Chapître 10 |
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La fureur de vivreCette fureur de vivre ne plaît pas à tout le monde. Mais on ne peut pas arrêter le phénomène. Si d'une part Boris Vian publie « L'Herbe rouge » et « L'Arrache cœur », en chantant « le Déserteur » pour mieux choquer les bien-pensants, il ne vit que pour le jazz, n'entend et ne s'exprime qu'en jazz. Hélas, Boris Vian, élève de l'Ecole Centrale, accessoirement ingénieur à l'Office du papier, disparaît à l'âge de 39 ans, laissant cinq romans, un recueil de nouvelles, 400 chansons, trois opéras, des pièces de théâtre, des poèmes et évidemment des chroniques de jazz. -- Mais d'où vient ce mot : Jazz ? demande Gabriel qui, à quinze ans, et déjà au Petit Séminaire d'Haubourdin, ne suit pas les bouleversements intellectuels et ludiques de son époque. Pour le moment, son attention est plutôt focalisée sur l'Ancien et le Nouveau Testament. -- C'est assez controversé, répond Gaetan. Il semble que cette appellation vient du nom d'un musicien noir qui dans une taverne mal famée de La Nouvelle-Orléans, vers 1906, jouait au cornet des chansons à la mode. Il se nommait Jasbo Brown. Et quand ça chauffait ses nombreux admirateurs l'appelaient familièrement « Jas ». Mot qui ne tarda pas à se perpétuer au-delà des mers et des continents. Gaétan était fou de ces nouveaux rythmes venus d'Outre-atlantique. Les jeunes de sa génération, et de la mienne – mais moi, je n'avais pas le temps de me passionner pour cette musique - connaissaient tous les airs de Louis Armstrong, dit « Satchmo » qui tirait au pistolet, dans les rues,sur la flamme bleue et vacillante des lampes à gaz. En prison il apprendra à jouer du cornet à pistons dans une formation de jeunes détenus. Plus tard, il rencontrera Sydney Bechet, de trois ans son aîné tandis que monte au firmament une autre étoile Dizzy Gillespie, un personnage qui sait établir le contact immédiat entre la salle et la scène. Ensuite vient Miles Davis. Alors que Gillespie mobilise ses pouvoirs techniques incomparables, Davis cultive avant tout le son, la beauté d'un timbre dont il excelle à varier les couleurs et à exploiter toutes les formes. Ray Charles, de son côté, contribue à faire triompher le jazz, victoire d'une exceptionnelle personnalité puisqu'il était aveugle et qu'il exigeait qu'on le considérât comme un être normal, refusant les égards que l'on croit devoir à son infirmité. Les théories de Jean Paul SartreLes jeunes Français de 1947, qui ne sont pas tous zazous, n'ignorent cependant rien des fantaisies de Duke Ellington, de Thélonius Monk qui est le créateur du « be bop ». Count Basie, de son côté, imprime à sa musique le fameux « swing », le souple balancement dans une véritable euphorie rythmique. Entre jazz et java, entre littérature et philosophie, l'âme du quartier de Saint Germain-des-Prés éclate de manière fulgurante avec l'existentialisme. Tout ne se réduit pas à cette époque à des chansons ou à des airs de jazz. Ce demi-siècle coïncide avec une belle époque culturelle à laquelle j'essaie de participer en lisant tout ce qui me tombe sous la main : revues, journaux, hebdomadaires et mensuels. Un chroniqueur précise à propos de l'homme qui monte au firmament des philosophes existentialistes : Si Albert Camus donne, en 1947, « La Peste » et Jean Genet « Les Bonnes », Jean-Paul Sartre, en attendant les dernières années où il mordrait sans dents, attaquait et tout le monde, à commencer par lui-même et agrégé, les agrégés. Il maudissait encore plus les intellectuels, pour leur formation comme pour leur conformisme (...). Non seulement le pape des intellectuels finissait par abdiquer, mais l'intellectuel renonçait à son sort original, à son existence en tant que telle. Il en devenait le non existant en soi. Du monde entier on vient s'encanailler sur ce carré de bitume qui se croit le centre de l'univers et qui s'appelle Saint-Germain-des-Prés. Ces ports de la nuit ne sont que des mirages mais on se presse, chaque soir, au « Tabou » à « la Rose rouge », au « Flore » ou aux « Deux Magots ». De fait, Jean-Paul Sartre est devenu le maître, le gourou, le dieu vivant de toute une génération. Il dit que l'existence précède l'essence et dans la rumeur folle qui monte vers lui, sa voix grêle, perce et parvient à se faire entendre. Sur ces nuits qui n'en finissent pas de pâlir jusqu'à l'aube plane l'ombre d'une enfant au regard adulte, Juliette Gréco, prêtresse d'un nouveau monde et d'une nouvelle religion, diva divine qui règne sur la nuit et dans le cœur des hommes. Sulfureuse et troublante, insaisissable toujours, elle est, à jamais, « la muse de l'existentialisme ». La disette revientCette effervescence n'empêche pas les Français de vivre encore une fois une terrible année. Vincent Auriol vient d'être élu président de la République le 16 janvier 1947. Le pays grelotte et