Chapître 9 |
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A chacun sa rationLibres ! oui, mais tout n'était pas pour le mieux dans le meilleur des mondes car sur le plan matériel, rien n'avait changé. Le ravitaillement se révélait toujours aussi maigre. Les cinq enfants de la famille Havet dont trois J3 - les enfants et les adolescents de l'époque avaient été répartis, je l'ai déjà dit, selon leur âge en plusieurs catégories : E-J1- J2-J3 qui recevaient en conséquence des rations différentes avaient, après les repas, l'impression de sortir de table, l'estomac vide. Léa faisait tout son possible pour calmer les appétits insatisfaits. Elle multipliait, avec ses filles et ses garçons, les heures de queue pour obtenir les quelques grammes de viande hebdomadaire attribuée officiellement. Encore et toujours devant les étals presque vides se formaient des files interminables. Il paraît que des notables se payaient des « queutières » pour attendre des heures le moment de la distribution. De toute façon, comme je l'ai annoncé antérieurement, il n'était pas possible de recourir au marché noir avec le seul salaire de Georges et sans possibilité de troc. Heureusement il y avait les légumes de l'ancien cimetière qui étaient plus appréciés que jamais. C'est fou ce qu'on a pu ingurgiter de soupe durant ces années noires. -- Ça ira mieux demain, prédisait Albert Brailly qui à défaut de se remplir le ventre se nourrissait d'espoir. Les jours gris s'ajoutaient les uns aux autres. Sous le soleil de septembre 44, la chevauchée des armées alliées avait fait croire un peu rapidement à la fin des privations et à l'amélioration du ravitaillement. Mais la France sortait de quatre ans d'occupation quasi saignée à blanc. 254 000 immeubles avaient été détruits dans le Nord-Pas-de-Calais. L'énergie faisait défaut. Le charbon manquait, la production étant tombée de 67 à 40 millions de tonnes. L'outillage était devenu précaire dans les usines et l'agriculture manquait toujours de bras - les prisonniers de guerre n'étaient pas encore rentrés - et aussi de matériel et d'engrais. D'où des rendements médiocres. Le rationnement fut même aggravé. Le lait, les matières grasses, la viande réduits à une portion congrue. La part de pain sera même ramenée à 200 grammes par jour en 1947,situation qui se prolongera jusqu'en mars 1949, suscitant de nombreuses manifestations de colère. L'état sanitaire de la population était déplorable. On notait dans la région une augmentation de la tuberculose. 70 % des hommes avaient perdu plus de 10 % de leur poids et la mortalité infantile atteignit des chiffres records. De Gaulle, comme Maurice Thorez, revenu d'URSS, sans se faire taper sur les doigts (il avait été tout de même qualifié de déserteur en 1939) invitèrent les Français à se jeter dans la bataille de la production. Toutes les forces politiques et syndicales multiplièrent les appels pour une nouvelle mobilisation des forces vives. Fin septembre, le général de Gaulle retrouve devant une foule immense, sa ville natale qui clame sa joie et sa reconnaissance. En famille, nous allons le saluer, de loin, bien sûr, mais c'est une image de liesse populaire que nous n'oublierons pas de sitôt. D'ailleurs la photo de cette rencontre figure encore dans l'album qui porte sur la couverture le titre de « Notre Histoire ». Un homme du NordCharles de Gaulle était devenu légendaire. Rarement dans le passé un homme ou une femme avait incarné à ce point un pays, son destin, ses aspirations, sa vocation, son rayonnement. Le général de Gaulle s'inscrivait dans la lignée de ces grands personnages qui, contre vents et marées, à force de volonté et de passion, avaient redressé la barre et restauré de la France l'image. Il était de ces figures qui, du chaos, surent tirer la victoire et un de ces hommes qui, indissolublement, a lié son destin à celui de son pays. Homme du Nord, il l'était, assurément. Par sa famille dont les racines plongent à Dunkerque, à Valenciennes et à Lille. Une famille tantôt relativement aisée, quand on songe aux Maillot, fabricants de tulle à Lille, tantôt pauvre, lorsqu'on pense au grand-père de Gaulle, qui, maître d'école à Lille et à Valenciennes, tira plutôt le diable par la queue. Homme du Nord il l'est aussi par sa naissance le 22 novembre 1890, au n° 9 de la rue Princesse à Lille, dans la maison de sa grand-mère, troisième enfant et deuxième fils d'Henri de Gaulle et de Jeanne Maillot. Il est baptisé le jour de sa naissance à l'église Saint-André, rue Royale, aussitôt après avoir été déclaré à la mairie. Ainsi au premier jour de sa vie, l'enfant reçoit-il la double marque de la République, à laquelle sa famille monarchiste s'est ralliée par devoir, et d'un catholicisme aussi austère qu'ardent. Ses vacances, il les passe à Malo-les-Bains, à Rosendaël, à Wimereux et à Wimille avec des intermèdes scolaires qui se feront à la Sagesse, place aux Bleuets à Lille et chez les Jésuites d'Antoing, près de Tournai, en Belgique, dans les années1907-1908, quand les religieux auront été chassés de France par les lois du petit père Combes. Dans le Nord aussi il fera ses premières armes avant et après l'école de Saint-Cyr : à Arras, au 33ème Régiment d'Infanterie, logeant alors au n° 10 de la rue du 29 juillet. De cette époque date sa première descente à la mine à Liévin