Avec un héros du Grand Cirque |
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15 Mai 1952Pardonne mon long silence. Mais depuis mon retour en Métropole, je suis un peu perdu. Je ne retrouve pas mes habitudes de civil. J’ai repris le travail de rédacteur dans le quotidien lillois et j’ai retrouvé mes anciens collègues. On dirait qu’ils ne se sont pas aperçus de mon absence durant 18 mois. Je t’ai déjà raconté, je crois, mes débuts dans la profession. Si, non, je te les conterais dans une prochaine lettre. Mais je n’éprouve plus le même plaisir à baguenauder dans les rues de Lille à la recherche de l’information. Je trouve que les gens sont tristes. Ils vont, ils viennent, à pas pressés, sans dévisager ceux qu’ils rencontrent. Ils vont à leurs petites affaires sans s’occuper des autres. Qui ne se préoccupent pas plus d’eux, évidemment.
Surtout, surtout, ce Nord manque de soleil. Les façades des immeubles sont grises, quand elles ne sont pas noires de suie et de fumées. Qu’il est déjà loin ce Maroc, celui des blanches villes mauresques dans les plaines doublées des villes françaises, à l’écart, trop récentes pour n’être pas, elles aussi, éclatantes. Qu’il me manque ce Maroc du Sud, le Maroc rouge du côté de Marrakech, dont les murs d’argile abritent la vieille race berbère. Que je regrette mes promenades dans les souks, dans ces lacis de ruelles sans axes, se recoupant au hasard, mais toujours actives et bordées de boutiques. Bref, j’ai la nostalgie du Maroc et je me dis que je n’aurais pas dû écouter mes parents qui me pressaient de revenir « at home ». Certes, là bas l’avenir n’était pas assuré. On pressentait les remous d’indépendance totale, soufflés par l’Istiqlal qui s’achevaient parfois par des émeutes, comme à Khourigba, dans les carrières de phosphate ou du côté de Midelt. « Le Tunisien est une femme. L’Algérien est un homme. Le Marocain est un guerrier », dit un proverbe arabe. De temps à autre ils le prouvent. A propos de guerrier je viens d’en rencontrer un, pour une interview qui a pris une pleine page dans le journal de dimanche dernier. Il s’appelle Pierre Clostermann. Il est venu à Lille pour parler de son livre de souvenirs « le Grand Cirque ». C’est un très bel homme de trente ans, né au Brésil en 1921 puisque fils de diplomate, en poste à Rio de Janeiro. Son père lui avait interdit de faire de la moto. Trop dangereux. Il ne veut pas lui désobéir. Il apprend à piloter et passe son brevet en 1938. Le 24 juin 1940, le général de Gaulle, à la BBC de Londres lance un appel aux officiers et soldats de toutes armes pour le rejoindre. Clostermann père rallie les Forces Françaises Libres à Brazzaville et son fils entre à la « Ryan School » d’aéronautique aux Etats-Unis. Il en sort pour prendre les commandes d’un avion de chasse dans les rangs de la Royal Air Force. Je l’écoute : « Chaque soir pour mes parents, distants de 10 000km, j’écris mes journées, sur un grand cahier d’ordonnance, frappé du chiffre du roi de Grande Bretagne. Une enveloppe, collée à la couverture, contient mon testament ». Car en 1942 peu de pilotes reviennent à leur base après avoir affronté les appareils à la croix noire de la Luthwaffe. Ils ont 21 ans, peu de formation au combat aérien. Ils sont lancés dans « le Grand Cirque ». « Vous ne pouvez pas savoir, me confie t-il, vous, durant les alertes, anxieux, vous attendiez dans le bruit des bombardiers, le sifflement des bombes. Moi, dans mon poste de pilotage, ma gorge se serre à chaque minute, mes orteils se crispent dans mes bottes, j’étouffe ». Il a à peine 24 ans et se trouve à la tête de 125 appareils, seul Français dans son escadrille de la RAF. Par une de ces bizarreries, fréquentes dans l’armée, Pierre Clostermann reste sous-lieutenant dans l’armée de l’air française alors qu’il porte le titre