Accueil Chapître 8
Chapître 8 Imprimer Envoyer

L'invasion de la zone libre

La riposte au débarquement allié en Afrique du Nord ne se fait pas attendre. La France rompt les relations diplomatiques avec les USA. L'amiral Darlan ordonne, de son côté, une suspension d'armes à Alger.

-- Vous allez voir, déclare Grand Père Albert, on va finir par faire comme en Espagne. Les franquistes d'un côté, pour nous ce seront les Vichystes, les républicains résistants de l'autre. Nous allons vivre la guerre civile. Les enfants, nous n'avons pas fini de pleurer toutes les larmes de notre corps.

Heureusement, Albert se montrait trop pessimiste. Si l'amiral Darlan donne, le 10 novembre, l'ordre aux forces françaises d' Algérie et du Maroc de cesser le feu et déclare prendre autorité sur l'Afrique du Nord, au nom du Maréchal, ce dernier le contre aussitôt en affirmant assurer lui-même le commandement des forces armées.

Imbroglio total dont profitent les Allemands qui envahissent la zone non occupée en France. Les Italiens prennent pied en Corse. Prétextant vouloir défendre leurs positions en Libye, les Allemands débarquent à leur tour en Tunisie. Quelle salade !

Vichy n'avait donc pu échapper à la menace qu'il avait tant de fois redoutée : l'invasion totale de la France. Le maréchal Pétain, en même temps qu'il déchoit Darlan « de toute fonction publique et de tout commandement militaire » tente de protester contre cette violation de l'Armistice. Mais en vain.

Quelques uns avaient espéré le voir quitter Vichy pour se réfugier en Afrique du Nord où sa présence aurait certainement produit d'autres effets que celle de Darlan et même du général Giraud.

Pierre Laval qui négociait avec Hitler souhaitait publiquement « la victoire de l'Allemagne » La tentation était trop forte pour les occupants verts de gris. Ils s'emparent de Toulon, le 27 novembre après une attaque aérienne et le mouillage de mines magnétiques devant le port.

Faute de pouvoir quitter la rade, la flotte française se saborde. Soixante-quinze bâtiments jaugeant 225 000 tonnes, disparaissent ou s'anéantissent. Trois cuirassés, huit croiseurs et seize sous-marins gisent dans le port,désormais inutile, avec l'amère satisfaction qu'ils ne serviront pas la Kriegsmarine.

En ce mois de novembre 1942 qui marque toutes les mémoires, la France, interdite, assiste à l'agonie de l'Etat français. En moins de trois semaines, Vichy qui demeurait un Etat normalement constitué et souverain allait perdre ce reste d'indépendance, son empire et sa flotte qui flattait son orgueil.

L'amiral Darlan est assassiné à Alger, dans des conditions qui ne furent jamais clairement établies, par un jeune royaliste, Fernand Bonnier de la Chapelle.

Au même moment, à des milliers de kilomètres de là, dans le plus grand secret, le physicien italien Enrico Fermi, réfugié aux U.S.A., réussit, pour la première fois, à produire une réaction atomique en chaîne contrôlée, dans une pile à uranium et graphite. La réaction a été maintenue pendant 28 minutes.

Désormais la physique nucléaire perfectionnée par un autre exilé, Albert Einstein, va prendre un essor irréversible. Le monde est entré désormais dans l'ère atomique.

Un héros Jean Moulin

En ce début d'année 1943, l'atmosphère pèse lourdement sur le pauvre pays de France totalement occupé où l'on recrute maintenant ouvertement des volontaires français pour lutter contre le bolchevisme sur le front de l'Est. Outre la L.V.F., des miliciens, anciens du Service d'ordre légionnaire (SOL), recrutent pour lutter contre les résistants gaullistes et les maquisards.

Ces derniers se font nombreux depuis que le Service du travail obligatoire contraint les jeunes de 20 à 23 ans de partir servir l'Allemagne dans les usines et les ateliers. Car le Reich a besoin de plus en plus d'hommes.

La bataille de Stalingrad vient de sonner un premier coup de glas. Elle s'achève avec la capitulation de la 6e armée du général Von Paulus. 300 000 hommes sont perdus : 24 généraux se trouvent parmi les 91 000 prisonniers. Cette bataille de Stalingrad est considérée comme le grand tournant de la Seconde Guerre mondiale.

En France, la Résistance s'organise. Sous la présidence de Jean Moulin, la première réunion du Conseil national de la Résistance (CNR), constitué de représentants des organes de résistance, des partis politiques et des syndicats a lieu dans la clandestinité la plus complète.

Hélas, la Gestapo parvient à se saisir de Jean Moulin et de plusieurs chefs clandestins, lors d'une réunion à Caluire, près de Lyon. Elle était destinée à réorganiser l'armée secrète après l'arrestation du général Delestraint. Jean Moulin,, ancien préfet, véritable héros, mourra sous la torture sans avoir parlé. Georges Bidault lui succède à la tête du C.N.R. La Résistance française n'est pas décapitée.

Par contre en Italie, le régime fasciste s'effondre. Mis en minorité, le duce Mussolini est arrêté sur ordre du roi et le maréchal Badoglio forme un nouveau gouvernement. Les Américains débarquent en Sicile tandis que les Allemands envahissent le pays pour s'opposer à l'avance des troupes alliées. C'est le chaos le plus complet.

Mieux, Mussolini détenu dans les Abruzzes, est libéré par un commando de parachutistes S.S Le 13 septembre 1943 est une date à marquer d'une pierre aux trois couleurs. Une première partie du territoire national est délivrée de l'occupation ennemie : la Corse est libérée grâce au débarquement, dans la baie d'Ajaccio, du 1er bataillon de choc, venu d'Afrique du Nord.