continue d'avoir faim. Une fois de plus les récoltes s'annonçaient catastrophiques. Dans les départements du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme et de l'Aisne, 350 000 hectares de blé sont détruits par le gel puis submergés par les inondations qui suivirent. Le gouvernement annonce encore une réduction de la ration de pain. -- Il y en a marre, ras-le bol, peste Georges. La nature commande, bien sûr et elle ne nous épargne pas. Mais les hommes ne prévoient rien. Ils ne regardent jamais plus loin que le bout de leur nez. Il va y avoir du grabuge ! Mon père n'est pas loin de vouloir la révolution. Ses revenus baissent de plus en plus car il est hors de question d'augmenter le tarif des cotisations syndicales. De plus, je m'apprête, à 20 ans, à partir sous les drapeaux. Et c'est encore une source de revenus - minime, il est vrai, qui va disparaître - Gaetan abandonne, à son tour, les études pour entrer comme mécanographe à la Sécurité Sociale. Son salaire compensera la disparition du mien. Le mécontentement devient général. En juin, les mineurs des Houillères du Nord et du Pas-de-Calais décident la grève totale. Ces mineurs avaient été précédés par les cheminots, qui eux-mêmes, l'avaient été par les électriciens, les gaziers et les employés de banque. Heureusement la France et la Grande-Bretagne acceptent l'aide des Etats-Unis grâce au plan proposé par le secrétaire d'Etat américain, Georges Marshall. Dix-sept milliards de dollars vont être distribués à l'Europe à condition que les pays en assurent eux-mêmes la répartition. Le nylon super-starLes produits américains commencent à envahir les marchés. Les Français découvrent de formidables nouveautés comme le nylon. Aujourd'hui, on ne repère plus sa présence parmi les multiples fibres synthétiques et les nombreux plastiques qui nous entourent. Et pourtant, à l'époque, l'apparition de ce nouveau matériau constitue une véritable révolution. Il avait été découvert aux U.S.A., juste avant-guerre, dans le groupe chimique du Pont, par un certain Wallace H. Carothers qui ne connut d'ailleurs pas le succès de sa découverte car il mourut en 1937. Le nylon n'était pas le fruit du hasard. Son inventeur n'avait qu'un objectif : fabriquer de toutes pièces, à l'aide de substances issues du pétrole, de la houille ou du gaz, de longues molécules qui puissent se prêter à la fabrication de fibres synthétiques. Certes, on connaissait déjà les fibres artificielles et notamment la rayonne. Mais elles étaient obtenues à partir d'une substance naturelle : la cellulose. Et elles étaient loin de valoir le nylon « aussi résistant que l'acier, aussi fin que le fil d'une toile d'araignée et possédant un magnifique éclat ». Cette substance issue des polyamides, ces molécules constituées d'atomes de carbone, d'hydrogène, d'oxygène et d'azote avait reçu, au départ le nom de Noron (« ne file pas », en anglais), mais c'était exagéré. De là, on en vint à parler de Nolen, puis de Nolon pour aboutir à Nylon. 230 chercheurs et ingénieurs avaient participé à son élaboration et il en avait coûté 27 millions de dollars à l'époque à l'entreprise. Mais tout cela fut vite rattrapé et même dépassé car jamais matériau n'avait autant séduit ni enflammé à ce point les imaginations. On en fit aussitôt des poils de brosses à dents, des fils de canne à pêche, des fils de suture, puis dans la foulée, des bas. Il s'en vendit 64 millions de paires dès leur apparition. Un journal américain de 1945 fait état d'une telle bousculade dans un magasin de New York qu'il fallut une vingtaine d'agents et trois cars de police pour ramener le calme. Combien de milliers de chemises ont été coupées dans les toiles de parachutes que l'on récupérait, au péril de sa vie, ici et là, au moment des opérations militaires dans les années 43-44 ? Aujourd'hui, malgré la prolifération des textiles artificiels, le nylon n'est nullement détrôné puisqu'il s'en produit quelque quatre millions de tonnes dans le monde ce qui représente pour les fabricants, un chiffre d'affaires de 13 millions de dollars. Ces vêtements à base de nylon sont toujours aussi solides et retrouvent aisément leurs formes ce qui leur vaut la réputation d'être infroissables. A présent, ce sont principalement les fabricants de tapis et de moquette qui deviennent les principaux consommateurs de nylon avec l'industrie de l'habillement. Le génie du « Petit Prince »Léa ne tarissait pas d'éloges quand elle avait la chance d'acheter un vêtement ou du tissu à base de nylon qui a aussi la propriété de sécher rapidement. Et encore elle ne savait pas qu'allié aux plastiques, le nylon allait connaître un succès croissant dans la construction automobile, la fabrication de matériel électrique ou d'appareils électroménagers. Chaque jour, des produits nouveaux qui utilisent les propriétés du nylon apparaissent dans tous les secteurs