Chapître 1 |
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L'affaire Dreyfus« C'est un garçon ! » On a clos les volets du premier étage. Dans son lit, une jeune maman somnole tant l'effort pour mettre son premier enfant au monde a été grand. La femme accoucheuse a mis le papillon du gaz en veilleuse et ses mains que l'eau et le savon ont poli comme du buis tiennent le nouveau-né au-dessus du lit.
C'est un soir de février, au 1er étage du 20 de la rue de Gand à Lille. Georges Havet entre dans ce bas monde dans la première année du XXe siècle. Le président Emile Loubet est en poste à l'Elysée et dirige les affaires d'une façon débonnaire. Il succède à M. Félix Faure, mort d'amour dans les bras d'une accorte personne du sexe quelques mois plus tôt. Quelle affaire ! Pour l'instant, on ne peut trouver plus exemplaire grand-père que ce président qui veille à la paix des esprits après les remous de l'affaire Dreyfus. Il se doit aussi d'assurer une fragile république - la IIIe - secouée par des scandales comme celui de Panama où furent impliqués de nombreux parlementaires corrompus ou, par le trafic des décorations dans lequel le malheureux Jules Grévy, trahi par son gendre, perdit l'honneur et le Palais de l'Elysée. Malgré son air effacé, ce fils de paysan de la Drôme, sait jouer son rôle de patron de la France. Elle a bien failli tomber dans la haine et la division avec cette histoire d'espionnage qui a commencé six ans plus tôt alors que le capitaine Alfred Dreyfus, officier d'état-major était accusé d'espionnage au profit de l'Allemagne. Israélite de naissance, il est l'objet d'injures et de soupçons. On découvre des preuves - de prétendues preuves - on l'arrête, on le juge et malgré ses dénégations d'innocence il est publiquement dégradé et condamné au bagne. Le voilà déporté à l'Ile du Diable en Guyane, un lieu maudit dont on ne revient pas. Cependant ses amis, convaincus de sa loyauté envers son pays, entament enquête sur enquête, appuyés par le lieutenant-colonel Picquart, chef des services de contre-espionnage et par l'écrivain Emile Zola qui publie dans l'Aurore un retentissant « J'accuse ». Les pièces du procès apparaissent suspectes - tout le pays se déchire en dreyfusards et antidreyfusards, projuifs et antisémites. Les nationalistes font donner de grandes orgues. Les antimilitaristes conspuent l'armée. Bref c'est un drame national. Il ne s'éteindra qu'avec la découverte de la vérité. Un certain lieutenant-colonel Henry avoue qu'il a fabriqué lui-même, une pièce maîtresse du procès et dénonce le véritable espion, le commandant Esterhazy, avant de se suicider dans sa cellule du mont Valérien. Le président Loubet, après un second procès, gracie le condamné et le rétablit dans ses droits. Fin de cette pénible affaire Dreyfus. Des clous pleins la boucheGeorges Havet, lui, s'éveille à la vie dans l'appartement du premier étage qui comporte deux pièces encombrées de meubles de tous les styles, d'étoffes lourdes et cramoisies. Le père de Georges, qui se prénomme Eugène, est artisan ébéniste, tapissier-décorateur. Une affaire de famille sans doute puisqu'avant il y a avait eu Auguste, qui travaillait aussi le bois. Il fabriquait du côté de Lompret chaises et fauteuils, des semences et des petits clous pleins la bouche. A chaque coup de marteau, il crachait d'un coup habile le clou doré dans la main gauche. Et hop ! le clou était planté au bon endroit du meuble. Emmailloté comme une momie, le petit Jo vagit dans son berceau alors qu'au dehors, comme dit Henri Béraud, « On promet pour 1900 la lune à un mètre ».
Il ne connaît pas non plus les promenades au Bois - au bois de Boulogne bien sûr -, en auto ou à bicyclette, les dîners autour de tables luxueusement parées et embellies de fleurs mourant en des vases de chapelet. Dans le Vieux-Lille, aux rues mal pavées, boueuses, parfois encombrées d'immondices, le quartier est chichement éclairé par des réverbères à gaz. « Brave France au gaz, écrit encore Béraud dans ses « Souvenirs ». Elle se croyait moderne avec ses becs papillon. Le manchon blafard à bec à incandescence vint encore humilier l'obscurantisme. Puis vint l'éclairage électrique. Au début, on ne savait pas très bien en user. Dans les hôtels parisiens qu'on appelait alors "copurchics", il arrivait aux clients de dormir « à giorno », c'est-à-dire avec la lumière allumée, après avoir vainement soufflé sur l'ampoule à filament de charbon. Sainte simplicité ! » Pour l'heure, dans la capitale des Flandres, on commence à prendre de nouvelles habitudes avec la bécane, le waterproof, le téléphone, les grands magasins, qui remplacent petit à petit les accessoires qui sont d'hier et sentent déjà le musée : les mac-farlane, les poufs et les divans d'Ottomane, les fiacres et les landaus du second Empire. Mais ce qui reste c'est le travail, harassant, sans répit, le seul moyen de survivre, comme avant, du temps des monarques et des empereurs Dès 7 heures du matin, les ouvriers descendent vers les ateliers et les usines. En 1900, le repos hebdomadaire n'est pas encore obligatoire. Les seules lois sociales importantes, votées à la fin du siècle dernier, concernent la réduction du travail des femmes et des enfants. L'homme adulte travaille au minimum 10 heures par jour, quelquefois 12, sans garantie en cas d'accident. La maman du petit Jo, qui se prénomme Clotilde, debout dès 6 heures du matin, prépare en vitesse les éléments du repas du midi qu'elle fera réchauffer en remontant de l'atelier. Car elle aide son mari à garnir sièges et fauteuils capitonnés pour le séant des bourgeois. Eugène se fait assister également par son père Auguste, qui a la main pour sculpter les torsades des buffets style Henri II. Ils sont trois dans le petit atelier à longueur de journée, à « ouvrer » sans lever la tête. Ils accomplissent, presque en silence, leur besogne avec cette passion du travail honnêtement accompli qui caractérise la classe ouvrière de l'époque. Les artisans se rangent dans cette catégorie sociale et sont tenus pour les meilleurs du monde - avec les Allemands - grâce à leur savoir-faire, leur conscience du beau travail et leur ingéniosité. Seulement si l'artisan ou l'ouvrier gagne assez pour manger à sa faim avec sa famille, il en arrive à vivre comme un cheval ou un bœuf, nourri certes, mais rivé au travail et à l'écurie. Pour un chiffre d'affaires qui variait de 10 à 11 000 F- des francs –or - par an, Eugène Havet payait comme contribution personnelle mobilière et patentes la somme de 207,31 F se décomposant pour 129 F, part de l'Etat et 75,11 F part du département et de la commune, le reste étant dévolu comme taxe pour fonds de garantie et accidents de travail. Pour travailler il avait du acquérir quatre établis avec leurs valets pour 60 F, des serre-joints pour 26 F, des presses pour 29 