-- Ça y est ! Vous allez voir, les enfants, jubile Albert Brailly qui ne songe qu'à retrouver cette indépendance à laquelle il a consacré toute sa vie. Nous allons retrouver la liberté à notre tour.

Pour lui, la remontée des troupes américaines et françaises, du Sud vers le Nord, n'est plus qu'une question de jours sinon de mois. Las ! Il lui faudra encore attendre un an avant de connaître l'ivresse de la Libération.

Ce n'était pas une sorte de passivité qu'il fallait accepter mais une attente qu'il restait à vivre. Comme la famille Havet, chacun, à Vauban et dans la banlieue de Lille, à Crécy-en-Ponthieu ou ailleurs, attendait l'un des siens qui se morfondait dans un stalag ou dans un oflag. Quelques autres pleuraient un mort tombé au champ d'honneur quand ce n'était pas un mort resté sans sépulture, dans un bombardement.

Pour moi, Gaspard, la vie s'écoulait presque normalement. Le curé de la paroisse St Pierre de Mons en Baroeul désirait à tout prix que je rentre au Petit Séminaire. Il n'en était pas question dans mon esprit. Je fis feu des quatre fers pour éviter cette voie religieuse.

Très sagement, mon cher Papa m'inscrivit à l'Institution St Paul dirigée par des Frères des Ecoles Chrétiennes qu'on surnommait « les frères quatre bras » parce qu'ils n'enfilaient jamais la grande cape au-dessus de leur soutane. En marchant les bras du vêtement s'envolaient comme des ailes de corbeau. C'était très amusant à les voir déambuler dans les grands couloirs de l'établissement.

C'était un univers très à part. D'un côté il y avait les vieux frères, qui marchaient en traînant les pieds et qui étaient trop âgés pour avoir été appelé sous les drapeaux. Ceux là révéraient le maréchal Pétain et c'étaient les seuls qui en faisaient l'allusion discrètement.

De l'autre côté, avec quelques civils, très jeunes, des Frères novices dont certains s'étaient lancés dans l'enseignement religieux pour ne pas partir au Service du Travail Obligatoire en Allemagne. Ils étaient enthousiastes, pleins de vitalité, cherchaient par tous les moyens à nous cultiver l'esprit. Organisation de concerts, d' après-midi chorales, de projection de films en noir et blanc, rien ne leur était étranger. Sauf qu'on ne pouvait rien organiser de sérieux dans la durée parce que notre temps était haché par les alertes.

Les raids aveugles des avions alliés

Ah ! Ces alertes interminables. La sirène mugissait en une sorte de vague déferlante qui s'arrêtait quand se faisait entendre le sourd bourdonnement de centaines de bombardiers qui brillaient dans le ciel à 8 000 mètres.

Nous regardions ces lucioles minuscules avant de rentrer se réfugier, dans les sous-sol de l'Institution ou à la cave de la maison de Mons en Baroeul dès les premiers éclatements de la Flak (la DCA allemande) qui aboyait rageusement.

Quand la cible n'était pas l'usine de Fives-Lille qui fabriquait des locomotives et du matériel pour l'ennemi ou la gare de Lille-Délivrance, où stationnaient des dizaines de convois militaires, la rumeur des « forteresses volantes » s'atténuait. Et la sirène de fin d'alerte donnait de la voix sur une plainte monocorde.

Parfois, des chasseurs de la R A F entamaient un combat avec leurs adversaires à la croix noire dans des rugissements de moteurs et des miaulements à faire craquer les nerfs.

-- Cette fois ci c'est pour nous, gémissait Clotilde. Les enfants récitez un « Ave ». Priez la Sainte Vierge. Et elle multipliait les litanies, invoquant tous les saints du Paradis.

-- Ces Moustiquos, ils sont drôlement acrobates, remarquait Albert qui n'avait jamais pu prononcer le nom de Mosquitos convenablement. Vous avez vu ? Ils ont abattu des Misschermitt avant-hier au-dessus de Lomme.

La presse régionale, au service de l'ennemi, qui ne paraît que sur une feuille recto-verso, à cause du rationnement du papier, ne parle jamais des pertes allemandes. Elle réserve ses gros titres pour les victimes des bombardements en stigmatisant les « atrocités » de l'aviation alliée. Elle commente, en maniant le mot “ libérateurs “ avec une ironie méprisante, le bilan des raids anglo-américains durant l'année 1943 : 21 000 victimes en France et 300 000 sinistrés ou évacués.

Sous les bombes

Après d'autres communes de la région, l'agglomération lilloise est victime d'un raid particulièrement meurtrier dans la nuit du dimanche 9 au lundi 10 avril. C'était le soir du dimanche de Pâques, le temps des communions solennelles aussi. Ce jour là les habitants avaient tenté d'oublier, la guerre et son cortège de privations. On avait réuni la famille et à cause du couvre-feu qui commençait à 19 heures, les uns et les autres avaient décidé de se coucher sur place en utilisant divans et fauteuils.

Soudain le bruit des escadrilles de bombardiers fait trembler les murs tandis que la sirène hurle à n'en plus finir. nous étions restés, les trois garçons, dans la minuscule loge des « Docks » avec nos grands parents maternels.

-- Ce n'est rien, dit Berthe toujours optimiste. N'ayez pas peur, mes enfants. Ils se dirigent sur l'Allemagne comme d'habitude. Vous pourrez regagner vos lits dans peu de temps.

Grand Père Albert hochait la tête. Il ne montrait pas ses craintes parce qu'il était un ancien combattant et qu'il avait connu Verdun mais on ne le sentait pas à son aise. Il se tassait sur un vieux coffre en bois dans le réduit aménagé sous les immenses bâtiments des Docks. Ce devait être solide mais si la bombe tombait droit, le tout s'effondrait comme un château de cartes, c'était certain. Mais on n'y pensait pas.