d'activité, que ce soit dans le sport ou les loisirs ou dans bien d'autres domaines encore. Ce matériau d'avant-garde n'a pas fini de faire parler de lui. Un autre événement qui était passé presque inaperçu au moment où il se déroulait, le 31 juillet 1944, fut la disparition de l'écrivain Saint Exupéry. C'était l'auteur du « Petit Prince » qui avait fait les délices de la famille Havet, toujours affamée de lectures et qui raffolait, surtout pour les trois plus grands, des exploits des grands aviateurs, si bien racontés dans « Courrier Sud », « Vol de nuit » ou « Terre des Hommes ». Antoine de Saint-Exupéry était né à Lyon, un dimanche de 1900, mais, quelques années plus tard, sa mère, devenue veuve, s'installe au Mans. En 1914, infirmière, elle confie ses enfants, François et Tonio - c'est ainsi qu'on prénommait Antoine -, à une institution suisse. Son frère, François, meurt en 1917 et c'est de ce frère perdu et aimé que naîtra, pour Saint-Exupéry, le personnage du Petit Prince. De retour en France, après avoir songé à devenir marin, puis architecte, attiré par l'action, Saint-Exupéry entre dans l'armée en 1921 et devient lieutenant pilote d'aviation. Démobilisé, il cherche sa voie, piétine durant trois ans avant d'entrer en 1926 à la société Latécoère. Son chemin, il l'a trouvé : celui des longs courriers aériens qui survolent le désert avec les sacs postaux qui partent ensuite vers l'Amérique du Sud. Chef de poste du petit fortin de cap Juby, au Maroc espagnol, il se découvre romancier. Les indigènes qui savent juger les hommes l'appellent « le seigneur des sables ». C'est là qu'il rencontre Mermoz auquel il lit ses premiers essais littéraires. Pour l'Aéropostale, il effectue des vols qui lui font affronter les éléments dans des conditions effroyables et de « seigneur des sables », il devient « seigneur des cyclones ». A chaque voyage, deux femmes attendent anxieusement de ses nouvelles : sa mère et son épouse Consuelo, le grand amour de Saint-Exupéry. Son raid Paris-Saïgon se termine sur un plateau désertique où il s'écrase avant d'être recueilli par un chamelier. L'accident le plus grave, il le vit en février 1938 au Guatemala, pendant le raid New York-Terre de Feu. Il en réchappe une fois encore. Le 31 juillet 1944 à 8 heures 30, Saint-Exupéry qui a rejoint les Forces françaises libres, quitte la base de Bastia à bord d'un monoplace pour une mission de reconnaissance photographique au dessus de la Provence. Ce sera sa 9e mission et la dernière car on ne retrouvera jamais ni le pilote, ni l'appareil. « Cette disparition fait de Saint Ex une sorte de héros symbolique, un « phare » pour reprendre l'expression qu'utilisa Baudelaire. Il est un peu pour les jeunes générations ce que fut, pour les générations qui les ont précédées, un Charles Péguy, touché d'une balle en plein front quelques jours avant la bataille de la Marne, en 1914. Il se situe au carrefour des idéals et des inquiétudes de l'homme moderne qu'il résume. Il est l'homme de l'aventure, de la vie dangereuse, que d'autres se sont contentés de prôner dans leur cabinet, mais il est aussi l'homme de l'aventure spirituelle, sans laquelle on atteint rarement à la totale grandeur. Il est au maximum l'homme du présent, mais il est aussi celui 'un avenir qui s'ouvre devant l'humanité comme un abîme dans lequel elle risque de disparaître, et c'est cela qui fait son inquiétude épouvantée ». -- Il est, en même temps, de la race d'un père de Foucauld, dit Georges à ses enfants, bouleversés. C'était un homme d'action, un romancier avec la plume du reporter, un reporter avec celle du romancier. On n'en rencontre plus beaucoup des gars de cette trempe et c'est ce qui fait le désarroi de notre temps. Il n' y a plus de chevalier blanc en ce moment. Seulement des profiteurs et des « noceurs ». Les Havet voueront toujours une affection particulière pour Saint-Exupéry dont ils apprennent la disparition, au moment où la famille s'enrichit d'un sixième enfant, troisième fille qui se prénommera Françoise. La sale guerre, disaient certainsHourrah ! Après deux années de sprint éperdu pour rapporter les nouvelles du jour au quotidien « La Croix du Nord », je suis embauché comme stagiaire-rédacteur. Mon prédécesseur a préféré une carrière dans les assurances. Pour lui, reporter paraissait trop stressant. Toujours à l'affût de l'accident, de l'incendie, de la démission de tel ou tel, toujours être disponible, de jour comme de nuit, pas de dimanche, ni de jour de fête puisque, précisément, ce sont ces jours là où il se passe le plus de cérémonies et d'évènements à relater. Je pars en fanfare des Ets Masurel et j'abandonne le vieux clou qui m'a tant servi pour disposer d'une petite moto de 50 cm3. Quand il faudra se rendre plus loin, en reportage avec le photographe de la maison, une Juvaquatre sera mise à notre disposition. A ce moment-là, de