F, des charnières et des loqueteaux, des serrures et des poignées pour 10 F, 50 kilos de colle de poisson pour 40 F, 10 litres de vernis pour 30 F, sans compter les différents bois, chêne, orme, peuplier, pitchpin, noyer et sapin, en planches, feuilles, voliges, moulures, corniches etc… -- Nous n'y arriverons pas, se lamentait Clotilde. Elle ne nourrissait pas la vertu d'optimisme. Pour elle, toutes les calamités devaient lui tomber sur la tête. Ou au moins elle le craignait au point que chaque soir, elle rangeait elle-même les varlopes et les rabots, les vilebrequins à mèche et les scies à refendre, les tenailles et les marteaux, des fois qu'un malandrin, poussé par le goût du travail, serait venu, une nuit, dérober les outils si utiles à son mari et à son beau-père Auguste. -- Mais ne t'en fais donc point, répétait Eugène qui riait des craintes de sa femme en s'en moquant gentiment. Dimanche matin, c'est promis, je ferai l'inventaire et l'après-midi on pourra sortir au bois de Boulogne, le coeur tranquille. Les loisirs de la Belle Epoque« Peu ou pas de loisirs », explique Carlos Bocquet : « Le p'tit bonheur, la chance, l'étincelle de salut pour ce peuple lillois, accablé trop souvent par l'adversité, était sa volonté extraordinaire de ne jamais se laisser aller au désespoir, d'espérer sans cesse en des jours meilleurs. » Alors il s'accroche, en travaillant. Pour oublier son sort, pour se changer les idées, il y avait le cabaret, un lieu où l'on ne faisait que passer pour boire, de la bière, du vin, et pour les plus assoiffés, des alcools dont la fameuse absinthe, celle qui rendait fou et que le gouvernement allait interdire. Dans le Nord et le Pas de Calais, on dénombrait un débit de boissons pour 37 habitants contre un pour 50, ailleurs en France. « L'alcoolisme ajouté à l'instabilité des logements, c'était la porte ouverte à la maladie, à tous les genres de déchéances, à la dislocation de la famille et aux haines sociale. La France 1900, n'est que le 7e pays buveur d'alcool avec 4 litres pur par tête. Mais la consommation n'est pas également répartie entre les classes sociales. Le bourgeois, en général, est sobre. C'est dans la classe ouvrière que l'alcool se consomme. Comme la femme ne boit que de l'eau à la maison, c'est l'ouvrier qui absorbe finalement la totalité du poison. » rapporte Arthur Conte. D'où les descriptions hallucinantes faites quelques années plus tôt dans « L'assommoir » par Emile Zola et qui se renouvellent les soirs de paye ou pendant « la neuvaine ». Dans la famille Havet, on se garde de fréquenter le cabaret, ces lieux à boire, préférant l'estaminet, bien différent, genre « café » d'aujourd'hui, établissement où l'on se donnait rendez-vous entre gens de même condition. La complainte du « P'tit Quinquin »C'est dans un estaminet, tout proche, à « La ville d'Ostende » au 14 de la rue de Gand qu'Alexandre Desrousseaux, l'homme qui a, le mieux, décrit l'âme et le caractère des petites gens de Lille, a chanté pour la première fois « L'Canchon dormoire » C'était le 12 ou le 13 novembre 1853 et cette complainte plus connue sous le nom de « P'tit Quinquin » fit le tour du monde en devenant quasi immortelle.
C'est également dans un estaminet de Lille, « La Liberté » rue de la Vignette, dans le quartier Saint-Sauveur, que naquit l'un des hymnes les plus prestigieux, clamé, dans le monde entier, à pleine poitrine par des millions de gens, portés par un espoir insensé : « L'Internationale ». Les frères Degeyter, Gantois d'origine, militants du Parti Ouvrier et membre de la société « la Lyre ouvrière » mirent en musique, dans les dernières années du XIXe siècle, le texte d'un chansonnier qui s'était illustré lors de la Commune, Eugène Pottier. Ce chant révolutionnaire prendra son essor en 1899 à la salle Japy, avec l'ensemble des socialistes français. Les Lillois, comme les gens du Nord en général se livraient également à d'autres jeux que les amis des animaux qualifient de « barbares » parce qu'ils mettaient en lice des bêtes comme les pinsons, les coqs ou les rats. Dans les concours de chant, on cousait, paraît-il, les paupières des pinsons car on affirmait que cette méthode cruelle décuplait la qualité du chant de l'oiseau. Le pauvre martyr s'égosillait à réclamer la lumière ou tentait d'apaiser sa douleur en multipliant les trilles. Un jury de spécialistes notait le nombre et la variété du chant. Les vainqueurs parvenaient à lancer six cents fois leur cri d'espoir dans l'heure, à la grande satisfaction de leurs propriétaires. Les combats de coqs ou entre chiens ratiers et rats, tenus prisonniers dans une grande cage circulaire grillagée, cultivaient la haine entre les adversaires surexcités par les cris des spectateurs. Des paris s'échangeaient pendant le combat qui se poursuivait jusque mort s'ensuive. Récréation beaucoup plus pacifique était la colombophilie qui consistait à emmener à des centaines de kilomètres, des pigeons voyageurs appartenant à d'acharnés éleveurs qu'on appelait les « coulonneux ». Une fois lâchés au même moment, ces petits athlètes revenaient au bercail à tire d'aile, couvrant la distance à 60 ou 70 km à l'heure et se posaient plus ou moins docilement, sur le perchoir du colombier. Le coulonneux s'emparait alors de la bague fixée à une patte et la glissait aussitôt dans le « constateur », instrument incorruptible qui assurait le contrôle du temps de course du volatile. La famille Havet se passionnait pour ces sortes de concours parce que des voisins, près de la porte de Gand, figuraient parmi les champions locaux. Mais l'atelier d'ébénisterie, dans l'arrière-cour, derrière le magasin-tabac du rez-de-chaussée, se révélait trop exigu pour accueillir un colombier. Et puis son entretien coûtait cher, trop cher pour la bourse d'un petit artisan ébéniste. Parmi tous les divertissements, la famille préférait les sorties en ville, les jours de fête ou les dimanches après-midi. Là, on ne dépensait rien à regarder les vitrines qui s'illuminaient le soir des quinquets accrochés aux devantures. On s'attardait auprès du chanteur ambulant, qui tournait son orgue de Barbarie, en attendant la piécette qu'on jetait dans une casquette qui n'avait plus de forme tant elle avait servi. Aux beaux jours, les familles se rendaient au bois de la Citadelle. Depuis 1865, en effet, le bois de Lille possédait, près du chef d'œuvre de l'art militaire, conçu par Vauban, six hectares de verdure. Les enfants adoraient ces aires de jeux formées par des petites clairières entre deux beaux bouquets d'arbres. Parfois on pique-niquait - sans connaître le mot évidemment -. C'est-à-dire qu'on dévorait à pleines dents, des tartines fourrées d'une omelette ou de rondelles de saucisson. Pour le dessert, on croquait une pomme. Quelquefois, la mère du petit Jo, originaire de Fontenoy (Belgique) déclarait : -- On va à la Funquée. Ça nous fera prendre l'air. On emmitouflait Jo dans des maillots de grosse laine blanche, presque grise, à carreaux et on enveloppait le tout d'un immense châle noir. On ne lui voyait plus que le bout de nez et deux yeux gris bleu qui reflétaient la couleur du ciel. « La Funquée » tenait sans doute son nom de la fumée qui sortait de la cheminée en permanence. C'était une très vieille ferme avec sa cour aménagée et garnie de tables et de chaises. Là on servait de la bière, pas bien méchante, et du lait aux enfants. Ceux-ci s'égaillaient bientôt aux alentours dans le jardin attenant transformé en un curieux labyrinthe de verdure où ils passaient des heures à se cacher, à se chercher, en riant aux éclats derrière les feuilles de charmille ou des troènes, taillés serrés. D'ailleurs ce genre de jardin formé par des haies au dessin contrarié se propagea, en France. On l'appelait « le jardin lillois ». Demain sera meilleurTelle était l'existence d'une famille d'artisans de Lille en ces premières années du XXème siècle. Un temps facile et heureux pour certains, ceux de la classe bourgeoise, les grands commerçants et les petits industriels, ou à l'aristocratie, mais une ère difficile et inquiète, pour beaucoup d'autres, ceux qui n'avaient guère de ressources et qui vivaient au jour le jour. -- Il faut tenir, répétait grand-père Auguste en serrant les dents sur ses clous dorés de tapissier. Demain, ce sera meilleur ! C'est vrai que tout permet de le penser. L'Exposition universelle de Paris est sur le point de s'ouvrir. Elle doit consacrer la marche du progrès et de l'électricité. C 'est l'espoir en un avenir où tout sera possible. On entre dans un monde neuf. Ce n'est pas le cas pour tous, ceux de la campagne en particulier. La France, d'avant 1914, compte un peu moins de 40 millions d'habitants. La base de cette nouvelle pyramide sociale repose sur 33 millions de paysans, de petits artisans et d'ouvriers. A eux seuls les agriculteurs représentent 44 % de la population active, contre 38,6 % pour l'industrie, 10,5 % pour le commerce et 5,8 % de fonctionnaires ou de professions libérales. Les campagnes - petites villes inclues - sont idéologiquement et politiquement aux mains des notables qui exercent une tutelle toujours aussi lourde sinon féroce sur les concitoyens à peine instruits malgré les lois de Jules Ferry. Celles-ci ordonnaient que les gosses, qu'ils soient riches ou pauvres, puissent lire, écrire et compter. Mais les enfants des pauvres et ceux de la campagne surtout entrent dans la vie active avant d'avoir acquis l'essentiel. C'est qu'on a besoin d'eux pour assurer la subsistance de la famille. Les gamins des champs ne se présentent que l'hiver devant les instituteurs. Au moment des récoltes ils travaillent durement et aussi longtemps que les adultes, de l'aube au crépuscule. Emilie Carles, dans ses souvenirs intitulés « Une soupe aux herbes sauvages » clame son indignation et sa révolte devant les conditions qui étaient faites à cette époque. C'était à l'automne, un moment où les moissons terminées, écrit-elle, les paysans commencent à battre le blé l'orge ou l'avoine (...). Je voulais faire comme mon père, prendre les gerbes et les jeter deux étages plus bas, là où mes sœurs les étalaient avant de les battre au fléau. J'avais six ans. Lorsque j'ai lancé la première gerbe, je suis partie avec. Je suis tombée comme une masse et je suis restée sans bouger sur le sol. Sur le coup, Rose et Catherine crurent que je m'étais tuée. Elle m'ont ramassée et m'ont transportée dans la maison. Ce jour-là mon père s'apprêtait à partir travailler ailleurs, beaucoup plus loin. Ma chute ne l'émut guère. Pour lui c'était un accident de la vie. Un accident qui n'empêcherait pas la terre de tourner. Il n'a pas dit : « Il faut appeler le médecin », ni rien à mes soeurs qui ne savaient que faire. Il dit seulement : -- Soignez la. Faites lui des compresses. Moi il faut que je parte gagner notre soupe. -- Mais père, si elle meurt, qu'allons-nous devenir ? s'était tourmentée Rose, l'aînée. -- Si elle meurt, avait répondu mon père, vous irez chez l'ébéniste et vous commanderez un cercueil. On l'enterrera à mon retour. Cet homme n'était pas sans cœur. Au contraire, il était bon et généreux. Mais la vie que menaient les paysans était si âpre, si misérable, que la mort ne pouvait les émouvoir. -- Le sort a voulu que je ne meure pas, poursuit-elle. Peu à peu je suis sortie du coma. Je n'avais rien de cassé, une chance. Et quand mon père est revenu, j'étais tirée d'affaire. En arrivant, il a dit le plus naturellement du monde : -- Eh bien ! Vous voyez on a eu raison de ne pas déranger le médecin. La voilà debout. Travailler pour manger, c'est toutDans cet état d'esprit, il n'est pas étonnant que les parents aient vu d'un mauvais œil leur progéniture perdre son temps sur les bancs de l'école. Ce qui faisait dire à certains en leur donnant du pain sec pour le repas de midi : « Si t'as faim, tu n'as qu'à travailler au lieu d'apprendre à devenir un fainéant . » C'est ainsi qu'on concevait l'enseignement prôné par Jules Ferry.!!! Antoine Sylvère, dans « Toinou, le cri d'un enfant auvergnat » témoigne d'une façon poignante des méfaits de la misère paysanne à cette époque. Ses parents, métayers, c'est-à-dire au service d'un propriétaire ne possédaient rien. Même pas un petit bout de terre ingrate. Ils ne sont rien. Des pions sans importance que les bourgeois manipulent au gré de leurs besoins. « Mes parents n'étaient pas avares de sentiments. Non pas qu'ils ne m'aiment point. Mais ils n'ont pas de temps. Chez nous, on ne s'attendrit pas. On travaille pour manger, c'est tout ! » Le pain demeure donc, au bout du compte la sanction du seul labeur qui compte : le travail physique. C'est un peu la conséquence logique de ce que le Dieu de l'Ancien Testament avait décrété en chassant Adam et Eve du paradis terrestre : « Tu travailleras à la sueur de ton front ! » Qu'on soit croyant ou mécréant, dans la France de 1900, il faut s'exécuter. Et le pain demeure, dans les campagnes, l'élément principal des repas. On le trempe dans la soupe. Il accompagne le fricot ou le frichti. On le cuit pour une ou deux semaines selon les lieux, quand ce n'est pas pour des mois comme en montagne. Son prix est plus qu'un indicateur économique, c'est un symbole. On le paie 15 sous les 3 kilos et il s'en consomme 450 grammes par jour et par habitant (aujourd'hui moins de 160 g). Le beurre, lui aussi est cher. Dans la Sambre, des femmes indignées par la montée des prix organisent des manifestations violentes : ce sera « la révolte du beurre à 15 sous ». Une originalité pour ces temps là. C'est la première fois que des mères de famille, inquiètes de ne pouvoir le mettre sur la table se rassemblent et