Mais tout se gâte quand les fusées éclairantes illuminent les intérieurs malgré les rideaux de la Défense Passive. On se croirait en plein jour. Il faut se rendre à l'évidence : c'est la gare de triage de Lille-Délivrance, point stratégique de première importance à l'aube du débarquement, qui est visée. Elle est à un kilomètre des Docks, à vol d'oiseau.

Visée, oui, mais avec une certaine désinvolture de la part des équipages américains qui laissent tomber leurs bombes de 5 000 mètres. Par vagues successives les avions larguent leur cargaison de mort sur plusieurs kilomètres.

Les torpilles soufflent les maisons de la cité des Cheminots à Lomme mais aussi les communes limitrophes de Lambersart, Loos, Haubourdin et Sequedin. Au total 2 200 points de chute de bombes seront relevés dont une dizaine dans le quartier Vauban qui n' a jamais connu çà depuis le début des raids aériens alliés.

-- Le silence revenu, une odeur de poudre et de poussière flotte dans la maison ou plutôt de ce qu'il en reste, m'a dit Monsieur Clotaire qui devait devenir mon beau-père et dont la famille demeurait sur la grand route, entre Loos et Haubourdin. Tout le monde est hébété mais nous avons quand même le réflexe de crier “ Au secours “ pour qu'on vienne nous dégager.

Effectivement une bombe est tombée sur la maison du 90 de la rue du maréchal Foch. Ensevelis sous les décombres, les membres de la famille de monsieur Clotaire, sa femme, ses filles, sa belle-mère, sa soeur et son beau-frère ont eu la vie sauve grâce aux étais et aux poteaux que le chef de famille avait installés pour consolider la cave.

C'était un homme de précaution. Il vérifiait cinq fois ses mesures avant de poser un étai. Je l'ai constaté quand il m'a aidé à placer des étagères dans un recoin de cheminée, des années plus tard. Pour installer trois planches, nous avons mis l'après-midi complète. Mais çà tenait car tout avait été minutieusement calibré.

Le lendemain, « l'Echo du Nord » relate le drame : “Le lever du jour n'atténue pas la vision d'horreur. Les cadavres enveloppés d'un drap d'où sortent parfois un bras ou un pied sont transportés avec des moyens de fortune, brouettes et charrettes. Ces corps retirés des ruines s'accumulent dans la salle des fêtes transformée en chapelle ardente.

Une grande partie de l'appareil industriel de la zone ouvrière a été atteinte : des filatures, des tissages, des huileries, le dépôt des Coopérateurs de Flandres, et d'Artois à Lomme, l'imprimerie Danel, l'usine Kuhlmann et l'usine Agache à Loos, la blanchisserie Sander à Haubourdin. De nombreux ouvriers sont, de ce fait, mis au chômage.”

La famille de monsieur Clotaire a été extraite des ruines quelques heures plus tard. L'une des filles ne voulait pas sortir. Elle se trouvait encore en chemise de nuit. Elle craignait les regards indiscrets des sauveteurs qui avaient certainement autre chose à penser que de lorgner les cuisses des filles. Quant à Monsieur Clotaire il eut ce mot magnifique en émergeant du tas de briques :

-- Je n'ai plus de maison. Mais vivent les Anglais quand même! Maintenant qu'ils viennent par la route. On les attend.

Une patience sans borne

On attendait ! On attendait quoi ? Que les Américains et les Russes aplatissent les « Frisés ». C'était ça le courage de la population française : attendre. Avoir une patience sans borne. Croire en la radio de Londres, malgré les brouillages lancinants, à l'appel du général de Gaulle pour lequel « la France avait perdu une bataille mais n'avait pas perdu la guerre ». Croire en la Résistance qui, un jour, sortirait de l'ombre, pour combattre au grand jour. Qu'il était long, long, le temps à venir en ce début d'année 1944.

C'était toujours le temps du « système D » : les petites joies d'un bonheur quotidien, des jours « avec » qui alternaient avec des jours « sans » (sans alcool ou sans viande) entre deux alertes annoncées par les sirènes. Pour les uns comme pour les autres, puisqu'il n'y avait plus de textile, il n'y avait plus de vêtements neufs. Il fallait porter trois ans le même manteau puis tenter de le retourner lorsqu'il devenait vraiment trop avachi.

Qui avait imaginé de cuisiner des faux gâteaux avec du faux sucre ? Et assaisonner des salades avec de l'huile qui n'en était pas. Il y avait, pour les jeunes filles, des faux bas, c'est-à-dire des jambes que l'on peignait au pinceau et qui coulaient en rigoles à la première averse avec un trait de crayon pour marquer la couture. Il y avait les faux cuirs pour des chaussures à semelles de bois qui vous grandissaient certes, mais qui risquaient, sur un trottoir bancal, de vous tordre les chevilles.

Le quotidien de 43-44 c'était la tactiques de la survie : des lapins sur les balcons, des potagers dans des courettes de 50 m2, des semis sur les remblais et les fossés pour faire pousser des rutabagas et des topinambours, autrefois réservés au bétail et que les Chleuhs sans doute ne voulaient pas. On se passait des recettes de restriction pour faire du pâté sans viande, ou une omelette d'un œuf épaissie d'une sorte de Maïzena qui s'appelait le « Zite ». Cà calait l'estomac et c'était un ensemble de combines pour parer à la pénurie de viande, de lait, de gaz, de bois, de charbon, de tout.

