lune brillait, ronde et argentée dans un ciel de soie bleutée, tendu entre des diamants d'étoiles. Je deviens romantique à mes heures perdues.

Et puis la scoumoune m'est tombée dessus. Ce que je te confie, je ne vais pas l'écrire à mes parents. Ils ne comprendraient pas. Mais toi, tu t'es assez frottée aux obscénités de l'existence dans le milieu militaire pour que tu comprennes ce qui m'est arrivé.

En revenant de la plage, je me heurte à un homme en civil qui traîne la patte et dans lequel je reconnais un adjudant-chef du Service de Santé. Il a la réputation, à l'Etat-Major, d'être un sous-off affable et compréhensif, pas trop fort en gueule.

Mais cette fois, il en a un gros coup dans le cornet. Il me reconnaît et d'une voix pâteuse, m'explique qu'il veut rentrer en ville sans trop se faire voir dans cet état.

Je comprends et compatis. Nous faisons le grand tour par les quartiers extérieurs qui bordent la médina. Je le tiens fermement par le bras parce qu'il titube. Je commence à en avoir des crampes.

Evidemment, sur le chemin, il y avait des bars, éclairés au néon. La tentation était trop forte. Mon adjudant avait encore soif et il m'entraîna de force. Deux pastis pour une première fois, puis comme une patrouille de la Police Militaire survenait en jeep, il fallut se réfugier dans un autre troquet pour une nouvelle tournée.

Inutile de préciser que des vapeurs commençaient à me monter au cerveau et que je faisais les petits yeux. Je parvenais à soutenir mon poivrot autant que mon équilibre le permettait. L'autre, accroché à mon bras, débitait des phrases et des phrases comme un moulin à paroles. Je compris peu à peu que c'étaient des déclarations bien précises.

Je n'aurais jamais cru çà de cet homme, posé et courtois dans la vie de tous les jours, qui cherchait à m'entraîner dans une situation avilissante « parce qu'on ne se fait pas de mal à se faire du bien » répétait-il et « que de temps en temps il fallait bien s'amuser ».

Je prévins à temps les gestes et les attouchements de ce triste pédéraste que je parvins à ramener jusqu'au seuil de l'Etat-Major où il s'écroula dans le poste de garde au milieu des légionnaires hilares.

Voilà ce qui m'est arrivé ce dimanche et qui me servira d'expérience pour la suite. C'est bien triste de se souiller à ce point et je plains ce malheureux de vivre avec ce poids d'infamie qui doit ressurgir en permanence. De jeunes recrues, lors des passages au service de Santé, ont dû accepter, bien contre leur gré, des invitations de ce genre de la part de ce triste sire. Combien en sont sortis indemnes ?

Je m'arrête là et j'attends de recevoir les permissions de 4 jours pour les fêtes de la Toussaint. Je vais filer dans le Sud Marocain pour me changer les idées. Je te raconterai cela à mon retour.

Je t'embrasse

Pierre