menacent. Certaines, n'hésitent pas à se jeter à la tête des chevaux qui amènent à la ville les voitures maraîchères et les carrioles de paysans.500 personnes à Ferrière la Grande décident d'imposer la vente de la demi-livre de beurre à 15 sous, au lieu des 20 sous (soit 1 franc) prix pratiqué normalement. Elles revendiquent aussi les oeufs à 2 francs le quarteron de 26 et le lait à 4 sous le litre. La revendication prend de l'ampleur et se propage de Hirson à Valenciennes et du Quesnoy à Denain. A Hautmont, trois femmes sont interpellées et condamnées à une peine de prison ferme. L'une d'entre elles n'a t-elle pas écrasé une pièce de beurre sur le visage d'une vendeuse ? Comment peut-on se conduire de la sorte avec la nourriture ? Car le monde rural de ce début du XXe siècle vit encore sur les schémas anciens. Les instituteurs, « les hussards noirs de la République », ne sont pas encore parvenus à imposer la langue française. Un paysan auvergnat ne comprend rien au parler du vigneron bourguignon pas plus qu'un cultivateur breton ne saisit le patois du Dauphiné ou de la Savoie. Cette incompréhension réciproque se prolonge par des coutumes locales, les costumes traditionnels, les modes de culture et d'alimentation. La mode de Paris et le langage parisien pénétreront petit à petit en province grâce à l'implantation d'un réseau de chemin de fer de plus en plus dense. Car à présent l'essor est donné. On est loin des quatre premières lignes qu'avaient suscité l'étonnement ou l'indignation des foules : celles de Saint-Etienne à Andrézieux en 1823, puis d'Andrézieux à Roanne, de Saint-Etienne à Lyon, ensuite d'Epinal au canal de Bourgogne. Elles avaient pour seul objet l'évacuation des charbons du Forez vers la voie d'eau la plus proche où les gabariers les prenaient en charge. En 1838 le projet de réseau national se met progressivement en place pour réunir Paris à Lille, au Havre, à Nantes, à Bayonne, Toulouse, Marseille etc… Opération qui ne se fait pas sans réticences puisque l'honorable M. Thiers prétend que ce « chemin de fer ne serait qu'un jouet » tandis que le savant Arago en personne affirme que « les voyageurs contracteront sous le tunnel des fluxions de poitrine et des pleurésies ». Paris devient le centre d'une gigantesque toile d'araignée. Six compagnies privées se partagent le territoire français, avec à leur tête des financiers avisés comme Pereire et Rothschild. Ce tracé centralisateur deviendra la cause de bien des drames et de déséquilibres par la suite. Car le chemin de fer du Nord ou du P.L.M., de l'Est et de l'Ouest fera converger, vers la capitale, des milliers de ruraux déracinés, assurant en même temps le bénéfice de relations privilégiées. Paris, déjà centre de la finance et de la banque, drainera les industries et les ateliers, sièges des entreprises et des commerces, se gonflant démesurément d'une population hétéroclite. Début du désert françaisCar la misère précipite les miséreux des campagnes vers les villes dans l'espoir d'une vie meilleure. C'est le début de l'exode rural, la naissance du désert français. En moins de 20 ans, de 1891 à 1911 les régions du Centre et du Massif central, qui comptent parmi les plus pauvres, voient partir près du cinquième de leurs habitants. La Bretagne pourtant réputée pour sa natalité élevée perd 10 % de sa population. En 10 ans, la Meuse abandonne 23 000 habitants et la Haute-Saône 32 000. Certes le village grâce à la traction à vapeur sort peu à peu de son isolement pour s'ouvrir au monde extérieur. Mais en même temps, son unité économique se lézarde. Les petits métiers artisanaux perdent leur clientèle. Avec le chemin de fer on peut aller acheter sa faux au chef-lieu d'arrondissement où les ateliers les fabriquent en plus grande quantité et à un coût moins élevé. Les grandes exploitations commencent à se doter de nouveaux matériels entraînant la disparition des dernières jachères et le partage des communaux. Après les batteuses à cheval qui étaient apparues vers 1850, voici qu'arrivent les moissonneuses et les faucheuses mécaniques. Les petits exploitants ne peuvent pas suivre. Attachés par habitude et par manque de crédits aux méthodes archaïques, ils perdent pied. Beaucoup de journaliers et de petits cultivateurs ne peuvent subsister qu'en joignant au travail de la terre un métier d'artisan qui occupe leurs femmes ou eux-mêmes en hiver. Ils n'arrêtent plus de travailler et lorsqu'arrive la vieillesse, c'est le drame. Emilie Carles raconte : Pour un homme le seul moyen de ne pas être dans la misère, c'était de travailler. Car il n'y avait pas d'assistance chômage, ni allocations, ni sécurité sociale, ni retraite, ni rien. Le jour où, pour une raison ou pour une autre, le travail venait à manquer, l'homme était acculé aux pires extrémités (...). J'ai connu un vieillard, un homme qui avait travaillé toute sa vie dans la même entreprise, de 20 ans à 70 ans. Cinquante ans de « bons et loyaux services » comme on dit. Au terme de ce contrat - c'est l'entreprise qui l'avait rompu - on lui avait même décerné une médaille. Ça a même été une de premières médailles du travail qui a été donnée en France. Quelle dérision ! Quand il est sorti de là, après un verre de mauvais champagne et une poignée de main du patron, il ne lui restait plus rien que cette médaille en métal doré. Licencié, le vieux était sans ressource. Le bonhomme a commencé à faire le tour de ses enfants. Il se disait : « Peut-être pourront-ils me prendre avec eux. Ils sont jeunes, mais ils ne peuvent pas tout faire. Je pourrais les aider, comme ça je ne serai pas à charge ». Il se faisait des idées mais tout de même il y est allé. Il est resté discret, très discret, sans avoir l'air de demander par là, comme ça, pour faire une visite. Tout ce qu'il voulait, c'était un endroit où se caser, un lit, un bol de soupe en échange de quelques services. Partout où il passait chez ses enfants il manquait dix-neuf sous pour faire un franc. Il ne pouvait être qu'une charge. Alors il s'en est retourné. Il est revenu dans son pays natal où il s'est mis à chercher du travail. Comme il taillait très bien la vigne, il a trouvé une place dans une propriété. De chez lui à son travail, il y avait sept kilomètres, à faire le matin et autant le soir. A cet âge on se fatigue vite et le rendement est moins bon que chez les jeunes. Malgré son expérience, ses nouveaux patrons ne l'ont pas gardé. Ils lui ont dit : « Avec votre âge et les déplacements, c'est trop dur pour vous ». Ils l'ont payé et ils l'ont remercié. Rentré chez lui, le vieillard a pris sa décision. On l'a retrouvé pendu. Des jeunes filles déluréesBerthe et Angèle Quérin, deux jeunes femmes de 18 et 20 ans avaient vécu, elles aussi, les heures difficiles d'une famille paysanne en Eure-et-Loire. Elles étaient nées à Digny dans les années 