où deux de ses frères et son beau-frère furent ingénieurs. Les hommes du charbon c'est à eux d'abord qu'il songeait lorsqu'il évoquait le laborieux peuple de France. Un officier hors de pairAvec des gars du Nord, il monta au combat en 1914 et, le 7 mai 1916, le lieutenant de Gaulle est blessé à la cuisse et fait prisonnier près de Douaumont. Son bataillon, le 3e du 33ème RI, a perdu en trois jours 60 % de ses effectifs. On le croit même mort puisque”le Journal Officiel 3du 7 mai l'annonce avec la citation à l'ordre de l'armée de cet officier hors de pair à tous égards signée par le général Pétain depuis Verdun. Une fois rétabli, il cherchera toutes les occasions de s'évader du camp de Neisse et découvrira les rigueurs du camp de représailles de Sczuczyn, en Lituanie. En 1920, il fait la connaissance d'Yvonne Vendroux, une belle jeune fille de 19 ans, issue de la bonne société calaisienne. Ils se rencontrent d'abord chez des amis communs, alors que le capitaine de Gaulle est en permission après avoir passé un mois en Pologne, auprès de l'armée de Toukhatchevski. Ils se retrouvent au bal de Saint-Cyr à Versailles. Le 6 avril 1921, Charles, professeur adjoint d'histoire à l'Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr, et Yvonne se marient dans la ville des Six Bourgeois, en l'église Notre-Dame. En 1929, le commandant Charles de Gaulle est affecté à l'état-major de l'armée du Levant. Au mois de novembre toute la famille part pour le Liban où elle découvre les beautés de l'Orient. Pendant deux ans, en plus de ses responsabilités militaires, Charles de Gaulle trouve le temps de travailler à ce qui deviendra : « Au fil de l'épée » qu'il publiera en 1932. Auparavant, le maréchal Pétain avait tiré de Gaulle de son bureau d'état-major à Mayence pour en faire « son officier de plume » et défendre son projet de ligne Maginot. Devenu colonel à Metz en 1938, il commande le 507ème Régiment de Chars de combat. Ses hommes qui l'appellent « le colonel Motor » découvrent un chef de corps énergique, adepte d'une nouvelle devise « Toujours plus ». Avant les accords de Munich, il publie « La France et son armée » où il décrit la puissance des chars dont l'ennemi saura mieux faire usage en 1940. « L'armée des conscrits, écrit-il, sera nécessairement défaite par l'armée de métier mécanique disposant de ce nouveau dieu : le moteur. » Chef de la France LibreEn juin 1940, il rejoint Londres, après avoir été nommé sous-secrétaire d'Etat à la Guerre et rencontré Churchill à plusieurs reprises. Le 28 juin 1940, il est officiellement reconnu par le gouvernement britannique comme le chef des Français libres. Au 4 Carlton Gardens, il installe son quartier général. Yvonne de Gaulle et ses enfants, dont la petite Anne, trisomique, ont rallié l'Angleterre, le 19 juin, à bord d'un cargo parti de Carantec. Philippe, l'aîné, élève à l'Ecole navale, s'est engagé dans la marine des Forces françaises libres. Les combattants qui ont répondu à l'appel du 18 juin ne sont que 7 000, mais de Gaulle est sûr de mener une juste lutte. Peu à peu, les FFL s'organisent. Leur appoint, si modeste soit-il, est primordial dans la guerre contre l'Allemagne nazie : c'est l'héroïsme de leur engagement qui, en France, engendrera la Résistance. Durant quatre années, de Gaulle se bat pour obtenir le ralliement de l'Empire colonial et pour se faire reconnaître par les Alliés comme le représentant légitime d'une grande nation. C'est à tout ce parcours déjà légendaire, que pense la foule quand elle acclame le libérateur de la Patrie, qu'elle accueille en héros partout où il passe. Un hiver d'une rudesse exceptionnelleL'hiver s'annonce rude. Dès novembre 1944, la 2e D.B. délivre Strasbourg réalisant le serment prononcé à Koufra par le général Leclerc de Hauteclocque. La nationalisation des Houillères du Nord et du Pas-de-Calais constitue alors l'essentiel des conversations, en décembre, alors que, dans un ultime sursaut, les Allemands parviennent à stopper l'avance américaine dans les Ardennes belges. Ils tentent une courte offensive autour de Bastogne et on craint même qu'ils ne rejettent les GI's à des kilomètres en arrière. Durant un mois, on s'inquiète sur le sort des armées alliées du fait des conditions météorologiques qui empêchent l'emploi de l'aviation. Le maréchal Eisenhower envisage même d'évacuer Strasbourg pour ne pas se faire prendre à revers. De Gaulle refuse ce retrait et la 1re armée française du général de Lattre de Tassigny maintient ferme ses positions dans le secteur. Finalement les Allemands, fin janvier 1945 abandonnent le terrain. En mars les premiers éléments alliés franchissent le Rhin. Le partage du monde à YaltaMais il faut encore compter les jours, compter les morts. On évalue déjà les pertes : 18 à 20 millions de morts soviétiques, 6 millions de morts allemands, 600 000 tués en France et 400 000 en Grande Bretagne. Les U.S.A. déplorent 298 000 tués, combats dans le Pacifique inclus. Avec la fin de l'hiver, l'espoir de la fin de la guerre se précise. La conférence de Yalta, tenue dans cette station balnéaire de la mer Noire, du 4 au 11 février, entre les trois Grands - la France n'a pas été invitée - décide du partage du monde. De Roosevelt, malade, et de Churchill, toujours entre deux whiskies, Staline obtient la reconnaissance des positions acquises