Chapître 7 |
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Le début des années noiresDéraciné par l'attaque allemande, désemparé par l'armistice, le peuple français attendait d'être éclairé. Le maréchal Pétain et le général Weygand espéraient que la cessation des combats sauverait de la captivité une bonne partie des effectifs ? Pétain avait cru que l'affaire serait aussi bonne pour la France qu'elle l'avait été pour l'Allemagne après le 11 novembre 1918. Or Hitler n'avait pas de parole et voulait démembrer la France qu'il haïssait. Dès le début il voulut obtenir plus ce qui avait été prévu dans les textes. Il annexait purement et simplement l'Alsace-Lorraine, créait une zone interdite qui englobait le Nord, le Pas-de-Calais et le littoral atlantique, imposait des frais d'occupation disproportionnés et entendait obtenir toutes les facilités d'accès en Afrique du Nord. En ce mois de juin 1940, Pétain croyait que la défaite anglaise était imminente et qu'il était inutile de sacrifier des milliers d'hommes dans des combats d'arrière-garde ou de l'autre côté de la Méditerranée. Presque tout le monde imaginait également que l'orgueilleuse Albion allait mettre genou à terre : Roosevelt aussi bien que Staline, Mussolini ou le pape Pie XII, etc... Comme l'état de capitulation était général, Pétain pensait s'accommoder le moins mal possible d'une victoire allemande sur l'Angleterre. Au plus vite, il fallait aussi redonner un toit aux 10 millions de réfugiés français en permettant de rapatrier 1 500 000 Belges, mal logés et mal nourris, qui n'avaient qu'une hâte : rentrer chez eux. Quoiqu'il en soit, à Mons en Baroeul, dans la banlieue lilloise, la famille Havet reprit tant bien que mal son train-train quotidien, récupéra quelques affaires ici et là et se remit à vivre. Georges retourna comme chef de travaux à la brasserie. Mais il n'y avait plus d'orge pour faire le malt. Comme les troupes d'occupation préféraient la bière à l'eau, « la Semeuse » retrouva de l'orge, avec la bénédiction des « Chleuhs », (c'est ainsi qu'on les appelait à ce moment là pour ne pas dire « les Boches », un mot qui sonnait très mal à leurs oreilles exercées). Elle se remit à tourner, petit à petit comme toutes les autres brasseries et industries alimentaires de la région, surtout au profit des troupes d'occupation qui raflaient tout ce qu'elles pouvaient. Il faut trouver à boufferEn ces mois de l'été 1940, les vivres restent rares. Mille problèmes se posent aux responsables de la Feldkommandantur. « Il paraît qu'ils distribuent… » La phrase court de bouche en bouche et de bouche à oreille. « Ils » ce sont les Allemands qui ont installé des roulantes à certains carrefours. Soit ils délivrent une sorte de pain rectangulaire, qui, une fois coupé, révèle une texture brune et assez gluante : c'est le pain KK. Soit ils versent dans toutes sortes de récipients un genre de soupe où se mêlent des légumes, du riz ou des pâtes. -- Ce n'est pas qu'ils voudraient nous empoisonner, craint grand-mère Clotilde qui, comme à son habitude, voit le mal partout. Elle n'a pas oublié les méfaits des uhlans de 1870. Mais non pour l'instant, les actuels vainqueurs ne méditent pas d'aussi horribles forfaits. Ils organisent le ravitaillement pour que les occupés ne meurent pas de faim, tout simplement. Ils remplissent ces devoirs, quitte à exploiter plus tard leurs bienfaits pour les besoins de la propagande avec des photos ou des films d'actualité. « Les soldats allemands se conduisent très bien », reconnaissent les maires des communes rurales. S'ils réquisitionnent les denrées et les céréales, ils les redistribuent en partie aux populations locales. Et aussi aux réfugiés de passage qui regagnent leurs foyers. Ils sont « corrects ». La France, en fait, est coupée en quatre et, comme le juge Henri Amouroux, elle ressemble, « à un grand animal meurtri qui lèche ses blessures et n'en découvre pas encore l'énormité » . Après le flux et le reflux de l'exode, il s'agit de faire le point, de regrouper les familles dispersées ainsi que les unités militaires, les entreprises et les administrations. Pas facile de s'y retrouver ! Près de deux millions, officiers et hommes de troupe demeureront cinq ans derrière les barbelés des Oflags et des Stalags : ce sont les K.G., les prisonniers de guerre marqués de ces deux lettres blanches dans le dos de leurs uniformes. Certains, qualifiés sanitaires, reviendront un peu avant les autres. Il y aura aussi les quelques privilégiés de « la relève » quand les travailleurs français seront invités à aider l'effort de guerre dans les usines d'outre-Rhin. Albert et Berthe sont amèrement déçus. Si Marcel et Augustin ont échappé à la captivité en descendant vers le sud de la France, plus rapidement que les troupes ennemies, Joseph, qui est lieutenant d'infanterie se retrouve en Prusse Orientale à l'Oflag II B. L'oncle Henri, lui, se morfondra en Bavière au stalag VII A jusqu'en mai 1945. La ligne de démarcation établie dès le 25 juin 1940 sépare la zone dite « libre » (45% du territoire) de la zone dite « occupée » (39 départements avec 26 millions d'habitants), zone qui abrite d'ailleurs la majeure partie du potentiel économique du pays. Bloqués dans la zone interditeIl existe aussi la zone interdite dont nous faisons partie, puisque la région Nord Pas de Calais est rattachée à Bruxelles et la zone à régime spécial qui comprend les départements d'Alsace-Lorraine où la langue allemande devient obligatoire à partir de juillet 1941. A partir de 1942, 130 000 Alsaciens-Lorrains considérés comme citoyens allemands serviront dans la Wehrmacht par obligation. Ce seront