nouvelles rumeurs de combat circulent à propos de l'Indochine. Car quand une guerre s'achève, une autre naît ailleurs. Pour les Français, cette guerre en Extrême- Orient, que certains comme les communistes allaient qualifier de « sale guerre » - toutes les guerres sont sales - devait durer huit ans, ravageant ce qui était la perle de notre empire colonial et marquant, en fait, le commencement de son déclin Elle fit des dizaines de milliers de morts, parmi l'élite des combattants français dont le plupart de jeunes officiers sortis de Saint-Cyr ou de Saumur ou encore issus des mouvements de Résistance. Elle en fit plus encore de l'autre côté, celui du Viêt-minh qui était le camp des Indochinois nationalistes et communistes. L'Indochine avait été gouvernée au plus près par un homme de Vichy, l'amiral Decoux. Les Japonais déjà présents en Asie du Sud-est s'étaient emparés par les armes de ce qui restait de pouvoir. Pour de Gaulle, il fallait avant tout rétablir l'autorité de la France quitte à offrir ensuite au Tonkin, à l'Annam et à la Cochinchine un statut d'association dans l'Union française qui s'élaborait. Le haut-commissaire, l'amiral Georges Thierry d'Argenlieu, ancien prieur des carmes lillois qui avait pris son poste en même temps que le général Leclerc, nommé commandant des forces terrestres, suivra strictement les consignes. Il le fera avec une fermeté peu ordinaire, n'hésitant pas à faire bombarder Haïphong, provoquant la mort de dizaine de milliers de civils, femmes et enfants. Les premiers soldats français, débarqués à Saigon, se heurtèrent aux nationalistes et aux communistes qui n'avaient nulle envie de se retrouver sous les plis du drapeau tricolore. Le général Leclerc comprend bien vite qu'il faut dégager le Sud avant de traiter dans la dignité et de partir. Il signe donc avec Ho Chi Minh, le 6 mars 1946 des accords où la France reconnaît le Vietnam « Etat libre dans le cadre de l'Union Française ». L'oncle Ho, comme on l'appelle, renie les engagements après le massacre d'Haïphong et prend le maquis… Les militaires qui s'engagent dans les Troupes d'Opération Extérieure (les T.O.E.) sont abreuvés d'insultes. Les dockers C.G.T. refusent d'embarquer le matériel militaire à destination de l'Indochine. C'est vraiment une affaire mal engagée qui s'achèvera huit ans plus tard par la terrible défaite de Dien Bien Phu et la capture de centaines d'officiers et de milliers de soldats français. Les Havet suivent toutes les opérations avec beaucoup d'incertitude quant à la conduite à tenir. Comme j'ai reçu ma feuille pour le service national obligatoire, je parle de m'engager, ainsi la famille percevra une solde beaucoup plus importante que le prêt normal. Mon père refuse car pour lui, cette guerre de plus en plus sanglante, onéreuse est moralement discutable. D'abord affecté dans les Transmissions, en Allemagne occupée, je prends la direction du Maroc pour servir dans les unités du matériel basé à Meknès. J'en parlerai plus tard, dans le second tome, car Gaspard sous les drapeaux a vécu des instants mémorables. D'ailleurs tout semble s'embraser alors que les hostilités de la Seconde Guerre mondiale viennent à peine de s'achever. Winston Churchill, en présence du président Truman dénonce, dans un discours retentissant, la mise en place d'un « rideau de fer » - l'expression survivra - qui coupe l'Europe de l'Ouest des pays sous obédience soviétique. En écho, les USA poursuivent leurs recherches sur l'arme atomique et en juillet 1946 la première bombe atomique sous-marine explose dans l'atoll de Bikini, dans le Pacifique. Le mot fera fortune et désignera bientôt les maillots de bain deux pièces qui fleurissent sur les plages de la prude Europe. Et voici le « new look »La France poursuit des recherches plus pacifiques : la Régie Renault présente lors de la réouverture du Salon de l'automobile de Paris la fameuse 4 CV tandis qu'à Brétigny a lieu le vol d'essai du premier avion à réaction français. Cette 4 CV on la découvre mais pour la regarder seulement. Car pour l'acquérir, c'est une autre paire de manches. On l'appelle « le hanneton » ou « la petite motte de beurre » parce que la Régie Renault s'est servie des stocks de peinture récupérés de l'Afrika Korps et que les premières carrosseries apparaissent en jaune sable. C'est aussi à ce moment-là qu'est proclamé le palmarès du 1er festival du cinéma à Cannes où parmi les films couronnés par le grand prix figurent « La Bataille du rail »,de René Clément, « La Symphonie pastorale », de Jean Delannoy et « Rome ville ouverte », de Roberto Rossellini. A Paris, Christian Dior ouvre son atelier de haute couture et obtient bientôt une renommée mondiale par l'originalité de ses créations. C'est la mode dite « new look », fil à fil, jupe droite, hanches décollées, taille très ajustée. Et pour les robes du soir, fourreau strict et cape doublée