tant en Pologne que dans les Pays baltes et les Balkans. Il s'attribue la plus grande part du gâteau. A Yalta est arrêté le sort de l'Allemagne vaincue qui sera divisée en quatre zones : une américaine, une britannique, une soviétique et, - quand même ! -, une dernière accordée à la France, promue membre de droit du Conseil de sécurité des Nations unies, avec la Chine. La séance inaugurale se tient à San Francisco le 25 avril. La décision est prise également d'instituer un tribunal militaire international qui aura à juger les auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Il siégera à Nuremberg, c'est-à-dire dans la ville où le parti nazi tenait ses congrès. L'opinion publique découvre, avec une stupéfaction indignée, l'horreur des camps d'extermination. Au fur et à mesure de leur avance en territoire allemand ou polonais, Russes et Américains libéraient les camps de concentration nazis et révélaient au monde jusqu'à quel point d'abomination pouvaient aller des hommes. Le 27 janvier les Russes arrivent au camp d'Auschwitz-Birkenau, que les S.S. avaient vidé de ses 20 000 détenus. Lorsque les Américains parviennent à Buchenwald, même les plus endurcis ne peuvent retenir leurs larmes devant le spectacle effroyable de ces êtres décharnés, roués de coups et affamés depuis des mois et des mois. Des millions de morts, gazés, ou morts de faim, de maladie, de misère et d'épuisement, gisent pêle-mêle dans des fosses communes creusées à la hâte par les bulldozers. L'horreur des camps de la mortCombien d'hommes, de femmes et d'enfants disparurent dans ces endroits sinistres qui s'appellent Dachau, Bergen-Belsen, Ravensbrück, Mathausen ou Flossenburg ? Six millions ? Neuf millions. Les fosses communes regorgeaient de cadavres. Les cendres des autres victimes avaient été dispersées. Comment raconter ces horreurs à des gens qui ne les avaient pas vécues et qui ne pouvaient pas imaginer ces réalités indicibles ? Henri Tajchner a tenté de le faire dans « Trois ans dans l'enfer » après tant d'autres témoignages rapportés par « les pyjamas rayés ». Il raconte l'impensable, les coups, les hurlements de ceux qui les reçoivent et qui ne peuvent se protéger, les barbelés électrifiés sur lesquels venaient se jeter ceux qui ne pouvaient plus endurer ce calvaire. Il décrit les nuits glacées, les comptages sur la place d'appel qui n'en finissent pas, les chiens des gardiens qui mordent cruellement ce qui reste de chair autour de ces os sans muscles. Il évoque les cadavres qu'on empile avant de les envoyer au four crématoire, les cendres utilisées comme engrais, les sélections des malades promis à la chambre à gaz et les soi-disant « bien portants » qu'on envoie dans des kommandos exténuants. Il se souvient des crânes qui explosent sous les coups de schlague des « kapos », les vociférations, les corps gelés dans les wagons, l'agonie de ses camarades voués comme lui à l'extermination. L'idée au départ, fut simple. De nombreux parasites, punaises, etc. infestaient les anciennes casernes et pour les combattre des procédés de désinfection classique y étaient appliqués. Un fournisseur de la Wehrmacht, la maison Testa livrait un gaz à base d'acide prussique, patenté sous le nom de Zyklon B. Un stock se trouvait sur place à Auschwitz. Dans des circonstances données, l'idée d'appliquer ce gaz aux humains à annihiler n'exigeait probablement pas de grand effort intellectuel (...). Si l'idée était facile à venir, la réalisation fut plus compliquée. Les premières expériences furent entreprises dès l'automne 1941. Il semble que des prisonniers de guerre russes furent utilisés en qualité de premiers cobayes. Le camp d'Auschwitz qui atteignit jusqu'à 150 000 internés ou plutôt d'esclaves déportés, vivait d'une vie intense et diversifiée sur fond d'extermination permanente. A partir de 1942, quatre trains par jour, amenaient là des victimes, juifs ou tziganes, ramassées aux quatre points de l'horizon européen, les bureaux d'Eichmann avisant les autorités, au fur et à mesure du départ des transports. Tout était organisé, répertorié, comptabilisé. -- Non, non, murmurait Georges, bouleversé. On ne peut pas nier ces usines de la mort après de tels témoignages. Comment certains peuvent-ils se boucher les yeux et les oreilles pour affirmer publiquement que cette extermination sauvage et méthodique n'a jamais existé ? Il s'étonnait aussi du silence du Pape Pie XII sur ces atrocités. En 1942, déjà, des diplomates accrédités au Vatican l'avaient pressé de condamner publiquement les camps de la mort et l'extermination des Juifs. Or, malgré ces témoignages irréfutables, le Pape était resté muet. Cette attitude inspirera, après sa mort, de vives polémiques et fera naître des soupçons sur la secrète sympathie qu'il aurait pu nourrir pour les Allemands. On sait qu'il avait été, vers 1930, nonce apostolique chez eux. Mais on doit ajouter que les horreurs de la guerre et les massacres des nazis l'avaient fort affecté, d'après ses proches. Il aurait même demandé aux évêques de Roumanie et de Hongrie d'intervenir pour éviter aux Juifs et aux tziganes les malheurs de la déportation. A Rome son action discrète mais efficace en faveur des gens persécutés fut reconnue officiellement. N'empêche que Georges ne comprenait pas pour quelles secrètes raisons, le Pape n'avait pas dénoncé