les « malgré nous ». Avant de renvoyer les gens dans leurs foyers, il faut auparavant rétablir les voies de communication, rapiécer le réseau ferroviaire, refaire sommairement les 2 500 ponts effondrés, déblayer les 1 300 gares détruites par les bombardements. On fait avec les moyens du bord. Pratiquement il n' y a plus d'essence pour les voitures civiles françaises. Alors on a recours au bon vieux gazogène, c'est à dire du charbon de bois qui brûle dans une atmosphère confinée et qui dégage du gaz. Certains chauffeurs préfèrent installer des bouteilles de gaz de ville sur le toit de leur voiture. Ca marche plus ou moins bien. Les plus chanceux parviennent à obtenir 10 litres d'essence, par voiture, de ville en ville, avec des bons délivrés par les autorités d'occupation. Mais là il faut avoir de bonnes raisons de circuler ou être du bon côté, c'est à dire, proche des milieux germaniques. On compte aussi les morts et les disparus. Jusqu'en 1942, la Croix-Rouge rendra à leurs familles près de 90 000 enfants dispersés par l'exode. Je me souviens que les quelques journaux de l'époque, nationaux ou régionaux, passaient sur des colonnes entières des messages de personnes qui cherchaient à retrouver des parents et des amis, jetés dans la tourmente et qui s'étaient échoués, dans des villages ou des hameaux de la France profonde. Un mauvais coup affecte les compatriotes. Cette fois, il s'agit de nos amis britanniques. L'amiral anglais Sommerville exige de l'amiral français Gensoul qu'il fasse route, avec sa flotte basée en Algérie, vers la Martinique. Croyant à de la mauvaise foi, les marins français refusent. C'est la malheureuse attaque de Mers el-Kébir, dans laquelle périront 1 300 marins et officiers. « Le Bretagne » chavire, « Le Provence » est touché, « Le Strasbourg » et « Le Dunkerque » s'échappent avec de gros dégâts pour regagner Toulon. Cette nouvelle dramatique jette beaucoup d'amertume dans le coeur des Français qui crient à la trahison. -- Ainsi même nos anciens alliés se mettent de la partie pour sacrifier des enfants de France, déplore grand-père Albert. -- Ces « Engliches » ils nous en feront voir de toutes les couleurs, déclare Clotilde qui ne porte pas tellement les sujets de sa Gracieuse Majesté dans son cœur, on ne sait pas trop pourquoi. Mon père ne dit rien mais on le sent désappointé comme si une personne lui avait manqué de parole. L'hostilité monte à l'égard des Anglais. Pendant ce temps, les Allemands préparent avec l'opération Otarie ou « Seelöwe » l'invasion de la Grande-Bretagne. La bataille aérienne d'Angleterre engagée par la Luftwaffe fait rage dans le ciel d'Outre-manche. Les bombardements des grandes villes, en premier lieu sur Londres et Coventry se poursuivent jour et nuit. La R.A.F., aux abois, se défend avec l'énergie du désespoir. Le héros de la bataille d'Angleterre sera, avec les pilotes naturellement, le fameux avion « Spitfire ». « Si cet avion n'avait pas existé, déclarait un spécialiste bien des années plus tard, la guerre aurait pris sûrement un autre tournant ». « Dans cet avion, confiait l'un des pilotes de 20 ans qui le manœuvrait à l'époque, on a véritablement l'impression de faire corps comme si les ailes étaient véritablement le prolongement des bras du pilote. » Première bataille a être livrée uniquement dans les airs où l'aviation sert d'arme principale et non d'appoint d'une armée terrestre, on peut dire que la bataille d'Angleterre mérite de figurer au rang des grandes batailles de l'Histoire puisque l'échec essuyé par Hitler a fait basculer le destin du monde. Devant cette résistance, le Führer repousse le débarquement prévu et y renonce définitivement trois mois plus tard. Travail, Famille, PatrieEn France, le gouvernement du maréchal Pétain doit faire le choix d'une capitale. Après avoir songé à Clermont-Ferrand, la décision est prise de se fixer à Vichy. Désormais on parlera du gouvernement de Vichy, soit pour l'encenser, soit pour le stigmatiser. Les Chambres, réunies à Vichy le 9 juillet, décident la fin de la IIIe République. Désormais l'Etat Français prend pour devise : « Travail, Famille, Patrie » et se substitue à la IIIème République défunte. La Révolution nationale prend corps. Sans révolutionnaires et aussi sans nation. Figure prestigieuse que celle du maréchal Pétain, prénom Philippe, âgé de 84 ans. C'est le dernier chef vivant de la Grande Guerre. Son visage apparaît sur toutes les photos ou sur les affiches qu'on place dans les vitrines des magasins en lieu et place des marchandises absentes. Son regard est du même bleu que la ligne des Vosges et sa moustache blanche lui donne l'allure d'un brave grand-père au cœur généreux. Pendant tout un temps, le héros chenu de la bataille de Verdun jouit d'une immense popularité. Il a fait stopper les combats et l'hécatombe de civils et de militaires. En sa qualité de vice-président du Conseil, il a préconisé l'armistice et « fait à la France le don de sa personne en haïssant les mensonges qui ont fait tant de mal aux Français. » Premier acte de ce gouvernement : la création de « chantiers de jeunesse » tandis qu'à Clermont Ferrand le tribunal militaire condamne à mort par contumace le général de Gaulle. L'heure des procès est venue. Le désastre qu'on vient de vivre est d'une telle ampleur qu'il faut trouver des coupables. On accuse donc le Front populaire et son chef, Léon Blum, d'avoir porté un coup mortel à la Défense nationale en accordant les 40 heures et les congés payés. On accuse aussi les instituteurs d'avoir donné dans les écoles des cours de pacifisme au lieu d'inculquer à leurs élèves les notions de patriotisme qu'avaient