de satin. Dior réalisera à ce moment 75% de la mode française, sa maison assurant 5% du commerce extérieur du pays. Un succès époustouflant que Léa applaudit sans toutefois se permettre d'acheter la moindre petite robe griffée. Elles s'arrachent, dans le grand monde et à l'étranger, de 38 000 à 10 000 francs de l'époque. En novembre 1947, le général Leclerc disparaît dans un accident d'avion près de Colomb-Béchar, à la limite du Sahara. Sa mort laisse un immense regret dans le coeur de tous ceux qui estimaient cet officier, probe et courageux. A peu près à la même époque, aux USA, pour la première fois, un appareil habité franchit « le mur du son » quand à bord d'un avion X1 le capitaine Charles Yeager atteint une vitesse supérieure à 1 000 kilomètres à l'heure. En France, tout va malEn novembre 30 000 mineurs du bassin de Nord-Pas-de Calais cessent le travail. Le mouvement se propage de fosse en fosse. Les mineurs se croisent les bras tandis que les métallurgistes arrêtent la production. Avec la hausse des prix et la raréfaction des produits alimentaires, le mécontentement grandit dans les ports, les usines textiles, chez les cheminots et les postiers. La paralysie devient totale et le gouvernement rappelle les hommes du contingent soit 80 000 soldats. -- On va finir par avoir la guerre civile, avertit Albert Brailly, très inquiet. Les forces de l'ordre ont commencé l'évacuation des carreaux des mines. Il paraît qu'il y a des sabotages. Le train Paris-Tourcoing a déraillé, les rails ont été déboulonnés. Il y a eu 16 morts et 60 blessés. Il pense à son fils Joseph qui a sous son commandement une centaine de CRS. Ils ont été envoyés dans le port du Havre, mis en coupe réglée par des bandes de malfrats et des dockers indélicats. Des tonnes de marchandises expédiées des USA disparaissent. Même des camions qui prennent la clé des champs, comme des GMC ! et des Dodge et qu'on ne retrouve jamais. Je suis toujours troufion au Maroc. Les classes sont terminées et je me suis payé trois semaines d'infirmerie où j'ai perdu tout contact avec ce qui se passait dans le monde Seule, maman Léa, dans ses lettres me tient au courant de ce qui se passe dans la famille. Mon père, lui, n'a pas le temps. Quand il écrit, ce sont des convocations, des rapports de réunions ou des éditoriaux pour « Nord Social » le mensuel qui tire à 50 000 exemplaires et qui dénonce les inégalités flagrantes que connaît le pays. La reprise fut difficile car l'amertume persistait. Les deux tendances du syndicat C.G.T. se renvoyaient la responsabilité de l'échec. C'est ainsi que se constituera la confédération nationale de « Force Ouvrière » qui, en se détachant de la CGT, créa des unions départementales et des fédérations professionnelles. Un nouveau syndicat concurrent pour la CFTC qui maintient, difficilement, ses effectifs. Bonjour la Deudeuche1948 s'annonce sous de tristes auspices. Le 30 janvier, le mahatma Gandhi, apôtre de la non-violence,est assassiné à Delhi par un extrémiste hindou. Un million de personnes assiste à la crémation de ce personnage hors du commun, révéré dans le monde entier comme le champion de la tolérance et de l'indépendance. Le rideau de fer s'alourdit de mois en mois alors qu'en Palestine,David Ben Gourion proclame l'Etat d'Israël le jour où expire le mandat britannique. Dès le lendemain, le pays est envahi par les armées égyptienne, irakienne, libanaise, syrienne et transjordanienne. En France, la production augmente en même temps que la ration devient plus copieuse. L'économie se redresse alors que le pays est toujours rongé par l'inflation.
Dès son arrivée devant le public, la 2 CV étonna avec sa composition de matériaux : le Duralinox pour la coque, le magnésium pour les roues et le treillis entoilé pour la capote amovible. Premier surnom : ”la Bécassine de la route”. Le second : « la Deux Pattes ». Et pour finir : « la Deu-Deuche ». Ce surnom lui restera longtemps. Pendant des années et des années, ce véhicule pratique, assez bon marché pour être accessible aux bourses modestes, sillonnera les routes de France. Des centaines de « fans » ne vivront plus que pour cette TPV (du nom de son code officiel : la Toute Petite Voiture) pour lesquels peu importaient ses imperfections : l'essuie-glaces manœuvrable seulement à la main ou la jauge à essence qui devait être dégagée du réservoir avec une simple baguette à la façon d'une épée de son fourreau. A côté de ces détails,quelle endurance ! Et quelle économie ! Cette envie de la voiture on la retrouve aussi dans d'autres domaines comme celui de la radio qui ne s'encombrera plus de fil électrique puisqu'elle fonctionnera à piles, avec des transistors à la place des lampes. Et puis la télévision pointe son nez. Les mirages de l'étrange lucarneL'arrivée du Tour de France remporté par l'Italien Gino Bartali est pour la première fois retransmise