publiquement la violence faite à ses frères dans les pays occupés et en Allemagne. Capitulation de l'AllemagneLes camps de prisonniers sont aussi libérés. Ils reviennent les uns après les autres après quatre ans passés derrière les barbelés. L'oncle Henri arrive, maigre comme un coucou, de son stalag et grand mère Clotilde fond en larmes en répétant des litanies de prières de reconnaissance au ciel. Joseph mettra plus de temps à retrouver la France car il a été délivré par les Russes, en Poméranie et il est resté, parqué dans une sorte de goulag pendant des semaines. Staline se méfiait des officiers français peu suspects de nourrir des idées communistes. On le dirige sur Odessa, en mer Noire, d'où un bateau le conduira en Turquie, puis de là en un long, long détour, il débarquera à Marseille. Un périple de quatre mois avant de pouvoir embrasser les siens, toujours fidèles au poste, dans leur loge de concierge des « Magasins Généraux » Comme il rejoint l'armée française dans les derniers et que l'on n'a plus tellement besoin d'officiers, vu que le nombre de FFI avait gonflé dans de notables proportions et que la plupart s'étaient cousus des galons aux manches, il est versé dans les CRS (Compagnies Républicaines de Sécurité). -- Bah ! dit son père, Albert, toujours philosophe, que tu sois en bleu ou en kaki que t'importe. Du moment que tu fais bien ton devoir et que tu sois humain avec tes subordonnés, c'est l'essentiel. Tâche de ne jamais utiliser ton arme sur des Français. L'Allemagne résiste toujours. Elle met en ligne à présent des vieux de la « Volksturm » qui ont 60 ans et plus et des gamins de la « Hitler Jugend » qui ont tout juste 16 ans. Les troupes américaines rejoignent les Russe sur l'Elbe le 27 avril. Le pays tout entier n'est plus que ruines et deuils. Début mai, c'est l'hallali. A Reims, puis à Berlin, la capitulation sans conditions mettait fin à 7 années de guerre, la plus meurtrière que le monde ait connu. Hitler et sa compagne Eva Braun s'était donné la mort au fin fond d'une chancellerie pilonnée par les canons russes. De l'autre côté de l'Atlantique, Roosevelt s'éteint, terrassé par la maladie qui le minait depuis des mois. Il n'aura pas connu l'ivresse de la victoire d'autant que le Japon n'entend pas capituler. Harry Truman, son successeur à la Maison Blanche, décide, pour ne pas envoyer à la mort des milliers d'enfants de l'Oncle Joe, d'utiliser la bombe atomique. Le fracas de mille soleilsElle explosa, le 6 août 1945. Il était un peu plus de 8 heures. Matinale, comme toutes les villes du Japon, Hiroshima était déjà au travail ou s'y mettait. Il y avait beaucoup de monde dans ses larges avenues, ses ruelles aux maisons de bois et le long de ses nombreux canaux. « La force d'où le soleil tire sa puissance a été lâchée contre ceux qui ont apporté la guerre à l'Extrême-Orient » dira à la radio américaine, seize heures plus tard le président Truman en révélant au monde stupéfait que les Américains ont réussi à maîtriser l'énergie de l'atome et lancé la première bombe atomique sur le Japon. Et c'est au soleil, en effet, que beaucoup de rescapés d'Hiroshima compareront, dans leurs récits d'épouvante, l'éclair fulgurant qui les a frappés. « J'ai vu mille soleils », dit un témoin. Un autre : « Un million d'ampoules électriques s'allumant soudain dans le ciel ». D'autres encore « Le ciel entier en flammes… Un feu éblouissant tombant sur moi… » Les rapports officiels aussi parlent de « soleil artificiel ». « Une seconde après l'explosion, la boule de feu avait grossi, disent-ils, jusqu'à un diamètre de 140 mètres et ce soleil en réduction était plus chaud que le soleil véritable. A 600 mètres du point zéro la température ambiante monta à 2 000 degrés. » Vague de feu, onde de choc et fulguration radioactive : en un éclair ces trois phénomènes se combinèrent pour anéantir ce qui était, un instant avant, une ville de 340 000 habitants. Hiroshima, préfecture provinciale, était un port de commerce et une ville de garnison sur les bords ensoleillés de la mer Intérieure, dans la moitié sud du Japon. Cette ville, au nom jusqu'alors tout à fait inconnu à l'étranger, avait été choisie comme cible par les Américains parce qu'elle était de caractère mixte, c'est-à-dire un objectif où des installations militaires importantes voisinaient avec une grande masse de bâtiments particulièrement vulnérables. La bombe avait tout anéantiL'importance militaire d'Hiroshima était incontestable. C'était le quartier général de tout le Japon du Sud, donc de l'armée japonaise qui allait recevoir éventuellement le choc d'un débarquement des troupes du général Mac Arthur. Quels avaient été les effets de l'explosion ? Pendant 48 heures les Américains n'eurent aucune réponse précise à cette question. Leurs avions de reconnaissance ne pouvaient prendre aucune photo. Un voile noir couvrait obstinément Hiroshima, fait à la fois du nuage de la bombe et des fumées d'un immense incendie. Quand enfin il se dissipa, il apparut aux observateurs aériens que toute la partie centrale de la ville, sur plus de 6 kilomètres carrés, avait été littéralement oblitérée, le reste ayant subi d'épouvantables dégâts. Et les habitants ? Radio-Tokyo précisait à leur sujet, dans ses émissions vers l'étranger - à l'intérieur c'était le silence - : « Pratiquement tout ce