ressassées avec tant de dévouement leurs prédécesseurs, « les hussards noirs de la République ». On accuse les parlementaires de démagogie, les francs-maçons de favoritisme, les états-majors de faiblesse et d'incompétence. Et aussi les défaitistes et les lâches qui cédèrent aux manœuvres de la 5eme colonne. Et surtout les Juifs parce qu'ils auraient corrompu les citoyens français. Tandis que Hitler et Pétain se rencontrent à Montoire où il est question de collaboration, les anciens ministres Léon Blum, Paul Reynaud et Georges Mandel sont inculpés par la cour de Riom. Bref, tout le monde est coupable à des degrés divers. Désormais tout va changer et « les mauvais bergers » seront internés avant d'être emmenés en Allemagne. Les résistants de la 1ère heureMon père, qui a maintenant 40 ans, ne se retrouve plus dans cet imbroglio d'accusations et de défenses. Immédiatement et en accord avec son beau-père et ses beaux-frères, il a décidé de ne plus suivre les directives du gouvernement de Vichy. Certes, il est père de famille nombreuse, il aime son travail et il l'a prouvé en sauvant, lors de la débâcle, une grande partie du matériel de la brasserie. Et il n' a jamais renié sa patrie. Mais là il ne veut pas se laisser embrigader sous la bannière du Maréchal. En bon picard, Albert Brailly qui a fait 14-18 sous l'uniforme des cuirassiers, malgré le respect que lui impose le maréchal Pétain, ne peut accepter de voir les Allemands s'emparer, jour après jour, des richesses matérielles et alimentaires de son pays. Son fils Marcel qui avait survécu aux affreux bombardements de la gare de la Chapelle où il était cheminot a maintenant la tâche de signaler à des « amis sûrs » les mouvements de transports de troupes qui transitent par le centre de la France. Quant à l'autre fils, Augustin, il est parvenu à se sortir du piège que les Allemands avaient tendu aux éléments de la 1re armée en Belgique. Ayant trouvé des habits civils et une bicyclette, après les meurtriers engagements du côté de Gembloux, il s'était échappé vers le sud et était revenu, clandestinement à Lille, par petites étapes. 85 000 hommes, dans le Nord, n'ont pas eu cette chance. Je me souviens très bien de leur passage encadrés par quelques sentinelles, l'arme à la bretelle. Ils ont marché des jours et des jours, vers l'est, en d'interminables colonnes de captifs, sales, affamés, épuisés. Pourquoi auraient-ils eu l'audace de s'évader ? On leur avait dit - qui ? On - qu'une fois les formalités de l'armistice réglées, ils rentreraient chez eux. Ce lamentable défilé de prisonniers déguenillés, moi, Gaspard, Gaétan et même Gabriel, ne l'oublieront jamais. Mon père, qui ne pouvait sans risque s'approcher des malheureux KG, nous avait confié des seaux d'eau fraîche dans laquelle il avait versé du « coco », une poudre brune et sucrée qui donnait un léger goût au liquide. Il n'était pas aisé de s'avancer vers les colonnes avec les seaux. En un clin d'oeil les bidasses assoiffés sortaient, qui, une gamelle, qui, un quart bosselé, et plongeaient en vitesse leur récipient pour s'abreuver sans se faire repérer des sentinelles. Ça devenait presque un jeu, mais nous percevions, malgré âge, qu'il pouvait rapidement devenir dangereux ou même tourner au tragique. Trois semaines plus tard, nous quittions les sœurs Brailly pour nous retrouver chez nous à Mons en Baroeul. En ce qui concerne le Nord, la capitale économique n'est plus Paris, ni même Lille, mais Bruxelles. Il faudra obtenir des « Ausweiss » pour passer la ligne au pont frontière d'Amiens ou d'Abbeville, la rivière Somme faisant la limite entre la zone occupée et la zone interdite. Et les réfugiés de se heurter aux complications administratives pour passer d'une zone à l'autre. : « Les maisons étaient bouleversées, méconnaissables. Les premiers revenus n'en revenaient justement pas. Les vaches traînaient dans les blés saccagés, la panse ballonnée et le pis enflé de mammite purulente. Leurs meuglements plaintifs arrachaient les soupirs des plus endurcis. Les réfugiés de passage en avaient trait quelques-unes et en avaient abattu d'autres pour les dévorer. Un grand nombre de cochons fut pareillement saucissonné sans que les propriétaires en goûtent un pouce de boudin . Mais le chambardement à l'intérieur des maisons était plus grave encore. Les matelas et les couettes éventrées moisissaient dans les immondices. Un doigt malveillant avait dessiné des moustaches de fiente à la grand-mère sur sa photo de mariage. Les buffets étaient renversés, les tables et les chaises brisées. On avait raflé les assiettes des dressoirs et le linge des armoires. » C'est un tableau que nous avons découvert à notre retour d'Hesdin. La chasse aux juifsZone annexée, zone rattachée au gouvernement de Bruxelles, zone interdite, zone réservée, colonisée comme dans les Ardennes par la société allemande Ostland, zone occupée et zone libre : tout cela constitue une réalité désormais quotidienne, un décor sinistre à la vie. Une oppressante et douloureuse nuit dont personne ne voyait pas la fin. L'occupation était devenue un fait et certains eurent à en souffrir plus que d'autres. Ce fut le cas des juifs, avec les premières lois du gouvernement de Vichy. Depuis 1933, la France avait accueilli des dizaines de milliers de juifs étrangers fuyant la persécution nazie en Allemagne ou en Autriche. Désormais, le régime de Vichy, héritier d'un antisémitisme français ancien - l'affaire Dreyfus avait montré la passion de certains - pratique l'exclusion, selon une tradition de l'extrême droite, toujours vivace. « Dehors les métèques », crient les plus excités. De fait, la loi livre « les étrangers de race juive » à l'arbitraire policier en conférant aux préfets le pouvoir de les interner dans des camps spéciaux. Les convois vers la mort sont alors organisés en accord avec la section antijuive de la Gestapo. Les hommes d'abord sont visés : Polonais, Tchèques et même Autrichiens qui remplissent les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande dans le Loiret. Puis le camp de Drancy, sous administration française, se remplit de plus en plus avec les arrestations du 14 juillet 1942 lors de l'odieuse « rafle du Vel d'Hiv » à Paris où même les enfants sont internés avec leurs parents avant de prendre le chemin de la déportation. Les Havet comme les Brailly ignorent tout ce qui se trame autour des malheureux juifs et de leurs familles car dans le Nord, les opérations furent menées discrètement. Si on constatait parfois qu'un logement de ci, de là se révélait libre, on pensait que les locataires dont on ne connaissait pas très bien l'origine avaient pris leurs quartiers ailleurs. Les camps d'extermination ne seront découverts que bien plus tard, lors du retour au pays des « pyjamas rayé », déportés pour faits de résistance ou juifs d'origine qui avaient échappé miraculeusement à la mort. Jardiner une bonne occupationCe qui préoccupe au premier chef la population en cette première année d'occupation est le ravitaillement. Loin du fracas qui s'est éteint sur les champs de bataille, loin du « Blitz » qui ravage les villes britanniques, les problèmes de nourriture passent au premier plan. Car la misère qu'on avait crue temporaire pendant les jours de l'exode s'installe en même temps que l'ordre nouveau et l'autorité revenue. Qui eût pensé, une année plus tôt que des voleurs iraient, la nuit, déterrer dans les champs, une denrée aussi commune que les pommes de terre ? En juillet, les premières plaintes affluent dans la région lilloise.”assure le journal local « l'Echo du Nord » En France, on n'a jamais tant jardiné que sous l'occupation. Il fallait manger. Les légumes et les fruits constituaient l'essentiel de la nourriture. Même les citadins aux doigts fragiles s'aventuraient, un outil à la main, sur les lambeaux les plus ingrats des banlieues. Fils et petit-fils de paysan, Albert Brailly disait en plaisantant ; « On naît jardinier. On meurt apprenti. » C'était pour dire, avec l'humilité qui rendait hommage à la nature toute puissante que rien n'était jamais acquis en matière de culture potagère. Du côté de Canteleu, un faubourg de Lille, Grand Père Albert avait donc loué un terrain, le long de la Deûle, afin d'améliorer un ordinaire dépendant beaucoup des cartes d'alimentation. En friche depuis longtemps,ce jardin de 500 mètres carrés environ, épuisé par un demi-siècle de culture sans fumier, exigeait beaucoup d'attentions et multipliait les déboires pour ce pauvre Albert qui atteignait maintenant la soixantaine. -- Quand je suis baissé, je ne peux plus me relever. J'ai mal aux reins. J'ai mal aux genoux. Et j'ai des crampes dans les doigts quand je serre trop le manche de mon fourquet (une bêche à quatre dents, en picard). Ah! c'est moche de vieillir. Et çà ne va pas aller en s'améliorant, loin de là. Tiens, Gaspard, viens me donner un coup de main. Le dit Gaspard, pas plus que mon frère Gaëtan, ne nourrissait pas une affection particulière pour le jardinage. Je préférais me réfugier dans la cabane à outils faite de panneaux publicitaires en tôle émaillée et de lattes de bois aux trois-quarts pourries. Allongé sur des sacs de jute récupérés aux Magasins Généraux, je dévorais les livres comme les aventures de « Croc Blanc » ou les oeuvres de Jules Verne que je connaissais presque par cœur, depuis « Cinq semaines en ballon » jusqu'au « Voyage au centre de la terre ». Pourtant il fallait bien gratter la terre pour voir pointer les haricots à rames dont la charpente s'effondrait périodiquement, faute d'avoir de la bonne ficelle pour relier les perches. Certes ! Il existe des jardins de rêve, en pente douce qui aboutissent à des ruisseaux d'eau claire qui chantent, des jardins à la terre légère et nourricière qui fournit de somptueux légumes. Le jardin de Canteleu, lui,n'avait rien de séduisant. Une piquée de fourche de terre arable et puis, en dessous, de l'argile, compacte, et des cailloux qui remontaient à la surface en permanence. En guise de ruisseau, le canal de la Deûle, noirâtre, exhalait, les jours de chaleur, une puanteur puissante que c'en était une infection. L'eau semblait solide car elle ne coulait même pas. Cependant Albert, jamais découragé, n'hésitait pas à lancer son arrosoir dans ce cloaque, pour ramener sur la berge de quoi étancher la soif de poireaux squelettiques. -- Creusez, fouillez, bêchez, ne laissez nulle place où la main ne passe et repasse, nous répétait-il, en citant le fabuliste. Et n'oubliez jamais qu'un jardin est un peu ce que disait Paul Valéry d'un poème : il n'est jamais terminé. Albert Brailly avait des lettres et du bon sens. Il amenait du fumier de poules et de lapins - bestiaux qu'il élevait par dizaines au fond de la grande cour des Magasins Généraux - dans une immense brouette brinquebalante dont la roue couinait comme un porc égorgé. Il n' y avait pas d'huile pour la graisser -. Gaspard et Gaëtan qui l'escortaient, se trouvaient honteux de traverser les rues de Lille en pareil équipage. Encore plus marris quand, avec une vieille brosse et un ramasse-poussière, on les obligeait à ramasser du crottin de cheval - car il y avait encore quelques vieilles carnes pour les charrois de brasserie et autres transports, faute d'automobiles - -- C'est une merveille que le crottin de