1880. Gens de la campagne depuis des générations les Quérin n'avaient pas échappé à la loi commune. Dès l'enfance, tous les jours qu'ils avaient traversés, tous les gestes qu'ils avaient faits n'avaient pas eu d'autre raison d'être que de préserver ce qui avait été acquis et de faire fructifier le patrimoine. Mais cette fois, c'en était trop. Elles étaient délurées et n'avaient peur de personne. Au printemps de l'année 1900, elles se concertèrent. -- Si on allait à Paris ? On réussira peut-être à se placer. C'est bientôt l'Exposition universelle. Il va falloir du monde pour servir. Le père Quérin avait hoché la tête. C'était un homme simple, au visage buriné, perpétuellement coiffé d'un chapeau de paille délavé. -- Vous n'êtes pas un peu folles, les filles ! A Paris, c'est plein d'anarchistes. C'est vrai que quelques années auparavant des attentats dans la capitale avaient soulevé une émotion considérable et tout le monde se souvenait encore du fameux Ravachol et du meurtre du président Sadi Carnot par Santo Caserio. Mais pas plus que l'incendie du Bazar de la Charité le 4 mai 1897 où 124 personnes avaient péri prisonnières des flammes, ou les manifestations organisées par Paul Deroulède devant l'Elysée n'étaient de taille à effrayer les deux sœurs. Elles débarquèrent à la gare St-Lazare une beau jour d'avril 1900, s'extasiant à la vue des omnibus à impériale et à escaliers tourniquants de la Compagnie générale. Les fascinaient aussi les va-et-vient des coupés et des fiacres avec leurs cochers souverainement installés sur leurs sièges, fouet à la main. Elles n'avaient pas assez d'yeux pour suivre les démarches des dames fleuries d'ombrelles multicolores accompagnées de beaux messieurs coiffés du haut-de-forme à huit reflets. C'était décidément un tout autre monde que celui de leur village. Quelques jours plus tard, grâce à l'intercession d'une religieuse originaire de Digny, à qui elles avaient été recommandées, elles entraient au service de Mme la générale de La Mourère. Berthe serait cuisinière et Angèle, femme de chambre. Elles logeraient dans un petit appentis au 4e étage de l'immeuble attribué au général, avenue de la Motte Picquet, près de l'Ecole militaire et de l'Hôtel des Invalides. Pour elles, c'était parfait. Un fait de société transforme la capitale : les citadins se regroupent désormais par quartier selon leur niveau social et leur origine provinciale. Ce n'est pas systématique bien sûr, mais on trouve les Bretons du côté de Montparnasse, les Auvergnats dans le quartier des bougnats, de Vaugirard à la gare d'Austerlitz. De leur côté les familles nobles et les riches bourgeois s'en vont vers les larges avenues dessinées par le baron Haussmann trente ans auparavant. On y respire mieux et l'on a moins peur que dans les rues populaires où traînent les rapins faméliques, les étudiants révolutionnaires et les apaches toujours redoutés. Surtout on y vit mieux car on installe des salles de bains, le chauffage central et luxe suprême, l'ascenseur ! La bourgeoisie triomphante règle ses dépenses en louis d'or ou d'argent, les pièces de nickel et de bronze servant à faire l'appoint ou à payer les livreurs ou les gens de service. Riches et pauvres ne partagent pas les mêmes lieux, encore moins les mêmes loisirs. Les premiers vont aux courses, au théâtre, au café-concert, au restaurant ou dans les salons. Les autres vont au bistrot, aux fêtes foraines, aux bals populaires ou se contentent du spectacle permanent de la rue qui se renouvelle d'heure en heure et de jour en jour. Dans le grand monde et le demi mondeEn accompagnant parfois Mme la générale au bois de Boulogne, Berthe et Angèle découvrent les amazones montant leurs chevaux à califourchon, les attelages débordant de toilettes superbes, parfois tapageuses. La bourgeoisie de rang se mêlait ainsi au demi-monde. On ne se parlait pas, mais on se reconnaît. Là-bas se laissait apercevoir la belle Otero avec son ombrelle blanche, sa capeline noire et sa plume d'autruche. Plus loin, passaient des cyclistes, un autre monde extraordinaire sur deux roues où les femmes, curieusement, portaient des culottes bouffantes et des canotiers enrubannés qui tenaient on ne sait trop comment sur leurs jolies têtes. Le décor du grand appartement réservé au général était fait de meubles des siècles derniers et non pas des meubles tarabiscotés qu'on découvrit ensuite avant de connaître le Modern style. Il était garni comme la plupart des logements de ce début du XXe siècle de tapis et de tapisseries, de tentures qui étouffaient les bruits alors qu'il y en avait si peu en comparaison d'aujourd'hui. Les portes s'ornaient de vitraux ou de vitres opaques ou gravées en formes de chinoiseries, de scènes idylliques où trônaient le cygne, les sarcelles, les canards rameurs d'espace au-dessus de roseaux alanguis. Ce décor est bien connu des spectateurs de vaudeville, Labiche et Feydeau réunis. Les appartements disparaissent sous les capitons. Poufs, chauffeuses, coussins, cache-pots, plantes vertes, napperons et bibelots encombrent les intérieurs bourgeois où le piano confère une certaine distinction. L'armoire à glace trône dans la chambre à coucher. Et sur les murs les photos placées dans des cadres drapés de velours offrent le spectacle d'une famille compassée et fière d'elle-même. Partout règne la volute, le compliqué, la moulure, la dorure dans une débauche de potiches dites décoratives, d'assiettes coloriées et de vases alambiqués. Le gaz sert à la fois à l'éclairage, au chauffage et à la cuisine. Mais l'avenue de la Motte Piquet était en avance sur son temps. Dans les quartiers populaires l'eau n'est servie qu'à la borne fontaine et elle n'arrive « courante à tous les étages » que dans les immeubles récents ; c'est pourquoi on trouve encore à cette époque des porteurs d'eau, chargés également d'une baignoire rudimentaire ou d'une vaste gamelle en zinc qu'on appelle « tub ». Les plus grands peintres, dont Edouard Degas, s'inspirent de ce genre de toilette pour croquer les belles libertines dans leurs ablutions intimes. Berthe ne ménageait ni son temps ni sa peine pour satisfaire les invités de M. et Mme le général de La Mourère. Car la table tient une place de choix dans la vie des classes dirigeantes. Mme la générale faisait confiance au talent de cordon bleu de Berthe experte en sauces au beurre, crues ou cuites, en soupes et potages veloutés, en viandes farcies et volailles truffées. Elle ne lésinait pas non plus sur « l'huile de coude » pour récurer les ustensiles de cuivre rutilant dont chacun avait un emploi bien particulier, de la casserole à la bassine sans oublier le faitout et la turbotière. Attention à l'étiquetteLe cérémonial imposé par Mme la générale se réclamait des « règles de savoir-vivre dans la société moderne » édictées par la baronne