J'ai parlé de l'élevage des lapins et de la « draîche » que papa Georges ramenait de la brasserie pour les nourrir. Il fallait leur donner aussi de la verdure. C'était la tâche de mes deux frères qui partaient chaque soir d'été et d'automne, sur le pourtour des champs – il y en avait encore à ce temps là. A présent c'est une ZUP où il y a encore beaucoup d'herbe, mais celle là on la vend à prix d'or pour la fumer.

Mon père avait fabriqué une sorte de blockhaus pour nous protéger des bombardements dès le début de la guerre. Finalement nous n'y sommes jamais allés. Mais pour la colonie de lapins il leur fallait des cages. C'est dans ce blockhaus qu'ils ont trouvé pension. J'étais chargé de les nourrir, chaque matin et chaque soir, et de leur ôter le fumier chaque semaine car ils pissaient beaucoup et c'était absolument indispensable.

Des lapins vivants, c'est bien, c'est même très gratifiant car on les voit grandir, on leur parle et ils répondent en agitant le museau sur leurs lèvres proéminentes. Je finissais par les aimer malgré le travail qu'ils exigeaient. Et quand la lapine mettait bas, quel plaisir de voir les lapereaux se bagarrer pour parvenir aux mamelles de leur mère.

Des lapins vivants, c'est bien. Mais finalement leur destin était de nous nourrir. Il fallait donc les tuer.

-- Moi, avait déclaré Georges d'un ton solennel, je n'ai jamais tué un être vivant de mes mains. Je ne vais pas commencer maintenant.

-- Je ne sais pas comment je pourrais faire, déplorait maman Léa. Parlons en à mon père. Il a l'habitude et il sait même tuer des cochons.

Grand Père Albert est bien venu, une fois, deux fois, trois fois. Puis il a laissé passer quelques semaines. Nous avions besoin de viande pour la communion solennelle de Gabriel. J'avais suivi le déroulement des opérations en présence de grand père Albert. Comme j'étais assez vantard, j'ai proclamé devant tout le monde :

-- Moi, je saurai les saigner. Mais il faudra quelqu'un pour les dépiauter.

Grand Mère Clotilde se déclara volontaire pour ce travail qu'il ne fallait pas rater car les peaux de lapin servaient, après un long séchage à l'alun et des boules de paille dans le ventre, à faire des moufles et des semelles à glisser dans les brodequins.

L'heure décisive arriva. Je n'ose pas décrire le scénario sanguinolent de la première exécution. Un grand coup de gourdin sur le cou du malheureux candidat à la mort. Puis il fallait lui lier les pattes arrière et l'accrocher, assommé au fil de fer de la corde à linge. Il fallait prendre un couteau très pointu, et d'un coup, d'un seul, l'énucléer.

Deux soubresauts : le sang giclait et se répandait à terre. J'attendais quelques minutes, tâtai le ventre et le cou. Le lapin ne bougeait plus. C'était le moment de lui fendre la peau du ventre et de sortir les entrailles en prenant soin de ne pas crever la vésicule biliaire en sélectionnant le foie car, dans ce cas, la viande aurait un goût de fiel et d'amertume.

Grand Mère Clotilde arrivait et, adroitement, découpait la peau du cou jusqu'au coccyx. On laissait refroidir l'animal avant de le détailler, morceau par morceau et le lendemain de les faire rôtir dans les règles de l'art.

Serez vous surpris de savoir qu'au début je mangeais le lapin de bon cœur mais qu'à force d'en occire, je fus pris du dégoût de cette chair, difficile à digérer. A présent, je suis totalement allergique au lapin et au lièvre et je fais un œdème de Quincke, si, par hasard, j'absorbe quelque peu de ces animaux, dans un pâté ou une sauce.

Des détails me reviennent encore, mais moins sanglants, de ces longs mois d'attente. Nous avions faim, toujours faim. Dans les écoles et les collèges comme l'Institution St Paul, le matin vers 10 heures, on nous distribuait une petite pastille rose qu'il fallait laisser fondre sur la langue. C'était la pastille vitaminée destinée à ne pas transformer nos carcasses d'adolescents en momies rachitiques.

L'après midi, vers 15 heures, autre distribution ; celle de deux petites galettes, marquées d'incrustations marron, qui devaient être d'autres produits vitaminés. C'étaient « les biscuits Pétain » dont on raffolait. Les philatélistes en herbe, tellement passionnés, les échangeaient contre des timbres pour agrandir leurs collections. D'autres les jouaient aux billes. Il y avait un trafic monstre avec « ces biscuits Pétain » dont la distribution s'achevait sur l'hymne appris par cœur et qu'on avait l'obligation de chanter : « Maréchal, nous voilà, devant toi, nous les gars », etc.

Les sanglots longs des violons

Après six mois pénibles où se succédèrent sans arrêt les alertes, les bombardements, les massacres de maquisards, les espoirs déçus et les attentes interminables de messages brouillés survint au début de juin la rengaine sur les ondes de la BBC « les sanglots longs des violons de l'automne », complétée le 5 juin à 21 h 15 par le deuxième vers de la strophe, « blessent mon cœur d'une langueur monotone ».

C'est l'annonce du jour J, avec le débarquement sur les plages de Normandie, entre Caen et le bas du Cotentin, des troupes alliées en masse. Non plus un faible détachement comme à Dieppe ou à Saint-Nazaire, mais une opération d'envergure baptisée « Overlord ».

Préparée de longue date, menée de main de maître, malgré les mauvaises conditions météorologiques, par le général Eisenhower, précédée par des parachutages de troupes aguerries, l'invasion par mer commence à 6 heures 30.