cheval, disait grand mère Berthe qui venait aussi de la campagne. C'est l'élite de l'engrais. Avec lui, les fraises prennent un goût délicieux. Vous aimez les fraises ? Alors faites-leur plaisir en leur apportant un plein seau de crottin. Les garçons ne répondaient pas. Ils regardaient Albert qui, vu la pénurie de semences, produisait lui-même les graines de pois, haricots, fèves en sélectionnant les plus belles cosses qu'il mettait à sécher sous un auvent. Pour les carottes, navets et autres racines, il en préservait une dizaine de pieds dans un coin, en ayant soin de ne pas couper le collet afin de conserver l'oeil. Et l'été suivant il récoltait les graines après les fleurs. C'était une saine occupation qui lui prenait toutes ses soirées jusqu'à 20 heures, heure du couvre-feu. Alors il fallait rentrer en vitesse, toujours à pied évidemment, en poussant la brouette grinçante, occulter toutes les fenêtres de lourdes tentures pour ne pas se faire repérer par la Défense Passive - quelle défense ? - et fermer tous les accès des « Magasins Généraux » à double tour afin d'éviter les incursions des chenapans qu'on appellerait bientôt “ terroristes “. Albert avait aussi expérimenté la culture sous châssis pour obtenir, plus rapidement en saison, des salades, des radis, des plants de tomates ou de cornichons. Mais une fois, le châssis, par grand vent, s'était soulevé et avait joué les filles de l'air. On le retrouva le lendemain dans la Deûle. Il flottait comme un canot du bois de Boulogne mais il n'en avait que l'apparence. Gaëtan qui avait voulu faire un tour de bateau sur cette embarcation se retrouva dans la flotte jusqu'au cou en un clin d'oeil. On eut toutes les peines du monde à le repêcher avec un manche de râteau. Albert semait et repiquait avec la lune, c'est à dire qu'il utilisait les quartiers favorables de la lune pour favoriser la croissance de ses légumes. -- Semez dans la terre et pas dans la lune, raillait Georges qui n'avait pas la main verte étant d'une lignée de citadins depuis des générations. Il avait toujours aimé se moquer des autres alors qu'il n'était pas plus adroit pour autant. -- On verra le résultat de tes plantations, rétorquait son beau-père. Mais fais attention à tes os. Car Georges, malgré son peu d'expérience, s'était mis également au jardinage pour satisfaire du mieux possible l'appétit de sa marmaille. Père de famille nombreuse, il avait reçu de la mairie, l'obtention provisoire d'un terrain communal, jadis un cimetière, à présent désaffecté. Comme il ne rechignait pas à la besogne, il bêchait profondément et remontait régulièrement des morceaux de tibias, d'humérus ou de cubitus. Une fois, il découvrit un crâne bien conservé qu'il plaça respectueusement dans un sac en papier pour le rapporter au service d'Etat-civil. -- Mais on ne va pas manger ce qui vient des morts, protestait Léa. De leur côté les enfants qui ne perdaient pas une miette de ce qui se faisait sur l'ancien cimetière, refusaient obstinément de goûter aux « légumes des macchabées ». Finalement, Georges trouva les explications qui convenaient. Non, la famille Havet n'appartenait pas à la tribu des anthropophages. Oui, les morts pouvaient servir aux vivants. Ils constituaient une chaîne de solidarité, etc, etc. Les enfants s'en firent une raison et comme leur estomac tiraillait matin, midi et soir, ils acceptèrent les légumes qui n'avaient pas besoin d'engrais et qui poussaient dans l'ancien cimetière, bien savoureux et bien nourrissants. Et puisqu'on ne pouvait pas, dans la famille Havet, recourir au marché noir… Le marché noirAh! le marché noir. Les premières hausses illicites deviendront le terreau du marché noir. Scandaleux en juillet 1940, les petits bénéfices paraîtront dérisoires trois mois plus tard. Une manière de contrôle économique s'instaure, avant même le ravitaillement, avec ses tickets de pain, de viande, de matières grasses ou de textile. Il y aura ensuite la carte de charbon, la carte de tabac, de vin, pour les articles en fer et pour les chaussures. Sur le plan de la répartition, le ravitaillement officiel est un modèle d'organisation administrative. Mais dans les faits il se révèle inopérant car les agriculteurs ne livrent officiellement que 40 % de leur production. Une bonne partie des 60 % restants sert à la famille proche ou à des amis ; le reste partait au marché noir à des prix de plus en plus prohibitifs. Pendant les quatre années d'occupation, la France se trouvera en pleine anarchie alimentaire. La ration prévue par les services du ravitaillement coûte bon marché, certes - on compte 5,78 F en 1942 pour se procurer les denrées allouées par personne et par jour – mais elle ne procure en fait que 1 200 calories alors qu'il en faudrait plus de 2 000 pour tenir le coup. Les calories manquantes coûtent trois, quatre ou cinq fois plus cher l'argent ne suffisant quelquefois plus pour les obtenir. Le troc est plus que jamais nécessaire. Heureusement des hommes charitables prennent des initiatives. Donner des chiffres précis sur le tonnage des marchés clandestins où les victuailles sont payées à un prix supérieur à la taxation est évidemment impossible. Comme les services de ravitaillement délivraient des cartes selon les âges et selon la dureté du travail, on touchait soit des cartes J1, J2 et J3 et T F pour les travailleurs de force. Les J1 et les j2 obtenaient des rations de lait plus importantes que les autres. Pour obtenir un gros pouce de beurre, mon père plaçait une partie du lait dans une bouteille de bière, bien lavée, fermait le bouchon mécanique et agitait la dite bouteille, en cadence. Au terme d'un bon quart