Staffe. Avant toute chose il fallait respecter l'étiquette. Au moment où sonnait le dîner, l'ordonnance du général qui faisait office de maître d'hôtel, vu sa prestance, ouvrait les doubles battants de la porte du salon où se tenaient les invités et lançait gravement le sacramentel : « Madame est servie ». Les hommes s'en allaient alors vers une dame, à laquelle ils offraient leur bras. Cette dame, en corsage à demi-décolleté - on était assez prude chez les de La Mourère - ou en jupe à traîne, leur avait été désignée préalablement. Le général se montrait très strict à propos des préséances. Il avait des idées bien arrêtées des positions sociales, des opinions personnelles et des caractères de chaque famille respective. Jamais on n'eût évoqué à table des sujets délicats comme les âpres querelles religieuses qui, après avoir dormi sous la cendre pendant des dizaines d'années flambent à nouveau, attisées par le président du Conseil, Waldeck Rousseau et surtout son conseiller et successeur, le petit père Combes. On ne parlait pas non plus de l'affaire Dreyfus, sinon à mots couverts pour ne pas commettre d'impairs. On se hasardait à commenter l'Entente cordiale qui venait à point avec l'arrivée prochaine du roi d'Angleterre Edouard VII afin d'oublier les malheureux incidents de Fachoda. Quelques temps auparavant, en juillet 1898, le vice-président de la Chambre des députés était monté à la tribune du palais Bourbon pour déclarer froidement : « Messieurs, la guerre avec l'Angleterre est inévitable ! » La colonne du capitaine Marchand venait d'arriver sur les bords du Nil après avoir traversé l'Afrique. Les Anglais repoussaient violemment l'idée de voir des étrangers s'installer entre le Cap et le Caire. La situation des 200 soldats de Marchand à Fachoda, dans les marais et dans la boue, face aux 20 000 hommes de Lord Kitchener s'avère dramatique. La flotte anglaise mobilise, les Français aussi. Mais, à Paris, le gouvernement cède. Marchand est rappelé, dare-dare. Guillaume II, empereur d'Allemagne, tout heureux de ces incidents, s'écrie : « Fachoda a bien fait oublier l'Alsace-Lorraine. » Pas tout à fait quand même. Tous les regards restent portés sur la ligne bleue des Vosges et on vibre encore en parlant des régions annexées par les Prussiens après la désastreuse guerre de 1870. Quand lors des premières rencontres sportives, les joueurs français de football battent les Allemands lors des IIe jeux Olympiques qui se déroulent précisément à Paris, on a l'impression d'avoir vengé Sedan. Non ! Les conversations mondaines relèvent, comme l'époque, d'un ton feutré. On se félicite du succès remporté par les représentations de « L'Aiglon » et du talent d'Edmond Rostand. Le best-seller de l'année s'appelle « Quo Vadis » de Sienkiewicz. On s'étonne de l'audace d'un certain Willy qui vient d'écrire « Claudine à l'école. » La note perverse n'en sera que plus piquante lorsqu'on apprendra que ce roman est l'œuvre d'une petite jeune fille qui se fait appeler Colette. Comme l'anglophobie est loin d'être éteinte, les vœux de tous les Français vont aux courageux Boers qui tentent de résister aux troupes de Sa Majesté le roi Edouard VII en Afrique du Sud. Rien que des bonnes chosesCependant Berthe s'active aux fourneaux et Angèle, en grand tablier plissé, bonnet blanc sur les cheveux, assure le service. Selon l'importance des convives ou leur rang social, on servait après les potages des entrées genre poulardes à la financière, salmis de perdreaux, tourtes ou vol au vent, à moins qu'il n'y ait du poisson : bar, soles ou esturgeons. Puis venaient les rôts - car on en sert jusqu'à trois, qu'on appelle des « relevés », service qui succède immédiatement à un autre - avec des ris de veau, des lièvres en civet, des gelinottes de Russie, des gigots, des noix de pré-salé, des aloyaux ou des filets de bœuf ou le simple poulet bien en chair et croustillant. Le jambon d'York à la gelée accompagne la salade avant les entremets sucrés ou les glaces. Curieusement, le fromage n'apparaît pas aux menus mondains. Pour le dessert, on offre d'abord les fruits crus puis les compotes et les confitures. Viennent enfin les gâteaux, bonbons et fruits confits. Le général, très connaisseur, appréciait les grands crus et faisait monter de sa cave, des madères retour de l'Inde, des Chambertin ou des Château-Margaux,des Clos de Vougeot ou du champagne Roederer. On savait vivre ! La jeune Angèle, elle, ne chômait pas, usant du plumeau pour chasser des journées entières, entre ses services, la poussière des objets et des meubles baroques qu'on aurait dit fabriqués exprès pour multiplier coins et recoins inaccessibles. Mais le plus grand plaisir qu'elle prenait dans sa journée de travail consistait à habiller sa patronne après la toilette du matin. Et la mode alors ? On n'imagine pas, aujourd'hui, les atours que portaient les merveilleuses de ce temps-là : « La robe de mousseline bleue se portait sur un transparent de taffetas noire de même couleur. Vaporeuse, légère, la jupe s'incruste de dentelle blanche, montée sur un corsage de voile bleu à manches courtes, légèrement gigot. Elle s'agrémente obligatoirement d'un fichu à la Louis XVI en mousseline de soie noire et bordé d'un gros ruché. Cela permettait de sortir « en taille ». Le chapeau de soie blé, garni de soie blanche, rappelait la dentelle de la jupe. Les jeunes filles portaient des capelines en paille d'Italie, ornées de gros choux de mousseline ivoire et d'un ruban turquoise. » Petit à petit se perdaient les manières acquises sous le second Empire quand la belle Eugénie dictait la mode. Paul Poiret, le célèbre couturier qui marquera, à partir de 1904 le tournant dans ce domaine, va vers la simplification. Mais il serait inadmissible de sortir ou de recevoir les bras nus. De la jambe, en ville, on ne doit apercevoir que le bout du pied, gainé d'une fine chaussure. Montrer sa cheville fait « fille ». La cambrure des reins est mise en valeur par le fameux corset, piège redoutable et redouté des « vieux beaux » dont la main tremblante n'arrive pas à délacer l'entrelac démoniaque dans les délais impartis. La tournure large qu'on devait aux crinolines de jadis disparaît au profit d'un petit coussin placé en haut des reins. « Le cul de Paris » raillent les impertinents qui ont bien garde de lever les yeux au ciel. Mais ce qui caractérise le plus ce temps, ce sont les chapeaux aux plumasseries exotiques qui transforment ces jolies têtes aux chignons perchés en une véritables volières. Coucou ! Me voiciAvril est là et le 14 du mois s'ouvrent aussi les cœurs et les imaginations aux douceurs du printemps. Berthe a remarqué le beau garçon qui sert d'ordonnance au général. Ses pommettes larges et son menton étroit, son regard filtré par ses yeux verts sous de hautes paupières, ses lèvres