Des 6 939 navires faisant route vers les côtes de France se détachèrent les premières barges. Le soir de ce premier jour, du « Jour le plus long » comme l'a si bien décrit Cornélius Ryan dans un ouvrage qui porte ce titre, les Américains, Britanniques, Canadiens et Français n'ont pas tous atteint les objectifs fixés, mais ils ont pu établir de solides têtes de pont.

Dans la famille Havet comme chez Albert Brailly et dans la grande majorité des foyers français, la phrase fusait et se communiquait de bouche à oreille : « Ils ont débarqué. Ils arrivent ! ».

Ce fut comme une traînée de poudre, des rires et des larmes, une joie contenue dans toute la France Bien sûr, il fallait être sur ses gardes car les libérateurs n'allaient pas délivrer le pays du jour au lendemain. Mais une lumière nouvelle illuminait tous les yeux. Les occupants, plus durs que jamais, ne s'y trompaient pas.

Les sabotages reprirent de plus belle. Les fils téléphoniques étaient coupés, les ponts sautaient et les voies de chemin de fer prenaient la tangente. La désorganisation qui s'ensuivait aidait les Alliés dans leur progression, car les renforts arrivaient difficilement pour la 7e armée allemande, surprise malgré les renseignements qu'elle avait reçus des centres d'écoute dont celui de Tourcoing.

Il est vrai que les Alliés avaient mis le paquet, comme on dit en termes familiers. Eisenhower commandait près de trois millions de soldats dont plus de la moitié étaient américains. Les forces britanniques et canadiennes représentaient près d'un million d'hommes auxquels s'ajoutaient des contingents de Polonais, de Français, de Tchèques, de Belges, de Norvégiens et de Hollandais.

Une armada gigantesque

Jamais un officier supérieur n'avait eu sous ses ordres et sa responsabilité autant d'hommes appartenant à autant de nations aussi diverses. Les préparatifs avaient été aussi gigantesques que secrets. Des aérodromes avaient surgi un peu partout. On en avait installé des faux avec des appareils en bois pour égarer la reconnaissance aérienne ennemie.

Les ports étaient encombrés d'une flotte de plus de 900 navires de toutes sortes destinés à soutenir la gigantesque armada de 6 500 bâtiments qui allait s'engager, en 75 convois, vers la côte normande sur un front de plus de 30 kilomètres

Près de 2 millions de tonnes d'armes, de marchandises et de matériel devaient être transportés dans les délais les plus brefs d'un côté à l'autre de la Manche. Le sud de l'Angleterre avait donc été transformé en un immense arsenal.

Des montagnes de munitions se cachaient sous les frondaisons des bois et des forêts. Sous les filets verts de camouflage se pressaient des chars, des autochenilles, des automitrailleuses, des camions G.M.C., des jeeps et des ambulances soit quelque 50 000 véhicules pour lesquels il avait fallu prévoir des réserves énormes de carburant.

Bulldozers et excavatrices avaient été prévus pour ouvrir des brèches dans le mur de l'Atlantique, soigneusement mis au point par le maréchal Rommel, revenu des sables de Tunisie que l'armée allemande, finalement, avait abandonnée.

Il fallait aussi envisager, une fois le débarquement réussi, de suivre la progression des divisions et des armées alliées. Plus de 1 000 locomotives et 20 000 wagons allaient remplacer le matériel français et allemand détruit par des bombardements de plus en plus fréquents et hélas, pour la population française, de plus en plus meurtriers.

Des engins de guerre inédits

Cornélius Ryan qui a interrogé méthodiquement tous ceux qui avaient préparé l'opération Overlord donne des détails surprenants sur les préparatifs :

« Il ne manquait pas non plus, raconte t-il, d'engins de guerre étranges et inédits : des chars amphibies, d'autres précédés de grands rouleaux de lattes qui servaient à combler les tranchées antichars ou à franchir des murs, d'autres encore munis de grandes chaînes qui battaient le sol devant eux comme des fléaux, pour faire sauter les mines. On trouvait aussi de longs bateaux plats hérissés de tubes lance-fusées.

Deux ports artificiels devaient être remorqués jusqu'aux plages du Cotentin. Ils représentaient sans doute la plus étonnante de toutes les innovations (...). Ces constructions surnommées « Mulberries » étaient formées de 145 énormes caissons en béton de six tailles différentes. Les plus grands contenaient des locaux pour les équipages et étaient armés de canons de D.C.A. Ils avaient l'aspect de maisons de cinq étages flottantes. Ces caissons allaient être coulés bout à bout au large des plages pour former des bassins et des quais où des cargos de la taille d'un Liberty-ship pourraient accoster et décharger le matériel.

De là, hommes et matériels étaient transportés jusqu'à de grandes jetées en acier pesant chacune 15 000 tonnes, elles-mêmes reliées aux plages par des quais métalliques flottants reposant sur des pontons. Un brise-lames composé de 60 bateaux remplis de ciment et coulés sur place avec des files de caissons partiellement submergés protégeaient l'ensemble. Chacun de ces ports artificiels avait les dimensions du port de Douvres. »

Malheureusement la tempête qui sévissait à ce moment-là sur la Manche détruisit en grande partie le port américain établi à Saint-Laurent. « Mulberry », installé à Arromanches résista mieux aux vagues et permit le déchargement de 11 000 tonnes d'approvisionnement par jour. Le mécano géant avait tout de même bien fonctionné…

L'oreille rivée au poste de T.S.F. caché derrière un simple rideau dans la cuisine, Albert Brailly suivait avec passion tout ce qui se débitait sur cette immense opération qu'on n'aurait jamais imaginée tant elle rassemblait d'éléments divers et mettait de matériel en oeuvre.