d'heure, la crème commençait à se former. Quinze minutes plus tard, on apercevait des traces de beurre. On s'en pourléchait à l'avance, les babines. Mais le matin, sur la mince tartine de pain gris, la couche de beurre n'était pas bien épaisse. On en bénéficiait à tour de rôle. Quant à soudoyer la fermière ou l'épicier, c'était mission impossible car c'était l'époque du « crémier roi » et il fallait allonger un fric fou pour revenir chez soi avec une demi-livre de la précieuse denrée. Quelque temps après la Libération, Jean Dutourd a sorti, sur ce thème un excellent roman qui s'intitulait « Au bon beurre ». Durant ces années de disette le boucher-charcutier comme le crémier ou l'épicier étaient adulés. Le marchand de vin connaît ses pratiques. Quant aux trafiquants, ils tiennent le haut du pavé. Ils achètent et vendent sans même voir la marchandise. Il suffit d'avoir des relations dans tous les milieux. Quant aux fraudeurs, ils utilisent des ruses invraisemblables avec des compartiments aux parois truquées, ou des camions qui circulent avec des doubles-fonds et de faux gazogènes. Certains cachent 38 kilos de sucre et 40 pains d'épices dans un piano à queue. Vingt morceaux de lard, six jambons et 11 litres de genièvre trouvent place dans un lit à baldaquins. Des exploitants de cinéma, qui envoyaient à leurs collègues du Pas-de-Calais des bobines de films pour les séances dominicales, les voyaient revenir, le vendredi suivant, pleines de beurre ou de saindoux, les films étant roulés dans des boîtes moins hermétiques. Le vocabulaire lui aussi joue son rôle. On m'a raconté qu'un garagiste de Douai qui s'était reconverti dans une nouvelle profession, beaucoup plus lucrative, utilisait les termes de son ancien métier pour se faire comprendre de ses clients. Quand on lui demandait deux kilos de pont arrière, il découpait un jambon. Du lubrifiant ? Il servait de la graisse de porc. Des pots d'échappement ? C'étaient des tripes. Expédition dans la campagneAvec ingéniosité, grâce à des accointances avec des producteurs de viande, des agriculteurs, des coiffeurs ou des garçons de café, des marchands d'œufs, de beurre et de volailles, chacun achète, consomme ou revend avec plus ou moins de bénéfice. Ne pourront recourir au marché noir, ceux qui n'ont rien à échanger ou qui n'ont pas les moyens financiers. Comme nous, dans la famille Havet, pas plus que chez les Brailly qui n'étaient pas plus riches. Les pommes de terre, qu'on se procure dans les Flandres à 4 ou 5 F le kilo sont revendues 10 F en ville, 12 à 15 F à Paris. Le jambon payé 180 ou 200 F le kilo revient à 1 000 F dans le circuit clandestin. Les œufs payés de 20 à 35 F la douzaine grimpent à 100 ou 120 F pour les Lillois, 180 F pour les soldats allemands et 240 F pour les Belges.(!!) On connaît les trains de haricots ou les trains de pommes de terre. Les membres de la famille Brailly (heureusement elle avait gardé de la parentèle en Picardie avec oncles, frères, cousins), entreprenaient, certains dimanches, des virées homériques. Partant le samedi de la gare de Lille, ils changeaient de train à Arras, prenaient un car pour Auxi-le-Château et un autre pour Crécy-en-Ponthieu où ils arrivaient la nuit tombée. Ce chef-lieu de canton étant situé au nord de la Somme ils n'avaient pas besoin « d'Ausweiss » pour passer la ligne de zone interdite. Pour le retour il fallait prendre des précautions, éviter les fouilles des contrôleurs économiques, embusqués près des guérites où il fallait rendre son ticket de train. La gare de Lille étant trop surveillée, Albert Brailly, son gendre et les deux gamins aux trousses, chargés comme des baudets, descendaient en gare de Saint-André ou de la Madeleine, en empruntant le train de Béthune plutôt que l'express Arras-Lille trop surveillé -- Ce coup-ci, j'ai ramené une poule, jubilait Gaétan. Elle est toujours vivante… C'était une chance. La malheureuse avait failli mourir étouffée dans son sac en protestant vigoureusement à bec que veux-tu pendant tout le trajet. -- Les lapins se tiennent plus tranquilles, assurait Albert qui s'y connaissait en élevage. Malheureusement en ville ils attrapent toutes sortes de maladies et ils crèvent on ne sait pas trop pourquoi. Ces échecs ne le décourageaient pas de remplir des cages et de leur trouver de l'herbe pour les nourrir. De la brasserie, Georges ramenait de la « draîche » c'est-à-dire de l'orge utilisée pour la bière et qui ne pouvait plus servir une fois brassée. Les lapins raffolaient de cette sorte de bouillie qui sentait fort et surissait vite. Avec leurs cinq enfants toujours affamés, les Havet ne pouvaient se permettre de livrer au marché noir ce qu'ils ramenaient sur leurs vélos quand ils tentaient une expédition du côté de Norrent-Fontes. Cela faisait plus de 100 km à parcourir dans la journée. Gaétan, 13 ans, revenait fourbu de ce genre de randonnée cycliste. Moi, je tenais mieux la forme car j'avais une bicyclette plus légère, avec un dérailleur. Ce que n'avait pas celle de mon frère cadet. Il faut ajouter que si les relations entre citadins et campagnards ne sont pas toujours cordiales, les premiers savent que les seconds ont également besoin d'eux. Les cultivateurs manquent aussi de l'essentiel : de bons métaux pour les outils, de la ficelle pour les moissons, des vêtements de travail, des engrais et des tourteaux. Les seuls paysans à qui on ne pardonnera rien, à la Libération, seront ceux qui refusèrent obstinément de venir en aide aux populations des villes pour vendre directement aux Allemands ou aux trafiquants notoires qui traitaient avec eux en permanence. Des procès retentissants seront instruits à ce