qui vivait a péri calciné ». En fait « le cercle de la mort totale » avait été, autour d'un point zéro, large d'un kilomètre environ. A l'intérieur de ce cercle, quiconque était en plein air avait péri immédiatement. On montrait encore, en fin 1945, sur les marches de la banque Sumitomo disparue, la silhouette d'un homme gravée sur le granit, « ombre » d'un passant volatilisé. Quant à ceux qui étaient dans les maisons ou les tranchées-abris, la plupart avaient trouvé la mort dans l'écrasement et l'incendie instantané des bâtiments de bois. Pour hâter la capitulation de l'Empire du Soleil Levant, le gouvernement américain décida de lancer une intense campagne de propagande en jetant 16 millions de tracts au-dessus de 47 villes nippones. Il avança aussi au 9 août la date d'une deuxième attaque atomique, cette fois sur la ville de Nagasaki. Cette bombe était au plutonium alors que la première était à l'uranium. Les résultats furent aussi terrifiants. Elle fit 75 000 morts. Le lendemain le cabinet japonais convenait d'envoyer par l'intermédiaire de la Suisse un message acceptant les termes de l'ultimatum lancé de Postdam, étant entendu que l'empereur resterait au pouvoir. La guerre avec le Japon était terminée. Déjà une question se posait, troublant la conscience de l'humanité toute entière : l'utilisation de la bombe atomique pouvait-elle se justifier ? Truman répondit par l'affirmative en acceptant carrément la responsabilité de sa décision. L'invasion du Japon aurait coûté trop cher en vies humaines, d'un côté comme de l'autre. En fait, à Hiroshima on retrouva 90 000 morts, 10 000 blessés graves et près de 30 000 blessés légers. Quoiqu'il en soit, 20 ans après, la bombe continuait à tuer. Les atomisés des deux villes se mouraient de leucémie ou de cancers du poumon, de l'estomac ou du sein. Même les bébés, exposés à la bombe dans les entrailles de leur mère étaient, pour la plupart, atteints de retards mentaux. Des années charnièresAvec le jaillissement d'apocalypse du fameux champignon atomique, le cauchemar de la guerre est enfin dissipé. Après un conflit qui paraissait sans issue, les années qui suivirent verront l'avènement d'une longue période d'euphorie, à la fois intellectuelle et matérielle, économique et morale. C'est l'illusion un peu factice qui succède à tous les grands bouleversements de l'Histoire, tout comme en 1920, après la Première Guerre mondiale si meurtrière. Tout doit être « neuf » : ce sera la déferlante de « la nouvelle vague » au cinéma, du « nouveau roman » dans la littérature, du rock et du jazz dans la musique moderne. Le monde sombre dans une sorte d'ivresse, entre l'austérité de ce qu'il vient de vivre et cette toute nouvelle fringale à la fois technologique et culturelle. Ces années, de 1946 à 1950, vont devenir des années charnières : de la reconstruction à la surconsommation. En ce qui me concerne, c'est véritablement la fracture. Je dois quitter l'Institution St Paul car mon père vient d'abandonner son poste de chef de travaux à la brasserie « la Semeuse ». Il ne peut plus compter sur un salaire fixe. Seules les cotisations syndicales lui permettront de faire vivre sa famille car il a accepté le poste de délégué permanent de l'Union Locale CFTC. -- Que veux-tu faire ? me demande t-il. A présent, il te faut conduire comme un homme et apporter ton soutien à la famille. -- Je voudrais être journaliste ! -- Essaye de le devenir. En attendant, une place t'attend comme employé aux Ets François Masurel. -- C'est quoi cette boutique ? -- Tu verras par toi-même. C'est une usine qui fabrique des cotonnades. Un ami syndicaliste est chef du personnel. Il t'expliquera. C'est comme çà que j'ai commencé dans la vie active, comme on dit. Le boulot n'était pas des plus tuant mais pas des plus exaltant non plus. Les pièces de coton, longotte ou serge, arrivaient du tissage écrues, c'est à dire blanches. Il s'agissait de les transformer en tissu fini, c'est à dire leur donner un apprêt dans une blanchisserie ou de leur donner une couleur bleu hydrone ou marron dans une teinturerie. Ces pièces d'une centaine de mètres de longueur partaient donc après avoir été mesurées par deux ouvriers qui n'avaient pas décroché la lune. Heure par heure, jour après jour, ils dépliaient le tissu, le mesuraient, annonçaient la longueur : 100 m, 98 m parfois 102 m. Dans ma petite guérite, j'inscrivais sur un bordereau : 100 m, 98m et 102 m. Ils dépliaient et roulaient les pièces, inlassablement et les envoyaient à l'extérieur. Quinze jours plus tard, les pièces apprêtées pour se transformer en draps de coton ou teintes pour devenir vêtements de travail, bourgerons, tabliers,, revenaient place aux Bleuets – c'était la succursale lilloise des Ets F. Masurel de Roubaix – où j'étais le plus jeune salarié. Le manège recommençait. Adolphe et Julien, les deux ouvriers, reprenaient les pièces, les dépliaient, les mesuraient et annonçaient : 104 m, 101,50, 106 avec le numéro affecté à chaque pièce. Je reprenais le bordereau adéquat et notais les nouvelles mesures en face des anciennes. Sans me tromper, sinon c'était la catastrophe. Je prenais ensuite la machine à calculer – avec une manivelle et des petits crochets, ce matériel était d'un moderne incroyable, même le téléphone était à manivelle et il fallait la tourner vingt fois avant d'accrocher