Tout de suite il sut, en suivant les détails sur une vieille -carte Michelin qui allait du Havre à Cherbourg trouver les emplacements de Utah Beach, d'Omaha, de Gold, de Juno et de Sword, noms de code servant à désigner les lieux de débarquement des unités alliées. Il n'omettait pas non plus d'écouter les communiqués émanant de Radio-Paris qui, évidemment, parlait, jour après jour, de rejeter l'ennemi à la mer.

Rommel se trouvait en permission en Allemagne à cette époque-là. Le maréchal von Rundstedt, commandant suprême de l'armée allemande à l'Ouest, disposait d'environ 50 divisions d'infanterie et de 10 divisions blindées. Il donna l'ordre de mouvement aux réserves blindées de la 1re et de la 12e division S.S., mais Hitler lui interdit de débloquer des troupes stationnées dans le Pas-de-Calais craignant qu'un second débarquement, aussi important que le premier, n'intervienne entre la baie de Somme et la frontière belge.

Ce fut la première grande erreur stratégique du chancelier allemand trompé par les renseignements savamment distillés par l'Intelligence Service à ce propos. Et puis trop de divisions d'infanterie furent retardées dans le sud de la France, empêchées de remonter sur Caen et sur Saint-Lô par des sabotages et lors d'escarmouches des maquisards et des F.F.I. du Centre et du Sud-Ouest.

La libération de Paris

Les Anglais piétinaient dans une bataille aussi longue que difficile. Avec l'aide des Canadiens et des Polonais ils parvinrent, après des combats de chars inouïs, à isoler les Allemands dans la poche de Falaise. 50 000 Allemands et tout le matériel de la 5e et de la 7e armée blindée étaient pris au piège. La route de Paris était ouverte.

La 2ème DB du général Leclerc, aux aguets, près du Mans, reçut la permission d'Eisenhower, sur les instances du général de Gaulle, de foncer vers la capitale insurgée : 200 km d'une traite pour arriver à Rambouillet.

-- Ça y est. Paris sera libéré avant la fin du mois d'août, avait prophétisé Georges qui déplaçait, de son côté, des aiguilles à tête colorée sur une carte de France installée au second étage de la maison, près du grenier. Si un importun arrivait, elle pouvait disparaître dans une malle en un clin d'œil.

Il suffisait d'une visite intempestive pour être dénoncé à l'autorité allemande. Lille était encore sous la botte. Les Parisiens n'avaient pas attendu l'approche des chars alliés pour se soulever.

Le 19 août, les mouvements de résistance et de police, aidés par la population qui dressait des barricades, décidèrent l'insurrection. Quelques jours plus tard, les premiers éléments de la 2e D.B. atteignaient l'Hôtel de Ville.

Le surlendemain, dans un délire indescriptible, le général de Gaulle descendait les Champs-Elysées et arrivait à Notre-Dame de Paris tandis qu'à la gare Montparnasse, le général Leclerc, encadré par les responsables de la Résistance et des F.T.P. recevait la reddition des troupes du général von Choltitz.

A Lille, Albert fit sauter le bouchon d'une bouteille de Champagne qu'il avait camouflée derrière des sacs de grains dans son poulailler de la rue Colbert. L'autre, la dernière, il la réservait pour l'arrivée des Alliés dans la capitale des Flandres. Il se donnait un mois pour la boire en famille. Il eut la chance de ne pas attendre si longtemps.

-- Et nous aussi, grand père, on aura le droit de boire un petit verre ?, demanda Gabriel, treize ans, qui ne savait pas quel goût pouvait avoir cette boisson pétillante et qu'il n'avait jamais vue.

-- Bien sûr, mon gars, répondit Albert. Tu ne vas pas manquer une occasion pareille. Tu n'en vivras pas deux comme celle-là dans la vie.

Les armes diaboliques

Huit jours après le débarquement, devant l'impuissance de von Rundstedt à rejeter les Alliés à la mer, Hitler fonda tous ses espoirs dans les armes nouvelles, mises au point par le savant von Braun et ses techniciens à Peenemunde, une île de la Baltique.

On les appelait les V1. Il s'agissait d'un avion à réaction sans pilote dirigé par un compas magnétique, avec une tête chargée d'une tonne d'explosifs. Il volait à mille mètres d'altitude et à plus de 600 km à l'heure.

Le premier V1 - Vergeltung signifiait « représailles » - tomba sur Londres le 12 juin et au cours de l'été plus de 2 400 de ces engins de mort s'abattirent sur l'Angleterre causant des morts et des dommages considérables. C'étaient des armes diaboliques que les avions et les tirs de la défense anti-aérienne ne pouvaient intercepter.

La plupart étaient lancés de plates-formes situées dans le Pas-de-Calais et dans la Somme. Les bombardements alliés, malgré les renseignements fournis par l'Intelligence Service et la Résistance, n'avaient pu les réduire à l'impuissance.

-- Vous les entendez tourner, disait Léa en serrant sa petite dernière sur sa poitrine. On dirait un moteur de motocyclette. Si le bruit s'arrête c'est que le moteur a fini de tourner et il va tomber. Alors couchez-vous par terre et priez le bon Dieu.

C'est vrai que ces fameux V1, parfois sabotés, parfois privés de direction, ne parvenaient pas à prendre la route de l'Ouest et tournaient, tournaient au-dessus de la région jusqu'à épuisement du carburant. Alors ils tombaient comme une pierre, sur les maisons des villes ou en pleine campagne.

Plus tard, les V2, fusées supersoniques, encore plus perfectionnées, volèrent à une telle vitesse qu'on ne les entendait plus passer. Ils furent encore plus meurtriers pour les Britanniques qui surent faire face avec sang-froid à cette nouvelle épreuve contre laquelle il n'y avait aucune parade, puisque les avions de la RAF ne pouvaient pas les rattraper quand ils étaient identifiés par les radars.