en direct par la TV en cette année 1948. Petit à petit « l'étrange lucarne » envahira les foyers de France pour devenir le meuble incontournable au même titre que le bahut de la salle à manger ou l'armoire à glace de la chambre à coucher. Mais il faudra du temps… Pour l'instant, les esprits se préoccupent de la situation sociale qui se dégrade de jour en jour. Malgré la dévaluation du franc et une hausse des salaires, la montée des prix provoque en mai une nouvelle réaction syndicale. C'est encore le bassin minier qui est touché en premier bientôt relayé par la métallurgie et les cheminots. Les hausses de salaire accordées par le gouvernement sont aussitôt rognées par le relèvement des prix. -- Ça ne peut plus durer comme ça, maugrée Georges. Ça va finir par exploser. Des grèves, toujours des grèves. Mais c'est toujours le plus petit, le mal payé, qui déguste et qui paie les pots cassés. Je ne parviens plus à maintenir mes troupes. La CGT fait de la surenchère sur FO C'est à qui sera le plus démagogue. En fait, on passa de justesse à côté de nouveaux désordres. Une nouvelle fois, Jules Moch, ministre de l'Intérieur haussa le ton. Des mesures énergiques sont prises pour éviter le sabotage des puits. Peu après, 110 000 mineurs étaient au travail et 90 000 tonnes de charbon arrachées en 30 jours aux entrailles de la terre. Si la hausse des prix n'était pas enrayée, le pain était enfin en vente libre et la ration de beurre augmentait. Signe de confiance en l'avenir, pour la première fois depuis la guerre, le nombre de naissances progressait et dépassait le nombre des décès. -- On va tout de même en sortir, prophétisait Albert Brailly avec son inaltérable confiance en des lendemains qui chantent. Tu vois, Georges, il ne faut jamais désespérer de l'homme. Patience et longueur de temps font mieux que force ni que rage, a dit le fabuliste. C'est bien vrai. Alors on va chanter l'air à la mode : « le petit vin blanc ». Fin des cartes de ravitaillementEn septembre 1948, ce qu'on chante, c'est la gloire de Marcel Cerdan qui a enlevé à Tony Zale le titre de champion du monde des poids moyens en boxe. La réputation de Marcel Cerdan égalera celle de Georges Carpentier dans les années vingt. Ouf ! En 1949, la France sort de la misère. Depuis la fin de l'année précédente, l'inflation était maîtrisée et l'aide du plan Marshall joue à plein, malgré les soubresauts sociaux. En mars disparaissaient les cartes de ravitaillement. Les produits alimentaires étaient mis en vente libre, les uns après les autres. Ouf ! « Ploum ploum, tra la la » comme on le chante, soir et matin, sur les ondes de Radio-Luxembourg, la station privée, la plus écoutée. Symbole de ces neuf années de disette et de restrictions, le haut-commissariat au Ravitaillement s'évanouissait dans la nature. Enfin, avec la fin du rationnement, le pays était débarrassé du marché noir. Les Français découvrent enfin que l'après-guerre vient de commencer. Jo et Léa peuvent désormais faire manger leur marmaille à sa faim. L'événement se fête avec un repas qui sort de l'ordinaire : rostbeef et pommes frites à satiété, couronné d'un gâteau au chocolat. Hou, là là c'est Byzance ! Mieux, Capoue. Non, c'est le Paradis ! Ah ! que la vie est belle quand on a l'estomac plein. Mao, le grand timonierEn Asie, Mao Tsé-toung, après la longue marche qui a failli lui être fatale, est porté aux nues comme « le grand Timonier » tandis que Chou En Laï est nommé Premier ministre de la toute nouvelle République populaire de Chine. Le gouvernement nationaliste du général Tchang Kaï chek se replie sur l'île de Formose appelée maintenant Taïwan. Mao est désormais assuré de poursuivre son ascension. Le voilà empereur communiste de la Chine, un territoire d'un milliard d'habitants. Né en 1893 dans un village du Hu-Nan,il avait été illuminé par la révolution russe en découvrant le manifeste communiste de Marx et Engels. Prolétaire, petit bibliothécaire à Pékin, vivant chichement dans une chambre avec sept compagnons, il sera révolutionnaire. Le « Lénine » chinois ne porte aucune étoile sur les épaules, pas plus que de galons sur les manches. Il ne se prévaut d'aucun grade dans l'armée et s'il commande à ses généraux, c' est qu'en vertu de ses pouvoirs civils. Il se dit président du Comité Exécutif du Parti Communiste chinois. C'est tout et c'est beaucoup. Va t-il se heurter au communisme « blanc »? La question peut se poser. Mais comment arrêter la marche folle du monde ? Les peuples se demandent avec angoisse s'ils ne sont pas déjà en marche vers la troisième guerre mondiale. En effet, l'URSS à son tour, possède la bombe atomique et les recherches s'accélèrent de part et d'autre, pour la mise au point de la bombe H, encore plus puissante, encore plus dévastatrice. Devant cette course à l'armement atomique, on en vient à parler de « l'équilibre de la terreur ». Sur