moment-là. Des meules ou des bâtiments agricoles seront incendiés par des mains inconnues. La vengeance n'est pas toujours un plat qui se mange froid. Certains fermiers amasseront des fortunes à ce petit jeu- là. On aura l'occasion d'en reparler lors du fameux échange de billets de banque, décidé le 29 janvier 1948 pour assainir la situation économique du pays. Les billets de 5 000 F étaient entassés dans des lessiveuses et certains venaient les échanger par valises entières. Les prouesses de l'Afrika KorpsCes petits faits ne doivent pas masquer les drames, qui ravageaient le monde entier. La banalité du quotidien, avec ses petits bonheurs et ses privations, n'étaient rien en comparaison des morts par bombardements ou des victimes qui tombaient sur le théâtre des opérations militaires. En février 1941, le général Rommel qui avait su si bien convaincre le Führer de sa maîtrise stratégique lors de la bataille de France arrive à Tripoli en Libye pour prendre le commandement des troupes germano-italiennes. Les Italiens avaient subi d'assez sérieux revers les mois précédents. Il fallait redresser la situation. C'est le début de la grande campagne de l'Afrikakorps qui multipliera les coups d'éclat contre les troupes britanniques. Là-bas, dans le désert, sous le commandement du colonel Leclerc - un nom d'emprunt, son vrai patronyme étant de Hauteclocque, originaire d'une petite commune de Picardie au sud d'Abbeville - les Forces françaises libres s'emparent de l'oasis de Koufra. C'est le premier fait d'armes qui marquera le retour de nos troupes vers la victoire. De l'autre côté de la Méditerranée, 50 000 soldats britanniques, australiens et néo-zélandais arrivent en Grèce pour soutenir le pays envahi par les Italiens et les Allemands. Ceux-ci poussent jusqu' à Athènes, parviennent à prendre la Crête. Les Anglais peinent à contenir la poussée de « l'Afrikakorps » en direction de l'Egypte. Il faudra la victoire du maréchal Montgomery à El Alamein pour écarter le danger. La Grande-Bretagne,qui résiste toujours, voit avec surprise arriver sur son sol Rudolf Hess, l'un des lieutenants d'Hitler, qui atterrit en Ecosse pour proposer aux Britanniques une alliance contre la Russie soviétique. Mais il est désavoué par Hitler qui le déclare fou. -- Il n'y a plus rien à comprendre, murmure Léa, accablée par les soucis du ravitaillement et l'inquiétude croissante qu'elle ressent pour ses cinq enfants dans un conflit qui s'étend de semaine en semaine. La Russie et l'opération BarberoussePersonne ne comprend, c'est vrai, quand le monde apprend le déclenchement de « l'opération Barberousse », c'est-à-dire l'invasion par les troupes allemandes des territoires de l'Union Soviétique. « 22 JUIN 1941. 3 h15. L'aube commence à pointer, écrit Jean François Deniau dans son livre « Le bureau des secrets perdus » quand les 1 600 km de frontières qui séparent l'URSS du Reich nazi et ses alliés s'embrasent d'un seul coup. De la Baltique à la mer Noire, sous un déluge de feu, trois millions d'hommes et 3 580 chars déferlent, appuyés par plus de 7 000 pièces d'artillerie et 1 800 avions. En quelques heures, la Luftwaffe détruit 1 200 appareils soviétiques, la plupart cloués au sol. » -- Hitler se prend pour Napoléon, affirme Albert Brailly, et ça se terminera comme en 1800 et des poussières : dans la Berezina. Pour l'instant les offensives sont dirigées à la fois sur Leningrad, Smolensk et Moscou. Elles sont foudroyantes. Malgré les avertissements envoyés de Tokyo par un certain Monsieur Sorge, un espion, infiltré dans les milieux diplomatiques nazis, Staline n'avait pas pris la chose au sérieux. D'ailleurs il ne croyait à rien, ni à personne. Le front de l'Est craque de partout. Les troupes russes abandonnent la Lettonie et se font refouler jusqu'à Leningrad qui résiste héroïquement ? Ce siège va devenir une tragédie bouleversante. En septembre 1941, trois millions de personnes étaient prises au piège. Un tiers d'entre elles - oui, un million d'êtres humains, hommes, femmes et enfants - y mouront de faim. Un autre million avec seulement 1 000 calories de nourriture quotidienne, travaillera sans répit, avec une volonté farouche, à creuser des fossés antichars, à enterrer des mines et à dresser des fils de fer barbelés, stoïques sous le feu de l'ennemi. Cette résistance acharnée coûta 75 000 hommes aux Allemands et laissa surtout au commandement russe du général Vorochilov le temps de préparer sa défense. Hitler s'attendait à voir tomber la ville d'un moment à l'autre. Il ordonna à ses troupes de refuser sa capitulation lorsqu'elle serait demandée : « Leningrad doit être effacée de la surface de la terre ». Il n'eut pas cette joie. Grâce au lac Ladoga, gelé sur 2 mètres de profondeur, les Russes, petit à petit, purent amener provisions et munitions pour soutenir le siège sans parvenir pour autant à desserrer l'étau germano-finlandais. Leningrad, berceau de la Révolution, résistera 30 mois dans ces conditions épouvantables. Les Allemands croient avoir partie gagnée. En même temps qu'ils s'emparent d'Odessa, sur la mer Noire, ils amorcent une offensive sur Moscou. Ils parviendront jusqu'à 25 km de la capitale. Mais le terrible hiver russe avec des températures de - 35° et le dégel avec la boue et la neige fondue viennent au secours des troupes soviétiques qui arrivent en renfort de Sibérie. Elles parviennent, par une puissante contre-offensive à dégager la capitale. Deuxième surprise et de taille : le 7 décembre 1941, dans une autre partie du globe quand les Japonais attaquent, sans aucun avertissement préalable la base aéronavale de Pearl Harbour, dans le Pacifique. Véritable