la standardiste – et j'inscrivais ensuite le total des pièces rentrées. La différence était parfois de 200 mètres pour une centaine de pièces. Ce qu'il y avait de bien, pour l'époque, c'était que le patron accordait une attribution de textile à ses salariés, selon la bonification au retour des pièces de coton. Comme il existait encore des points textiles délivrés dans les mairies pour l'achat de vêtements, c'était tout de même intéressant. -- Tu es content d'apporter un salaire et un complément de tissu pour tes frères et sœurs, ? me demandait maman Léa, chaque fin de mois. -- Peut-être, mais c'est drôlement chiant comme boulot et je ne vais tout de même pas faire çà toute ma vie. Fort heureusement, comme je n'étais pas trop bête, au bout de quelque temps, j'avais trouvé une combine. Je laissais défiler le compte des pièces, me glissai derrière la pile qui atteignait presque les vitres du lanterneau avec un livre. Soit d'histoire – j'étais passionné par l'histoire et les évènements des peuples – soit de philosophie. Ou même un roman. Les deux ouvriers ne disaient rien. Ils continuaient leur tâche, un mégot vissé aux lèvres qu'ils ne rallumaient jamais mais qu'ils mâchonnaient à longueur de temps – les hommes étaient encore rationnés pour le tabac – et marquaient à la craie les pièces repliées. Je n'avais que reprendre en vitesse les bobines de tissu et les ajouter à la longue liste de mes bordereaux. C'est de cette façon que j'ai appris à compter vite et bien ? Cà m'a servi pour la suite. La course à l'informationA 18 heures, une sonnerie grésillait. Les employés et ouvriers des Ets Masurel se rendaient aux vestiaires, enfilaient impers ou manteaux et se dispersaient. Moi, je sautais sur ma bicyclette et commençais un sprint éperdu comme dans les plus belles arrivées d'étapes du Tour de France. Il s'agissait de passer dans les mairies et les commissariats de la banlieue nord de Lille pour ramasser les communiqués, prendre les renseignements de faits-divers sur la main-courante à la va-vite et revenir, toujours debout sur les pédales, à la rédaction de « La Croix du Nord », dans le Vieux-Lille. En effet, j'avais décroché, à la suite de quoi, je ne me souviens plus très bien, le titre de « correspondant de presse ». Je disposais d'une carte officielle avec ma photo. Six jours par semaine, je rapportais les informations à la rédaction locale qui se félicitait de cette collaboration. Car elle évitait à un reporter – ils n'étaient pas nombreux dans ce quotidien catholique, pas très riche et au petit tirage – de perdre son temps à courir dans les mairies et commissariats de la Madeleine, Marcq en Baroeul, Mons en Baroeul, Hellemmes. J'arrivais à la rédaction, sise 15 rue d'Angleterre, en sueur et hors d'haleine. Je sautais de mon vélo et sur le petit bureau affecté aux correspondants, je collai les communiqués par rubriques, rédigeai les quelques lignes de chien écrasé – un vélo volé par ci, une chute de vieille personne sur la voie publique, par là, - pour les remettre au secrétaire de rédaction, qui mettait un titre, indiquait la force du caractère d'imprimerie et toutes sortes de signes mystérieux. Le texte partait ensuite à l'atelier pour être composé par les linotypistes avant d'être mis en page. Je me passionnais pour ce métier. Je restais une heure ou deux à tourner dans les différents services, à bavarder avec l'un ou l'autre, quand ils en avaient la possibilité mais c'était assez rare car, dans la rédaction, tout le monde travaillait, les yeux rivés sur la pendule. Le journal tombe toujours à l'heure, c'est bien connu. Je revenais à la maison, sur le coup de 21 heures. Maman m'attendait avec le reste du souper qui s'était lentement caramélisé dans la poèle sur le dessus du fourneau – le ravitaillement existait encore et hormis les patates et les nouilles, on ne disposait pas d'une grande variété d'aliments -. Papa rentrait encore plus tard. Le permanent syndical multipliait les réunions, le soir, dans les différentes branches de l'activité économique : les métallurgistes, les métiers de l'habillement, les imprimeurs, les fonctionnaires, jusqu'aux sacristains, puisque Georges Havet avait créé une section spéciale pour ces gens qui étaient,de fait, des salariés comme les autres et qu'il fallait défendre leurs droits. Le procès du MaréchalDans le pays, la volonté de construire une société nouvelle était partagée par la majorité des citoyens. Le Conseil national de la Résistance avait élaboré un programme qui devait servir de base à cette France nouvelle. A la tête du Gouvernement provisoire de la République française, le général de Gaulle cherche d'abord à unir, ensuite à choisir entre deux politiques économiques : l'une préconisée par Pierre Mendès-France, ministre de l'Economie, et l'autre par René Pleven, ministre des Finances. Le premier prêche l'austérité, la rigueur, l'effort, la nécessité de nouveaux sacrifices. Le second juge que les Français ont besoin de répit et il l'emporte sur PMF. qui s'en va en avril 1945. C'était le premier départ d'un homme clairvoyant qu'on aura à regretter. L'Etat s'assurait le contrôle d'un certain nombre de secteurs stratégiques. Après la nationalisation des Houillères, la firme de Louis Renault passe sous la houlette de Pierre Lefaucheux et devient Régie nationale, suivie par Gnôme