de « wing-commander », c’est à dire colonel d’escadre dans la R A F. Son tableau de chasse est effarant. : 33 victoires homologuées, 12 avions ennemis détruits, 25 autres, probablement mis hors de combat, 72 locomotives et 225 camions et tanks pulvérisés ? Sur son « Tempest », un chasseur bombardier qui décolle à 3000 km heure et monte à 10 000 mètres en moins de 5 minutes, - il l’a appelé « le Grand Charles » -- il se sent un vautour qui fond sur sa proie, malgré les obus de la Flak (la DCA allemande) et les chasseurs ennemis qui le mitraillent au passage. Combien d’efforts lui ont coûté ses 293 missions, combien de fois à t-il du vaincre sa peur pour accomplir ses 97 attaques en piqué ? Il répond : « A chaque fois, j’étais en sueur, la gorge si serrée que je ne pouvais pas articuler une seule parole en radio. A ce stade, on en arrive à avoir des tics nerveux, frôlant la dépression. A la fin, j’avais perdu 8 kilos en 15 jours. » Malgré l’angoisse permanente et les phobies, la douleur de ne plus revoir des camarades, abattus en plein vol, il revient, chaque matin, à la base aérienne dans l’East Sussex.. Un chanceux de première, peut-être. Mais un pilote de valeur sans aucun doute. Une à une les décorations viennent s’accrocher à la poitrine en une éblouissante constellation : D S O, signée George VI, Distinguished Flying Cross, D S C américain, Croix de Guerre à 33 palmes. Son ruban vert et rouge est, avec 33 victoires, l’un des plus long de France. Puis enfin la Légion d’Honneur. Cet homme qui me fait face et qui me stupéfie, moi, un gamin de 22 ans qui n’ait entendu de coups de feu qu’aux entraînements du stand de tir, à El Hadjeb ou lors des manoeuvres dans le Moyen Atlas, n’est pas un orgueilleux. A présent c’est un homme meurtri, presque désabusé. Revenu en France, après la Libération, toujours sous l’uniforme, il rencontre la désillusion la plus totale. Après l’ivresse des combats en plein ciel, il m ‘avoue : « A ma grande surprise, des individus louches sont apparus à la surface comme de l’écume sur la confiture. Je découvre que les F A F L (ceux des Forces Aérienne Françaises Libres) sont considérés comme de pauvres types aventuriers. J’ai entendu dire : « Comment ce Clostermann, sous-lieutenant pilote couvert de médailles ? On voit bien qu’à Londres, les galons et les palmes valsaient et qu’on les donnait à la pelle. » Un drame survient le 8 mai 1945 : lors du carrousel de la victoire, quatre chasseurs se télescopent et explosent lors d’une ronde effrénée. Trois de ses co-équipiers disparaissent dans un brasier dantesque. Lui ne survit grâce à son parachute qui s’ouvre à une centaine de mètres du sol. Il avoue du bout des lèvres : -- On n’avait plus besoin de nous et on nous l’ a fait très vite sentir. J’ai reçu une note du ministère de l’Air, m’annonçant, que par une grande faveur et à titre exceptionnel, on me nommait lieutenant de réserve. Une nausée amère lui reste dans la bouche. Ce colonel de l’aviation britannique, ce vétéran de 24 ans, a endossé un veston civil et enfermé ses médailles dans une vitrine. Il s’est marié en 1947 et a maintenant trois enfants. Fidèle au général de Gaulle, il est entré en politique dans les rangs de l’UDR et a été élu député du Bas-Rhin, région d’origine de sa famille. Aujourd’hui, il a changé de circonscription mais pas d’idéal. Il est député de la Marne , député d’une IV ème République dont il n’est pas fier. Je crois avoir rédigé un bon papier en l’honneur de cet homme de courage. En me quittant, il m’a dédicacé son livre « le grand Cirque ». Je te l’enverrai si tu ne le trouves pas à Baden-Baden. J’espère que ton travail te plaît toujours dans la société élégante et racée des officiers d’Etat-Major. Au plaisir de te lire. Bises. Pierre
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