Paris libéré, tout va se jouer très vite et tient en quelques mots.

Le débarquement en Provence

Le 15 août, la Méditerranée se couvre d'une nuée de bateaux. Environ 2 000 s'engagent près des côtes entre Cavalaire et Saint-Raphaël, amenant à pied d'oeuvre la 7e armée américaine du général Patch et la 1re armée française du général de Lattre de Tassigny. C'est « l'opération Dragon » deuxième débarquement prévu.

Profitant de la surprise, les Alliés poussent leurs troupes sur Toulon et Marseille. Infanterie coloniale et tabors marocains procèdent à l'investissement des places réputées fortes et font plus de 10 000 prisonniers. Pour éviter la prise en tenaille entre les armées du front de l'Ouest et celles débarquées en Provence qui remontent le Rhône, les Allemands font retraite.

Georges n'a plus le temps de déplacer ses épingles de couleur sur la carte de France. Il est sans cesse dépassé par les événements. :

-- Les Boches ne vont pas tenir le coup. Ils vont se faire couper de leurs arrières, prévoit-il en espérant de tout son cœur que la France entière puisse être libérée pour Noël.

Les troupes et les convois allemands refluent en désordre vers les Vosges tandis que les Anglo-Américains dévalent à travers les plaines du Nord et de la Champagne.

-- Cà y est. Ils arrivent ! Nous allons être libres. Vive la France ! Mais bon sang qu'il nous en a fallu de la patience. Avec du temps, l'herbe devient du lait, c'est sûr. Mais à force est-ce qu'on ne va pas trouver du beurre ?

Albert,dans son enthousiasme, ne savait plus très bien ce qu'il disait. Son épouse Berthe aidée de sa sœur Angèle dénichent en toute hâte du tissu bleu et rouge qu'elles cousent fébrilement à des morceaux de drap pour en faire des drapeaux.

Les opérations allaient connaître un rythme surprenant. Poussant devant elles un ennemi en plein désarroi, cette énorme masse d'hommes et de blindés, portée par les ailes de la victoire, procède par bonds successifs.

Le massacre d'Ascq

Pourtant avant d'en arriver à la libération de Lille-Roubaix-Tourcoing, que de drames, que de massacres et de morts inutiles. Si la forteresse européenne, édifiée par le nazisme avec tant de cruauté et d'horreurs craque de toutes parts en ce mois de septembre 1944, le Nord en a pris sa part.

Il y avait eu, par exemple, le massacre d'Ascq. Il apparaît comme une immense tâche de sang dans ce siècle fantastique où la lumière côtoie l'ombre et où la vie, une fois de plus, triomphe de la mort et du désespoir. :

Dans la nuit du 1er au 2 avril 1944, le train militaire allemand n° 9872 est immobilisé à 1 200 mètres de la gare d'Ascq par une explosion : une charge de plastic a fait sauter un aiguillage. Trois wagons chargés de chars et d'automitrailleuses déraillent, mais sans grand mal. Aucun des passagers n'est blessé.

Ces passagers sont des S.S. qui appartiennent au 12e détachement blindé de reconnaissance de la Panzerdivision « Hitler Jugend ». Leur chef est l'obersturmführer Hauck. C'est lui qui portera l'entière responsabilité du massacre. Il partage son bataillon en quatre pelotons qui seront chargés de ramener sur les lieux du sabotage des groupes de civils : des hommes de 17 à 50 ans qu'on fera sortir de leur lit. Les otages sont amenés à proximité de la cabine d'aiguillage et assassinés à coups de pistolets et de mitraillettes.

Pendant ce temps, d'autres unités de S.S. fouillent les maisons, la poste, la gare, le presbytère. On ne prend plus la peine de conduire les civils sur les lieux de l'attentat. On tue sur place pour gagner du temps et tuer davantage. Des hommes sont précipités du haut des escaliers et d'autres sont piétinés (...). Le massacre durera près de deux heures. 70 hommes ont été abattus sur le terre-plein du Quennelet, près de la cabine d'aiguillage. Seize autres seront tués dans le village ou leur maison, ou encore dans les champs où ils tentaient de fuir.

Au total : 86 personnes massacrées. Au moment où la Feldgendarmerie arrive, alertée par un cheminot ascquois M. Derache, trente à quarante hommes, rassemblés le long de la voie ferrée, étaient sur le point d'être exécutés.

Et que d'actes horribles aussi, un peu plus tard à Bruay-en-Artois, à Seclin, à Rieux-en-Cambrésis, au Pont de Nieppe ou à Bergues. Le dernier acte de la tragédie interviendra le 1er septembre, deux jours avant que les Anglais n'arrivent à Lille. 1 250 prisonniers de Loos-les-Lille sont embarqués à la hâte dans un train vers les camps de concentration d'Allemagne ? Sur les 1 250, 130 seulement revinrent.On retrouvera aussi des cadavres de prisonniers russes alignés dans la Citadelle de Lille, près de la fosse dans laquelle ils allaient être jetés.

Liberté, liberté chérie

Mais rien ne peut ternir la joie des gens du Nord à l'annonce de l'arrivée des Alliés. Cela commença par la débandade des services administratifs « feldgrau » qui emportent sur des camions, puis sur des charrettes, leur butin et tout ce qui pouvait encore avoir de valeur à leurs yeux.

Dans la nuit du vendredi 1er au samedi 2 septembre, la Résistance ayant reçu l'ordre d'insurrection générale, on entendit quelques coups de feu isolés. A la Nouvelle Bourse, siège de l'Oberfeldkommandatur 670, on brûlait hâtivement des archives.