désastre pour la flotte américaine et coup de tonnerre retentissant dans un conflit qui s'embrase d'un bout à l'autre de la planète. Cette fois la guerre mondiale est bien commencée. -- Qui aurait pu imaginer çà ? demande Albert Brailly, atterré par cette nouvelle surprenante. Le monde entier croyait les territoires du Commonwealth invincibles. Et voilà que les troupes alliées se rendent en masse à Java et à Sumatra et que les Japonais s'approchent des Indes. -- Vont-ils réussir à débarquer en Australie ? s'inquiète Georges quand il apprend les premiers combats en Nouvelle-Guinée. Ce serait la fin des haricots. Les Australiens soumis aux petits hommes du Mikado ? Ce n'est jamais possible. Malgré les distances qu'on ne soupçonne pas en Europe, la marée jaune brandissant le drapeau au soleil rouge se répand, de façon foudroyante, dans tout l'hémisphère austral. Où va t-elle s'arrêter ? Heureusement les Américains, malgré des pertes plus lourdes que celles de l'ennemi, parviennent à éloigner la menace d'un débarquement japonais en Australie. La bataille navale de Midway, au large d'Hawaï, donne un coup d'arrêt à l'offensive nippone. Cette fois les Américains ont montré la puissance de leur matériel et l'importance de leur aviation navale. Débarquement en Afrique du NordEn France, la situation n'évolue guère. Pas plus sur le plan du ravitaillement que dans les rapports avec l'occupant. Le procès de Riom devant lequel devaient comparaître Léon Blum, Edouard Daladier, Paul Reynaud et le général Gamelin, accusés d'être les responsables de la défaite est suspendu sine die, les inculpés se montrant plus convaincants que leurs accusateurs. La Gestapo (police secrète allemande) s'est installée en zone occupée comme elle fonctionnait déjà dans la zone annexée et dans la zone interdite. Elle multiplie les rafles et les arrestations de gens, soupçonnés de contacts avec les services secrets alliés. Les Juifs âgés de plus de 6 ans devront désormais porter une étoile jaune sur leurs vêtements. Personne ne sait que Jean Moulin vient d'être parachuté en Provence, venant de Londres, pour prendre en main les mouvements de résistance au nom du général de Gaulle. Les premières exécutions d'otages ont lieu au mont Valérien à Paris. Le premier fusillé sera Honoré d'Estienne d'Orves, envoyé de la France Libre, capturé peu après son arrivée sur le territoire national. Né à Biache-Saint-Vaast dans le Pas-de-Calais, le général Charles Delestraint est choisi pour diriger l'armée secrète en France, une organisation de caractère essentiellement militaire et encadrée par d'anciens officiers réfractaires au régime de Vichy. Il sera malheureusement arrêté en 1943 au cours de sa mission périlleuse et périra sous les coups des SS dans le camp de concentration de Dachau, deux jours avant la libération du camp. Tandis que commence la seconde bataille d'El Alamein, et que la 8e armée britannique dégage la frontière de l'Egypte en forçant les troupes de Rommel à reculer, un gigantesque convoi quitte les côtes américaines pour se rendre en Méditerranée et participer au débarquement allié en Afrique du Nord. C'est à ce jour la plus grande armada de l'Histoire qui jette 85 000 hommes sur les plages d'Algérie et du Maroc. On verra mieux en 1944 lors du jour J. Ce 8 novembre 1942 marque un tournant dans la guerre mondiale. C'est la première contre-attaque des Alliés pour prendre pied à des milliers de kilomètres de leurs bases. 500 transports escortés par 350 navires de guerre vont réaliser ce coup de force appelé « pération Torch » et dirigé par le général Eisenhower. Le maréchal Pétain ordonne aux troupes françaises de résister, mais malgré quelques obstructions, la plupart des unités basées en Afrique du Nord ne réagiront pas et se joindront bientôt aux nouveaux arrivants. Un témoin raconte le déroulement de l'opération : « Pourtant, De Gaulle n'a aucun contact en Afrique du Nord. Pas un réseau. Pas un agent. Mais il a des partisans. Des volontaires de la Résistance. De petits groupes d'officiers, de techniciens, de collégiens résolus et solidement maillés. Entre 1 heure et 2 heures du matin, quatre cents civils en armes occupent les points sensibles d'Alger, arrêtent l'amiral Darlan, commandant en chef en Afrique du Nord et le général Juin qui ignorent tout de « l'invasion ». A Alger, la conjuration des résistants réussit au-delà des engagements pris avec les Alliés : neutraliser la capitale pendant deux heures. A 7 heures du matin les commandos américains arrivent, sans avoir à se battre, aux portes de la ville. Dans l'après-midi, tous les points sensibles : organes de commandement, centraux téléphoniques, radio, etc. sont repris par les forces régulières. L'amiral Darlan est délivré par un peloton de gardes mobiles. Les résistants ne tiennent plus que le commissariat central. Ils parviennent toutefois à bloquer la circulation des troupes par des barrages et des commandos motorisés. Entre temps, les discussions s'engagent entre chefs militaires français et alliés. Le général Giraud est reconnu par les Américains comme commandant suprême des forces françaises en Afrique du Nord. Le général Juin, sitôt informé, se met à ses ordres. A 18 heures, une énorme clameur enveloppe Alger. Les premiers GI's débouchent dans le haut de la rue Michelet. Blonds, minces, les épaules carrées, les grands soldats kakis, bottés courts, la carabine à la bretelle, colt et poignard à la hanche, entrent en souriant dans la belle cité blanche. Ils arrivent de toutes les directions. Il en descend des crêtes. Il en vient des plages, de partout.
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