l'Europe encore chancelante et dans un monde désemparé plane la peur du lendemain. L'ombre de « Big Brother »Déjà, George Orwell, un visionnaire, avait publié son célèbre roman : « 1984 ». Désormais, l'ombre de Big Brother pèse sur des humains conditionnés, robotisés. Leur avenir paraît lugubre et pourtant n'est-ce pas celui qui nous attend ? Certes l'apparition de nouvelles matières sont censées améliorer les conditions de vie. On voit arriver pêle-mêle la pointe Bic, le Tergal et le Formica. Vient aussi le temps du mixer, du potage en sachet, des transistors et des premiers clubs de vacances qui offrent le farniente et la détente sous le soleil de la Méditerranée à des prix défiant toute concurrence. Malgré les nuages noirs, voici revenu le temps de la fête. C'est en juin la diffusion du premier journal télévisé, présenté par Pierre Sabbagh tandis que Marcel Cerdan perd son titre de champion du monde des poids moyens par abandon à la 10e reprise. Le 27 octobre, il disparaîtra, avec la violoniste Ginette Neveu, dans une catastrophe aérienne aux Açores. Aux U.S.A. la chasse aux sorcières a commencé quand le sénateur Joseph Mac Carthy affirme dans un discours que le département d'Etat est infiltré par 205 communistes. Albert Einstein met en garde, de son côté, le monde entier contre la production de la bombe H susceptible, d'après lui, d'entraîner l'anéantissement de toute vie sur la planète Terre. -- On n'en finira donc jamais, déplore Albert Brailly qui vit ses derniers jours, après avoir perdu, quelque temps auparavant, son épouse Grand Mère Berthe, emportée par une congestion cérébrale. Il va s'éteindre, paisiblement, entouré de ses enfants, au moment où les troupes nord-coréennes franchissent le 38ème parallèle et envahissent la Corée du Sud. Cette fois, l'affrontement entre l'Est et l'Ouest se manifeste ouvertement. C'est le début de la guerre de Corée dans laquelle s'engagent 70 000 hommes des troupes des Nations unies placées sous le commandement unique du général Mac Arthur. De leur côté les troupes chinoises qui apportent une aide à la Corée du Nord envahissent le Tibet et chassent le Dalaï Lama de sa capitale Lhassa en octobre. Un demi siècle si riche de promessesC ‘est dans le chaos le plus complet que s'achève ce demi-siècle, si riche de promesses, qui avait suscité tant d'espoirs et procuré tant de désillusions : cinquante ans qui avaient vu, sous deux Républiques et un Etat français, le passage de la civilisation du cheval à celle de l'électronique. La famille Havet fait ses comptes tandis que je morfonds sur le plateau d'El Hajeb, au Maroc en attendant une affectation qui ne vient pas. Eugène, le grand-père paternel, mort en 1910, d'une pleurésie foudroyante, n'a pas connu les tribulations des deux guerres mais il n'a pas non plus vu grandir ses deux garçons, Georges et Henri. Son épouse Clotilde, veuve à 32 ans, a connu toute sa vie, la galère dans son petit magasin de droguerie-ferblanterie de la place Catinat, dans le quartier Vauban à Lille. Elle a vécu plus de vingt ans comme les « dépanneurs » d'aujourd'hui : levée à 6 heures, derrière son comptoir à 7 heures 30, servant les uns et les autres, un litre de pétrole par-ci, une gourde en fer-blanc par-là, pesant des clous et remplissant des sachets de bicarbonate de soude. Encore debout à 20 heures, derrière le comptoir, avant de fermer ses volets, n'ayant pris qu'une demi-heure pour avaler un repas de midi vite fait sur son poêle flamand. Le soir, tout en servant ses clients, le repas était encore plus succinct : des tartines beurrées trempées dans un bol de café au lait. Elle n'avait jamais eu le temps de cuisiner. Ses enfants disaient que la viande était souvent « bien cuite » pour ne pas dire carbonisée car elle ne pouvait pas surveiller ses grillades dans son magasin. Les gratins étaient plus que gratinés. Alors Georges et Henri se rabattaient sur les fromages qui, eux, n'étaient jamais assez faits puisque dévorés tout de suite. Elise n'avait qu'une pensée, on le sait : rembourser l'argent emprunté à de lointains cousins pour payer le pas de porte de son magasin et élever ses deux enfants en les nourrissant du mieux possible avec le peu de temps et d'argent dont elle disposait. En 1950, elle avait 72 ans. Elle vivait donc chez son fils Georges, ne voyait presque plus car elle était atteinte de la cataracte - qu'on n'opérait pas à ce moment-là - mais, de ses mains tremblantes, elle s'acharnait à tricoter des pulls et des chaussettes pour ses six petits-enfants. Elle parlait souvent de la Belgique, son pays natal, avec une émotion de Bernadette Soubirous, découvrant la belle dame blanche dans la grotte de Massabielle. Ah! le Brabant. Ah! le Hainaut comme c'était beau. ! Et les Flandres Occidentales qui couraient sous le vent d'Ouest, le long de la mer, d'Ostende à Knokke le Zoute. Les enfants de Georges