et Rhône qui devient la S.N.E.C.M.A. Puis c'est le tour de l'électricité et de quelques fleurons de la grande banque : le Crédit lyonnais, la Société générale, la Banque de Paris et des Pays Bas, le Crédit foncier et la B.N.P. On s'efforce de créer de nouveaux rapports sociaux d'où l'instauration des comités d'entreprise dans les établissements de plus de cent salariés, le rétablissement des conventions collectives et la mise en place de la Sécurité Sociale, chargée, paritairement, de couvrir l'ensemble des risques des travailleurs et de leurs familles et d'assurer une retraite décente pour les vieux. La justice s'est, elle aussi, mobilisée. La Haute Cour commence ses activités avec l'ouverture du procès de Philippe Pétain. Dès la première séance le vieux Maréchal prononce une déclaration liminaire par laquelle il justifie son action passée et s'en remet au verdict de l'Histoire. « Lorsque j'ai demandé l'armistice, explique t-il d'une voix chevrotante comme toujours, d'accord avec nos chefs militaires, j'ai rempli un acte nécessaire et sauveur. Oui, l'armistice a sauvé la France et contribué à la victoire des Alliés, en assurant une Méditerranée libre et l'intégrité de l'Empire. Le pouvoir m'a alors été confié légitimement et reconnu par tous les pays du monde, du Saint-Siège à l'URSS. De ce pouvoir, j'ai usé comme d'un bouclier pour protéger le peuple français. » Philippe Pétain observera ensuite un silence total en laissant à ses avocats, dont M° Isorni, le soin de le défendre. Il sera condamné à mort mais sa peine sera commuée en détention à perpétuité. Il sera alors interné au fort du Portalet, puis au fort de la Pierre Levée, dans l'île d'Yeu, où il mourra le 23 juillet 1951, à l'âge de 95 ans. Pierre Laval, lui, sera exécuté, après une tentative de suicide, comme le seront ensuite Joseph Darnand, maître de la Milice, et Robert Brasillach, le journaliste de « Je suis partout ». Charles Maurras, jugé à Lyon où était éditée « l'Action Française », obtient des circonstances atténuantes. Les femmes vont pouvoir voterEnfin, le droit de vote est accordé aux femmes à l'occasion des élections municipales. -- Ce n'est que justice, affirme Léa avec force. Elles aussi ont souffert, elles aussi ont participé à l'action de la Résistance. Il n'y avait pas de raison qu'elles soient, une fois encore, oubliées. C'est vrai que « la malédiction du deuxième sexe » commençait à disparaître. La condition féminine tendait à s'améliorer mais la libération tant réclamée par les suffragettes n'en était qu'à ses balbutiements. Il faudra encore de nombreuses années pour que les femmes soient reconnues comme des égales par les hommes et par la société. En Algérie, des émeutes à Sétif sont réprimées dans le sang. Elles annoncent des jours noirs. La guerre d'Indochine se dessine en filigrane. Leclercq débarque à Saigon avec la 2ème DB. Le pays opte pour un changement profond de structures et se prononce à 96 % pour un abandon de la constitution de la IIIe République. L'Assemblée, élue le même jour, se transforme en Constituante, présidée par Félix Gouin. De Gaulle est maintenu à la tête du gouvernement provisoire. Albert, qui vieillit mal, qui cherche à comprendre toutes ces transformations mais qui commence à perdre pied, dit tout haut son désarroi : -- Je n'y comprends plus rien. Il faut envisager une nouvelle Constitution puisque l'ensemble de la Nation le demande. Qu'est ce que va donner cette nouvelle mouture de nos institutions ? Les communistes arrivent en tête, aux élections, devant le MRP et les socialistes. On va peut-être se retrouver comme chez les Soviets. Eh bien ! c'est bien la peine de s'être battu pour la liberté. Son beau-fils ne dit rien. Ses préoccupations syndicales prennent l'essentiel de son temps. Sa famille ne le voit plus. Même le dimanche, il tient des réunions, participe à des manifestations, organise des congrès de ceci ou de cela. Parti le matin, à 8 heures, il revient, fourbu et de mauvaise humeur, peu avant minuit, six jours par semaine. Il mène une vie de bagnard et le climat familial s'en ressent. Un assassin peu ordinaireUn gros fait-divers attire aussi l'attention de l'opinion publique à ce moment-là : c'est le procès du docteur Petiot, un assassin peu ordinaire, dans la lignée des Landru. Né en 1893, ancien maire et conseiller général de Villeneuve-sur-Yonne, c'est peut-être l'un des plus grands criminels de droit commun de l'Histoire de France. Praticien de renom, il se flattait dans les années quarante de maîtriser les thérapies les plus modernes : rayons X, ionisation, radiothérapie, etc. Après son arrestation, il finit par avouer 67 meurtres, « tous des salauds, tous des Allemands », affirme t-il en prétendant être un agent de la Résistance. En fait ses victimes sont le plus souvent des juifs, traqués par la Gestapo, auxquels il promet la sécurité en Argentine. Il les attire dans son hôtel particulier de la rue Lesueur à Paris, en leur demandant de n'emporter qu'une valise contenant ce qu'ils ont de plus précieux. Puis il les tue froidement, avec une longue seringue hypodermique fixée au bout d'un bras articulé. Il les dépouille de leur fortune et brûle les cadavres dans une chaudière ou les enfouit dans un bac à chaux vive. Il sera arrêté le 31 octobre 1944 en uniforme de F.F.I. On découvre alors qu'il était