minces et son nez busqué lui donnent une élégance racée. De plus il est grand et bien bâti puisqu'il sert dans les cuirassiers. Il se prénomme Albert et il est originaire de la Somme. Cet Albert ne semble pas indifférent aux coups d'œil de Berthe, ni au charme de sa personne. -- Voulez-vous m'accompagner, Mademoiselle ? Le général m'a donné la permission de la soirée. Je vous emmène à l'Expo. La jolie Berthe ne refusa pas l'invitation mais exigea la présence de sa sœur. -- Pour les convenances, prévint-elle. Il serait injuste de la laisser seule si madame n'a pas besoin d'elle. Les voilà, donc, en route pour le Cours-la-Reine. Les précédentes expositions de Paris avaient fait du bruit, surtout celle de 1889 qui était restée dans les mémoires avec l'apparition de la tour Eiffel que tout le monde, d'ailleurs, n'avait pas appréciée. Une pétition signée de 300 personnalités de l'époque avait été adressée au ministre quand le projet prit corps. Elle disait : « Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs, amateurs passionnés de la beauté jusqu'ici intacte de Paris, protester de toutes nos forces, de toute notre indignation, au nom du goût français méconnu, au nom de l'art et de l'histoire française menacés, contre l'érection en plein centre de notre capitale de cette inutile et monstrueuse tour Eiffel. La ville de Paris va t-elle s'associer plus longtemps aux baroques, aux mercantiles imaginations d'un constructeur de machines pour s'enlaidir irréparablement et se déshonorer ? » Et c'était signé de noms illustres comme François Coppée, Alexandre Dumas, Gounod, Leconte de Lisle, Guy de Maupassant, Sully Prudhomme ou Victorien Sardou. Pour la qualifier certains l'affublaient d'épithètes horribles comme J.K. Huysmans qui l'appelait « suppositoire solitaire » ou « chandelier creux ». Léon Bloy parlait d'un « lampadaire véritablement tragique » et Verlaine de « squelette de beffroi ». Quoiqu'il en soit, l'odieuse colonne de tôle boulonnée, ignorant superbement ce torrent d'invectives devint la coqueluche de la capitale et le symbole de Paris dans le monde entier. La construction respecta scrupuleusement le plan prévu et toutes les pièces fabriquées au 1/10e de millimètre arrivèrent, les unes après les autres, sur des plates-formes tirées par des chevaux, des usines de Levallois-Perret. Les calculs étaient d'une telle précision que l'assemblage s'effectua sans problème et que les 12 000 pièces fixées par 2 500 000 rivets s'ajustèrent comme par enchantement. Elle avait coûté 7 799 401 F de l'époque. Un an après l'inauguration, Eiffel avait déjà remboursé ses actionnaires. La fameuse Expo de 1900L'Expo de 1900 était la 5e exposition universelle qui se tenait à Paris. Le clou n'est plus, cette fois, une construction audacieuse et contreversée comme la tour Eiffel, mais un bâtiment utilitaire : le grand Palais.
-- Regardez, soufflait Albert à ses compagnes. Regardez bien car vous ne verrez jamais plus ça ailleurs : c'est la Parisienne ! En effet la statue était censée représenter la Parisienne et le couturier Paquin avait dessiné la chemise de nuit de cette vierge électrique par 32 000 lampes à incandescence tandis que 40 lampes à arc éclairaient l'ensemble. A couper le souffle ! Ils s'aventurèrent dans la galerie des machines, sur le Champs de Mars. On y accédait par un trottoir roulant. -- C'est un trottoir qui marche, fit remarquer sentencieusement Angèle. Comme çà, on ne se fatigue pas. De fait deux pistes : la petite et la grande vitesse (4 et 8 km) proposaient aux visiteurs de déambuler dans l'Expo sans marcher. On n'avait jamais connu çà. De même que le train électrique qui emmenait ses passagers au milieu de la foule, dans la poussière soulevée par des milliers de pieds et qui les entraînaient dans une cathédrale transparente : celle consacrée non plus à Dieu et à sa toute-puissance, mais à la mécanique, dispensatrice de tous les dons. « La vapeur giclait, bondissait par tous les bords. Y avait des marmites prodigieuses, hautes comme trois maisons, des bielles éclatantes qui fonçaient sur nous à la charge du fond de l'enfer . » a écrit quelqu'un qui n'en revenait pas. Berthe et Angèle n'étaient pas très rassurées. Elles préféraient à tout ce tintamarre scientifique la promenade sur la Seine où circulaient « les mouches » et « les hirondelles » - des bateaux bien sûr -,et la visite des pavillons étrangers dont le plus spectaculaire était certainement celui de la Russie. Nicolas II tenait à se faire bien voir des Français avant de lancer l'opération des emprunts russes. Il avait imaginé de faire construire une magnifique carte reconstituée où les villes étaient des diamants et les fleuves en fil de platine. On pouvait aussi embarquer dans le Transsibérien, un faux wagon qui remuait les estomacs dans tous les sens à travers un paysage bien imité. Angèle préférait les villages reconstitués avec des vaches suisses paissant au pied de la tour Eiffel devant un panorama gigantesque d'Alpes bernoises. C'était gigantesque et paisible. Elle aimait le calme de cet immense cirque consacré à la pédagogie scientiste. La fée ElectricitéAlbert demeurait médusé par le palais de l'Electricité. C'était la grande révélation du moment. L'électricité allait tout guérir, les névroses et les misères, même s'il fallait se méfier de son foudroyant pouvoir puisqu'on pouvait lire, ici ou là : « Danger de mort ». -- C'est çà le progrès ! se disait-il intérieurement. Fini l'acétylène qui pue ! Fini le gaz qui asphyxie ! Vive la lumière !
Pour prouver son audace de jeune militaire, sans peur et sans reproche, il voulut entraîner ses invitées vers la Grande Roue. C'était un extraordinaire engin circulaire dont l'axe était situé à 67 mètres de hauteur et qui faisait 93 mètres de diamètre. Si bien qu'en grimpant dans une des cabines ajourées, les téméraires qui poussaient des cris d'effroi au fur et à mesure qu'ils montaient dans les airs, se promenaient à 110 mètres au-dessus du sol. Berthe et Angèle ne voulurent rien savoir : -- C'est une invention du diable ! disaient elles. Les gens du dessous vont voir nos jupons. Toujours cette sacrée sainte pudibonderie. Ce qui n'empêche pas le jardin de la chanson ou de la Maison du rire de multiplier les tableaux vivants où le genre grivois le disputait à la paillardise dans la reconstitution du vieux Paris imaginée par le dessinateur Robida. Archers et truands, ribaudes et femmes des halles menaient, dans ces lieux de carton-pâte, grand tapage et joyeuse vie. Malgré ces gaudrioles, tous les visiteurs de l'Expo étaient conscients de la rareté de l'événement. Le monde entier s'était rassemblé, avec ses trésors, ses mystères, ses multiples civilisations et laissait entrevoir les infinies possibilités de la science. Il suffisait d'admirer, de goûter, de toucher et d'entendre.