l'écoutaient En leur for intérieur, ils pensaient qu'elle radotait quelquefois et qu'elle se lamentait souvent. Mais ils l'aimaient bien, cette Mémé et ils la laissaient parler de son enfance, de son premier voyage en train, alors qu'elle avait eu si peur de tomber sur la voie. Pourquoi ? Parce qu'elle pensait qu'il n'y avait pas de plancher, dans les wagons, et que les jambes des voyageurs pendaient dans le vide. Une idée à elle, bien sûr et qui faisait bien rire. Dans l'autre famille, celle des Brailly, Grand Mère Berthe s'était éteinte, on l'a vu, en février 1949 d'une congestion cérébrale. Durant plus de quatre décennies, elle avait tenu d'une main ferme et avec une vigilance sans défaut le cordon de concierge des Magasins Généraux, au 201 de la rue Colbert. Et ce n'était pas une mince affaire puisque, dès l'aube, affluaient les gros charrois tirés par des chevaux boulonnais aux pattes poilues, puis les camions de trente tonnes et enfin, les wagons de marchandises, qui ébranlaient au passage, la petite maison à terrasse qui servait de loge à la concierge. Toute la journée, Berthe Brailly veillait au grain. Rien ne lui échappait. Elle s'occupait de tous avec la même sollicitude. Chez elle, le mécanicien de la locomotive trouvait de l'eau chaude pour se débarbouiller le temps des manoeuvres des wagons. Le chauffeur de camion, après dix heures de route, cassait la croûte pendant le déchargement en racontant les déboires que lui valait un moteur récalcitrant. Elle écoutait les uns et les autres, rassurait le contremaître excédé par des retards de livraison, réconfortait l'employé aux écritures qui venait de perdre sa femme, encourageait le saute-ruisseau qui s'était acheté un vélo et pensait pédaler jusqu'à Paris-Plage. -- Mais prends un pneu de rechange, mon gars, conseillait-elle. On ne sait jamais avec les silex sur la route. Tu as bien vu Pélissier au dernier Tour de France. Il a perdu l'étape parce qu'il avait oublié de prendre un boyau. Albert, son mari, un homme de la terre et du vent. Egaré dans la ville, il avait tenu un bon moment, un emploi de coursier dans la grande compagnie d'assurances « La Mondiale ». Lui, aussi, il pédalait sur un vieux clou pour livrer les fiches, les relevés et les bons de caisse, en banlieue, ou il marchait, des heures et des heures, dans les rues de Lille, de son grand pas élastique qu'il avait pris, dès son jeune âge, du côté de la forêt de Crécy en Ponthieu. Picard, il connaissait Lille comme sa poche, s'aventurait dans les communes de banlieue avec la sûreté d'un chauffeur de taxi. En vélo, il omettait parfois de tendre le bras pour tourner à gauche. Ce qui lui valut d'être renversé, à la Madeleine, par une automobile qui le doublait. Heureusement sans blessures, ni dégâts. -- Et alors, bougre d'âne, tu ne peux pas indiquer que tu vires à gauche, lui avait lancé le chauffeur indigné. -- Eh ! bougre de crétin. Ca fait vingt ans que je tourne à gauche, à cet endroit. Depuis le temps, comme les autres, tu aurais pu le savoir… Albert Brailly avait réponse à tout. Ses moustaches qui lui tombaient aux commissures des lèvres, sa crinière de lion flamboyant, il ressemblait à Vercingétorix, vainqueur de César à Alésia. Hélas, l'histoire dit que le sort fut contraire au héros national. Albert, lui, aurait gagné. Quand sa femme disparut, il dut quitter la maison de plain-pied de la conciergerie. Il s'agissait d'un logement de fonction. Et il n'avait pas l'âme d'un concierge. Il allait sur ses 70 ans. Il arrêta de travailler. Georges et Léa lui offrirent de les rejoindre puisqu'au second étage de leur maison s'offrait une chambre libre, la mienne, à côté de celle dévolue à Clotilde. Son fils, Marcel, marié et installé à Paris, lui avait fait la même proposition. En même temps que Joseph, au Havre, qui l'attendait aux « Palmiers », où il trônait en grand seigneur, dans l'hôtel-restaurant dont il était le gendre-gérant après avoir quitté sa compagnie de CRS dans laquelle il ne se plaisait plus. Albert préférait sa liberté. Il aurait bien voulu retrouver sa forêt domaniale de Crécy en Ponthieu qu'il avait sillonnée du nord au sud et de l'est à l'ouest, quand il était enfant. Il caressait l'idée de prendre un chien, de laisser couler les heures et les jours en regardant brûler un feu de bois dans la grande cheminée. Mais il n'avait quasiment plus de famille là-bas. Des petits-neveux. Des cousins qu'il n'avait plus revus depuis des lustres. Les seuls parents qui lui restaient s'étaient installés dans une ferme du Pas de Calais, à Rely. Il prit congé de ce monde, sans bruit, un jour de février 1950. Sans lui, la terre continuait de tourner, le monde de changer. Albert Brailly avait laissé sa trace dans ce demi-siècle, le XXéme, un siècle fantastique, en engendrant une famille formidable. C'était bien !
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