Sous-Officier de semaine Imprimer

Lundi 26 Novembre

Ma chère Mimi


Lettresanciennes024
Dans ta dernière lettre, tu me dis qu'il fait un temps affreux à Baden-Baden et qu'il est bien triste de commencer sa journée dans la grisaille et le brouillard glacé. C'est vrai que l'hiver est précoce cette année d'après ce que je sais des lettres qui m'arrivent de France.

 

Ici, nous n'avons pas été épargnés mais d'une autre façon. Hier, sur Rabat est tombée une tornade de sable, une sorte de » simoun » qu'on appelle ici « le chergui ». Des tonnes de sable soufflées par un vent violent et très chaud qui vient du Sahara.

Difficile de respirer dans ces conditions car ce sable pique la gorge et s'infiltre partout. Le ciel était tout sombre et le soleil lui-même disparaissait derrière un rideau d'une sinistre couleur de plomb.

Dimanche très triste qui ne m'a pas incité à sortir. Du coup j'ai lu toute la journée, le second tome de « Corps et Ames » de Maxence Van der Meersch qui m'a bouleversé. Cet homme est un romancier formidable qui expose ses convictions religieuses et philosophiques à travers une fiction bien construite.

Le bel amour de Fabienne et d'Olivier fait venir les larmes aux yeux à la lecture. Pourtant, il se mue petit à petit en une liaison banale où les deux amants s'entre déchirent dans un égoïsme et une jalousie aveugle.

Est-ce vraiment le cas pour tout le monde ? Est-ce que l'amour entre deux êtres ne dure jamais ? Tu me diras dans une prochaine lettre ce que tu penses de cette réflexion. Pour toi, la médecine et le médecin sont-ils fiables ?

Je jette ces mots sur le papier sans me demander si tu as lu « Corps et Ames ». Il parait même qu'on va en tirer un film mais je ne connais pas les noms des interprètes, ni celui du réalisateur.

Je suis resté seul, dans la chambrée, pratiquement toute la journée. J'aime être seul. Pour la plupart des autres gus du 32ème escadron du Train, détachement de l'Etat-Major, je passe pour un type un peu spécial qui n'aime pas se saoûler la gueule une fois par semaine, déconner à pleins tuyaux, six soirs d'affilée, se rendre au bordel de temps à autre.

L'autre jour, mon brigadier, m'a lancé : t'es toujours à écrire des lettres ou plongé dans ton cahier. T'as pas de contact avec la masse (c'est quoi, la masse pour lui ?) Ne t'étonne pas si tu n'es pas aimé !

Je n'ai pas répondu. Je me fous d'être aimé ou de ne pas l'être. Je n'approuve pas les lourdes plaisanteries de mes camarades, leurs farces stupides et leur langage ordurier. Je ne sais pas hurler « la quille » à tout bout de champ alors que ces vociférations ne feront pas avancer leur départ d'un jour.

C'est l'armée, me diras-tu, celle que tu dois fréquenter, par obligation, pour ton travail à Baden-Baden. Mais est-ce la même que celle dans laquelle je vis depuis un an, en compagnie d'êtres mal éduqués, grossiers, rustres, presque fiers de leur ignorance et de leur crasse.

Tu vas penser : mais il fait un complexe de supériorité. Il se croit au-dessus des autres. Peut-être. ! Demain les anciens de la classe 50/2 vont fêter le Père Cent c'est à dire qu'il nous reste 100 jours à faire sous l'uniforme avant d'être de retour dans la vie civile. Je ne participerai pas à leurs beuveries, à leur chahut, à leurs ripailles.

Là dessus je vais me rendre au cinéma. On jour « l'aigle à deux têtes » de Jean Cocteau avec comme interprètes, Edwige Feuillère et Jean Marais.

Je t'en parlerai dans une autre lettre. Bises

Pierre

Lundi 17 décembre

Chère Mimi

Les jours s'écoulent et je ne retiens pas grand chose du temps qui passe. En fait ce n'est pas le temps qui passe mais nous qui passons.

Pour aboutir à quoi ? C'est de la haute philosophie et je ne vais pas t'assommer avec de pareilles niaiseries. C'est comme pour le film « l'aigle à deux têtes » que j'ai vu, au cinéma, il y a deux semaines.

Je suis sorti, déçu. Comme dit un plaisantin à propos du « Soulier de satin de Paul Claudel : « heureusement qu'il n'y avait pas la paire ».

Pour ce film l'aigle aurait dû conserver sa tête. Car au plan grand -guignolesque, on ne fait pas pire. Cocteau s'est mélangé les pinceaux en multipliant les attitudes solennelles, en truffant le décor d'apparats inutiles.

Cette histoire de reine à moitié folle, abusée par la ressemblance d'un jeune paysan qui joue des mâchoires comme un lapin engloutit des fanes de carottes, ces murs à coulisse et ces conspirations d'archi-duchesse, tout cela m'a laissé de marbre. Plus çà m'a agaçé.

J'étais sur le point de sortir avant la fin. Dommage pour Jean Marais et Edwige Feuillère, marionnettes égarées dans une histoire boursouflée.

Dans une semaine, c'est Noël. Je n'ai pas de programme précis d'autant que je m 'attends à prendre la permanence du sous-officier de semaine. Le nouvel adjudant qui nous est tombé de Nice pour remplacer celui d'avant, désigné pour partir pour l'Indochine – et il en a gros sur la patate -- sait que je dois être nommé, prochainement, maréchal des logis. Il en profite.

-- Mais, mon adjudant, je ne suis pas encore nommé !

-- Il n'y a pas de « mais ». Vous ferez fonction de sous officier de semaine. Je compte sur vous pour régler les problèmes qui se poseront pour les fêtes.

Ca ne va pas manquer et c'est sur ma pomme que çà va tomber. Le règlement c'est le règlement. Mieux vaut ne pas chercher à comprendre, comme dit une bonne vieille formule que je ressasse pour ne pas tomber dans des gouffres d'indignation.

Puisque je ne peux pas sortir, je me plonge dans la lecture. Je viens de terminer « La femme sans passé » de Serge Groussard. Passionnant ! L'auteur a sans doute mis beaucoup de lui-même dans ce récit.

Figures-toi qu'une femme vient de tuer son mari. Elle tente de fuit en empruntant la voie fluviale. Elle se cache dans une péniche « la Berceuse » qui remonte de Montargis sur Paris.

Le roman tient dans ce cadre durant les cinq jours qui voient se rejoindre la femme, Mado Lemoine et le marinier, un certain Malard, brave type au physique de catcheur d'où émane une attraction sexuelle à laquelle Mado ne peut pas résister.

Evidemment c'est un amour impossible mais vrai, un amour plus fort que la différence de classe sociale et les préjugés. Mais cet amour est voué à la cassure brutale de la séparation.

« La femme sans passé » a bien mérité le prix Fémina. Si tu as l'occasion de le lire, n'hésite pas. Rien d'autre à ajouter pour l'instant. Je te souhaite de joyeuses fêtes de Noël et te dis à l'an prochain.

Pierre