Pour 0,25 F par personne, on pouvait voyager en 1re classe sur ce trajet et pour 0,20 F en seconde. Des préposés obséquieux, en gants blancs ouvraient et fermaient les portes des wagons. Les gens, paraît-il, étaient très impressionnés de voyager sous terre surtout dans des galeries faiblement éclairées par des lampes électriques qui diffusaient une lueur rougeâtre. Ils avaient une sensation d'étouffement. Ils se sentaient mieux dans les stations claires, décorées de céramique blanche et revivaient à la Bastille où jaillissait à nouveau la lumière du jour. En une demi-heure on pouvait traverser Paris d'est en ouest et vice-versa. C'était fascinant ! Ce qui le fut aussi, mais dans un autre genre, celui du record gargantuesque et de la magnificence, se révéla le samedi 22 septembre 1900 avec le banquet des maires. De sacrées ripaillesLa IIIe République entendait honorer les maires de France. 22 000 d'entre eux répondent à l'invitation de M. Loubet et se retrouvent ce jour, dans le jardin des Tuileries. Quelles ripailles ! L'Histoire anecdotique de la belle Epoque rapporte : « Le banquet des Tuileries est un enjeu politique, 250 bœufs sont arrivés du Nivernais. Un train entier, ou presque. 150 douzaines de canetons de Rouen, soit 1 800 volatiles ont été accommodés dès le début de la semaine. En même temps que les faisans nécessaires à la confection de centaines de ballottines. On en avait prévu 5 000. Les commis de cuisine installés sur 12 000 m2, le long de la terrasse des Feuillants ont épluché et cuit 2 500 litres de haricots verts, autant de pommes de terre, de flageolets pour les salades. Le matin même, à l'aube, on a tranché le col de milliers de concombres et de saucissons, égoutté des quintaux d'olives. 3 000 poulettes de Bresse, élevées au grain ont été égorgées, plumées, vidées, flambées. Le saumon des Gaves, de l'Adour et de la Loire, préparé en darnes, sera servi froid à la mayonnaise. Il est à la glace depuis jeudi. » Une tente de 521 m de long pour 28,50 de large plus deux tentes de 280 m ont été dressées pour la circonstance. M. Legrand, directeur de la maison Potel et Chabot, parcourt les rangées de tables dans sa voiture automobile. C'est à bord de ce PC roulant qu'il dirige la mise en place des 200 000 assiettes, des 30 000 couteaux, des 60 000 fourchettes, des 100 000 verres, des 23 000 serviettes et des 50 000 petits pains. L'argenterie n'a été dressée qu'à l'instant. Pour éviter les tentations. Le personnel a été informé de ses devoirs par une brochure de 18 pages. Les assiettes bleues sont réservées aux offices. Les blanches sont destinées aux invités. Des camions hippomobiles apportent les plats à découper, les saucières, les saladiers. Le modernisme sera mis à contribution puisque le départ de chaque mets des 12 cuisines pour les tables est signalée par une sonnerie électrique et le téléphone supplée aux manquements possibles dans le service. Et celui des vins ? Avant l'épreuve, dit encore la chronique, 200 sommeliers ont débouché et mis en carafes plus de 20 000 bouteilles de Breignac et de Saint-Julien, préparé autant de flacons de haut-Sauternes et de Margaux Calvet 1887 qu'on servira lorsque les premières soifs se seront éteintes. Dans les cuveaux 20 000 bouteilles de champagne attendent dans la glace et l'eau fraîche. Des gamins ouvrent les boîtes de 30 000 cigares sans en dérober un seul : - Ils sont comptés, les a prévenus le préposé, intraitable. Il a failli avoir du vilain à propos des vins précisément. Car quelque temps avant ce fameux banquet, on s'est aperçu que les plats ne seraient arrosés que des seuls vins du Bordelais. Quelle gaffe ! Les maires et les vignerons de Bourgogne voient rouge. Les services de l'Elysée désamorceront la polémique en laissant entendre que « tous » les vins français seront présents sur les tables. La désinformation ne date pas d'aujourd'hui. Elle a toujours été utilisée par les pouvoirs en place. Revenons au banquet des maires. Sur le coup de 11 h, les 12 chefs des 12 cuisines, aidés de leurs 360 cuisinières en grande tenue et leurs marmitons s'attaquent aux rôtis. Ce n'est pas une mince affaire. 5 tonnes en 2 500 pièces de viande qu'on servira dans son jus avec des bouquets de cresson. Chaque maître d'hôtel veille sur 8 à 10 tables de 38 couverts. Il a sous ses ordres, pour chaque table un autre maître d'hôtel et une section de 30 serveurs en longs tabliers blancs moustaches cirées, serviette sur le bras. Avec le personnel des cuisines, on arrive au chiffre prodigieux de 18 000 personnes occupées au déjeuner de 23 000 autres. En effet, le gouvernement a aussi convié des parlementaires et des membres du haut personnel de l'Etat. -- Ils se sont drôlement tapés la cloche !, a dit ironiquement Albert en racontant les détails du repas le plus célèbre du siècle. Berthe a ouvert de grands yeux, dépassée par ces quintaux de mangeaille, ce ballet gigantesque des marmitons et des serveurs dansant sous quatre hectares de toile. -- Mais où a-t-on mis les manteaux et les chapeaux de ces messieurs ?, a encore demandé Angèle. Elle était fine mouche et elle regardait tout, autour d'elle. 22 000 pardessus, autant de couvre-chefs et à peu un nombre égal de cannes et de parapluies, ça représente un sacré volume à caser. Personne n'a pu répondre à cette question. Même pas Albert qui sait tout et qui a, aussi, des yeux partout. Il a accompagné le général de La Mourère, comme ordonnance, en uniforme de cuirassier, avec hautes bottes à éperons, le casque à crinière et tout et tout. Il était magnifique et il le savait, le bougre. Berthe le regardait avec des yeux extasiés. On la sentait séduite par ce beau jeune homme qui avait une si belle prestance. Evidemment, Albert n'est pas resté à ce banquet-célébration. Il a pu apercevoir les personnalités de la IIIe République arriver par l'escalier d'honneur. Sur une plate-forme, le président Loubet a repris son souffle. Puis il est redescendu de l'autre côté pour pénétrer dans la tente, avec toute la majesté du premier citoyen de la République. -- C'est pas Dieu possible, a murmuré Berthe en levant les yeux au ciel. Mais on lui a fait faire une entrée comme aux Folies-Bergères. Albert a ri de tout son cœur. En son for intérieur, il estimait que la jeune Berthe avait beaucoup d'esprit. Il la trouvait « épatante » comme on disait alors. En fait, sans le savoir, il devenait amoureux
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