Un incendie éclata rue Négrier, au quartier général de la Luftwaffe. Puis des explosions se firent entendre aux alentours de Lille. C'étaient des dépôts de munitions qui sautaient. Dans le calme revenu, près des forts de Noyelles-les-Seclin, d'Englos et de Mons-en-Baroeul, on percevait l'écho de fusillades intermittentes.

A la faveur de la nuit, les F.F.I. parvenaient à s'infiltrer dans la Citadelle et à occuper les points névralgiques que les Allemands avaient fortifié au cœur de la ville et aux principaux nœuds de circulation. Quelques îlots de résistance se maintiennent ici et là notamment rue Faidherbe où un Panzer tient la gare sous la menace de ses armes automatiques. Ce n'est quand même pas par le train que vont arriver les troupes libératrices !

La Résistance s'est aussi emparée de la mairie et du magnifique beffroi qui se dresse avec hauteur sur le vieux quartier Saint-Sauveur. Le maire de l'époque, Paul Dehove, est arrêté. Jules Houcke, président du Comité départemental de Libération (CDL), s'installe à la Préfecture en lieu et place du préfet Fernand Carles et de son intendant régional de police Hannezo.

Mais l'émotion arrive à son comble lorsqu'un groupe de Panzer prend position sur la place de la République ce samedi après-midi pour prendre en enfilade le boulevard de la Liberté et tirer à bout portant sur les vénérables bâtiments du quartier et le palais des Beaux-Arts. Heureusement, ils feront mouvement très vite comprenant que leur situation risque de devenir intenable puisque des groupes de FFI se rapprochent. Ils refluent donc vers le Sud.

Ce dimanche 3 septembre, alors que le soleil brille sur la ville, au début de l'après-midi, un parlementaire allemand vient en porte-parole des SS qui tiennent encore le sud de Lille ainsi que les forts d'Englos, d'Houplin-Ancoisne et de Seclin. Il est amené les yeux bandés :

« Nous exigeons le libre passage à travers la ville. Nous avons actuellement 15 femmes en otage. Si vous refusez, si nous sommes harcelés par des francs-tireurs, elles seront exécutées et nous mettrons la ville à feu et à sang. »

Nullement démonté, le commandant de la place de Lille, Raymond Courmont, membre du mouvement « Ceux de la Résistance » répond : « En 48 heures les Forces françaises de l'intérieur ont fait quelque 600 prisonniers allemands. Si vous touchez à une seule prisonnière, nous faisons le serment de les massacrer un par un ».

La réponse impressionne l'Allemand qui repart alors que Courmont ordonne :

« Ne lui mettez pas de bandeau. Nous n'avons rien à cacher. Et l'officier de découvrir les jeunes massés près de la Préfecture, en ordre, exhibant une arme dont la plupart ne se sont jamais servis. Les S.S. libéreront leurs prisonnières et prendront la direction de Cysoing. »

Sur un nuage

Vers 16 heures une immense clameur secoue la place de la République, envahie par des milliers de Lillois. C'est un jeune motocycliste anglais, agent de liaison, qui s'est égaré et qui recherche son unité. On l'embrasse. On l'étouffe. On le laisse repartir, fêté comme un prince. Jamais il n'oubliera la chaleur de cet accueil au cœur de la ville de Lille.

Une heure plus tard arrive une voiture de liaison, les trois occupants - dont un officier français, le capitaine Lefebvre, originaire de Lille - précédent trois chars britanniques qui s'immobilisent place Philippe Lebon.

Cette fois, la foule les prend d'assaut. Les femmes s'embrassent en pleurant. La libération d'un peuple asservi durant quatre ans se poursuit dans un délire d'allégresse. L'un des témoins de ces scènes dira plus tard : « On était sur un nuage ». Chacun en oublie que les Allemands, à tout moment, peuvent faire un retour en force et qu'ils sont encore aux portes de la ville.

Les S.S. multiplient d'ailleurs les exactions, au faubourg des Postes ou au fort d'Englos où ils fusillent cinq secouristes après les avoir torturés. Ces secouristes accomplissaient leur devoir et pensaient être protégés par la croix rouge qu'ils arboraient sur un dossard. D'autres sont abattus à la Croix de Flèquières, près de Wattignies.

Roubaix et Tourcoing se libèrent sensiblement en même temps que Lille, mais hormis quelques coups de mains décidés par la Résistance locale, ces deux villes ne connaîtront pas de moments tragiques comme à Nieppe.

Trente-sept cadavres sont découverts près du Pont parmi lesquels quinze otages fusillés par représailles contre l'héroïsme qu'ont manifesté les résistants chargés de garder l'ouvrage d'art maintenu intact durant trois jours et trois nuits.

Ce 5 septembre parut au grand jour “La Voix du Nord “ qui avait été clandestine pendant quatre années ainsi que quatre autres quotidiens « Liberté », journal de tendance communiste, « Nord Libre », « Nord Matin », organe du parti socialiste et « Nord Eclair » d'inspiration démocrate-chrétien.

La Métropole était, enfin, libre.

D'autres combats eurent lieu pour la prise des villes portuaires, déjà mises à mal tout au long de la guerre par les bombardements systématiques. Le 17 septembre, les Canadiens donnèrent l'assaut à Boulogne tandis que les premiers obus tombaient sur Calais qui fut finalement enlevée de haute lutte comme les batteries du cap Gris-Nez.

Quant à Dunkerque, elle fut, de toutes les villes de France, celle qui connut la plus longue misère puisqu'il fallut attendre l'armistice de mai 1945 pour que l'amiral Frisius consente à signer l'acte de reddition. Dans des murs calcinés, et des trous de bombes, il ne restait plus que 12 000 Allemands et 750 civils.