chargé à la caserne de Reuilly de « trier les bons Français des collabos ». Le talent de Me Floriot, son défenseur, n'empêchera pas Marcel Petiot de monter sur l'échafaud. A l'instant de mourir, il aura un dernier geste de forfanterie. Comme il constate que l'avocat général Dupin est très pâle, il lance en riant cette phrase : « Que l'on prenne soin de M. Dupin. Il va avoir un malaise ». Ce fait-divers atroce et cette énigme jamais résolue - car on ne retrouvera jamais le trésor de guerre amassé par Petiot - remue les esprits. Quant aux corps, ils attendent toujours une amélioration du ravitaillement. Pour le moment, le pain délivré avec les tickets, est tout jaune. Il est fait par moitié avec le maïs que les Américains envoient par bateaux entiers, dans les ports réinstallés tant bien que mal. De Gaulle s'en vaL'année 1946 s'ouvre par un coup de tonnerre. De Gaulle élu chef de gouvernement à l'unanimité des membres de l'Assemblée constituante se démet de ses fonctions le 20 janvier. Il estime que le régime exclusif des partis est réapparu et qu'il n'a pas les moyens d'empêcher cette expérience désastreuse. De fait, après la constitution d'un nouveau gouvernement, on retrouve d'un côté les socialistes et les communistes et de l'autre le Mouvement républicain populaire - le M.R.P. - et le Rassemblement des gauches républicaines. En mai,le texte de la nouvelle constitution est rejeté et une nouvelle assemblée élue est chargée d'élaborer un nouveau projet. -- Ça y est, maugrée Albert Brailly, ça recommence comme sous la IIIème. On n'en aura jamais fini avec la division des Français. Bien la peine de vouloir bâtir une IVème République. Mêmes querelles et mêmes résultats. Mêmes têtes et mêmes appétits du pouvoir. De fait, au-delà des passions, une obsession dominait toutes les autres : se nourrir. Les récoltes de 1945 avaient été les plus faibles depuis le début de la guerre. Comme je l'ai dit plus haut, la carte de pain avait été rétablie et les bouchers faisaient la grève des achats. Bref le pays était menacé de disette. Les produits étant rares, l'inflation galopa toute l'année et le marché noir reprit de plus belle. Lorsque Léon Blum prit la tête du gouvernement provisoire, le 16 décembre 1946, les prix avaient augmenté de 80 %. Pourtant, mécontents, mal nourris, les gens rêvaient à un avenir meilleur. En débarquant sur le sol français, le 6 juin 1944, les Alliés avaient amené avec eux non seulement un matériel énorme et stupéfiant, mais aussi des idées nouvelles et d'autres formes de société qui allaient transformer l'esprit des citoyens de la nouvelle République. Le jazz s'impose à St Germain des PrésIl y avait bien sûr les films d'Hollywood dont les Français avaient été pratiquement privés pendant quatre ans. “Autant en emporte le vent” fit un tabac sur les écrans. On appréciait aussi les films policiers tirés des « Série Noire » dont Peter Cheyney et Raymond Chandler semblaient être les têtes de file. Mais ce que les jeunes préféraient avant tout, c'était ce que les GIs avaient apporté avec l'air de leur pays : le jazz. Ce vent d'insolence et de jeunesse qui venait de la Nouvelle-Orléans trouvait son exutoire d'abord dans les caves de Saint-Germain-des-Prés, à Paris où s'époumonait un grand jeune homme génial, qui allait mourir trop tôt et qui s'appelait Boris Vian. Toute sa vie se confondait avec le jazz. Sa jeunesse ? Celle d'un jeune homme de bonne famille, né en 1920 à Ville d'Avray. La fortune familiale s'effondre mais le père Vian apprend à ses quatre enfants à se moquer de la société. Pendant l'occupation, Boris adhère au « Hot Club de France » et résiste avec sa trompette. Il aime le blues, les voitures américaines et la Nouvelle Orléans. A la Libération, il emmène tous les musiciens noirs de passage faire la tournée des grands-ducs et rencontre Charlie Parker, Miles Davis, Kenny Clark et aussi Duke Ellington. Et quelle vie tourbillonnante chez cet homme pourtant fragile du coeur : « Le 21 juillet Duke est conduit par Boris Vian au cocktail Gallimard. A minuit il dîne avec les Vian chez Carrère, à 3 heures du matin ils sont chez « Florence », une heure plus tard à “ la Cloche d'Or “ enfin à 6 heures et demie du matin Boris ramène le Duke à l'hôtel Claridge. Et cela après deux soirées de concert au club Saint Germain des Près. » Dans la cohue enfumée Boris Vian croise les vedettes du Tout-Paris : Jean Paul Sartre, Albert Camus,, Juliette Gréco, Raymond Queneau, Anne-Marie Cazalis. Le quartier Saint Germain est son royaume Il avait lancé, dès 1940, avec d'autres, la mode zazou dont on a déjà parlé. Contre les sinistres uniformes de la Milice, quelques jeunes avaient voulu inventer autre chose : les vestons qui tombent sur les cuisses, les pantalons étroits, les cravates de toile et les souliers à grosses semelles. Boris Vian n'était pas qu'un trompettiste. C'était aussi écrivain et sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, pour faire américain jusqu'au bout de la plume, publie son sulfureux « J'irai cracher sur vos tombes ». Le scandale est immédiat. Le Cartel d'Action Sociale et morale porte plainte pour incitation à la débauche auprès des adolescents. Le livre se vend à 500 000 exemplaires mais sera saisi et interdit de publication jusqu'en… 1973.
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