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Les dangers de l’auto-stop Imprimer Envoyer

23 octobre

Ma chère Mimi

Je traverse une mauvaise période. Depuis mon retour d’Espagne, je traîne une flemme pas possible. Je n’ai plus de goût pour rien. J’assure l’essentiel de l’information selon l’agenda qui précise, jour après jour, les différentes manifestations, les rencontres de telle ou telle personnalité, les réunions de conseil municipal. Le train-train quotidien à raconter dans les six pages de locale.

 

Je te remercie pour les photos de tes vacances au Tyrol avec ton promis. Albert de Veyron du Tremblay, tu ne te moques pas du monde, du grand monde, même. Je sais que tu sauras être à la hauteur de ta future belle-famille. Tu me dis que tu fais un mariage d’amour et non un mariage d’alliance et de raison.

C’est merveilleux.

Je n’ai aucune expérience en la matière. Je conçois qu’une amoureuse ne peut plus concevoir la vie sans la présence à ses côtés de l’élu de son cœur. Dès lors le mariage est l’aboutissement logique de leur passion, l’apaisement de leur désir et l’approche du bonheur total.

Je te souhaite de vivre pleinement ces moments de grâce qui s’approchent du paradis terrestre.

En ce qui me concerne, lors de mon retour en France, j’ai plongé dans l’enfer avec le fameux diplomate norvégien dont je t’ai parlé dans ma dernière lettre.

Nous sommes partis de Sils, aux petites heures du matin pour gagner Perpignan. Chris a pris le volant et je savourai le plaisir de rouler confortablement sans penser aux lendemains. J’étais assuré de revenir dans le Nord sans problème.

Si, il y en avait bien un ! Alain qui avait touché des pourboires des pilotes et officiers américains en dollars, des touristes  britanniques ou hollandais en livres et en florins, ne parvenait pas à les encaisser en Espagne sans payer des frais de change exorbitants.

Il m’avait donc confié une grosse liasse de billets à déposer dans une banque où il avait ouvert un compte pour les convertir en francs. De toute façon, il lui fallait acheter sa moto en France, avec de l’argent français.

J’ai donc glissé ces dollars dans mes rangers,  Au poste frontière, je n’en menais pas large et ma main tremblait sur la poignée de la portière en tendant mes pièces d’identité..

Mais douaniers et policiers, espagnols comme français,  avaient lu la plaque «  Corps Diplomatique ». Ils se sont contentés, bien poliment, de tamponner les passeports et de nous saluer. C’était la moindre des choses. On ne cherche pas des crosses à des V I P comme nous. Les grands de ce monde échappent, sans le solliciter, à beaucoup de tracas. Ca se vérifie partout.

Après avoir été considéré comme un vulgaire routard, voici 15 jours, je revenais auréolé de gloire et entouré de respect.

Tout s’est bien passé à la banque. L’employé n’a fait aucune difficulté pour encaisser le fric. Il m’a remis un récépissé en bonne et due forme que j’ai envoyé illico à Alain par la poste.

Aucune trace sur moi de cette transaction. Je découvre qu’il est beaucoup plus facile de faire rentrer de l’argent sur le territoire français que d’en sortir. Et encore ! Combien de grosses fortunes sont parvenues  à glisser leurs capitaux en Suisse ou au Luxembourg pour éviter les impositions fiscales, à leur avis, trop lourdes.

Sur la route qui traverse les Corbières, nous discutons, tout en roulant, de cette fraude permanente. La Norvège , d’après Chris, n’a pas ces problèmes. L’impôt, tout le monde s’y soumet, les riches comme les pauvres.

Il me raconte sa vie, par bribes. De naissance illustre, il est apparenté à la famille royale. Lors de l’invasion allemande de 1940 et la défaite des Alliés à Narvik, le roi Haakon part avec son gouvernement pour la Grande Bretagne.

La flotte marchande, plus de 1000 navires, est mise à la disposition des Alliés. Officier de marine, à 22 ans, Chris, se retrouve dans un port du nord de l’Ecosse. Il fera toute la guerre  sur un chasseur de sous-marin de la Royal Navy.

Il ne m’en dira pas davantage. Près de Sète, nous faisons une halte, dans le sable, près de la grande bleue. Il fait merveilleusement doux. Nous avons tous les deux le sentiment que cette parenthèse d’automne va s’achever avant d’aborder la longue étape de l’hiver.

--   On ne remonte pas tout de suite , décrète mon compagnon de voyage. La conférence peut s’ouvrir sans moi en RFA. Et toi, tu peux tout de même t’accorder quelques jours de «  rabiot ». On va pousser jusqu’à Aix en Provence. Tu vas me servir de chauffeur.

Je ne suis pas d’accord mais je suis tout de même très tenté d’accepter. C’est si bon de se sentir en vacances quand tant de gens triment dans des ateliers surchauffés, des bureaux sans air ou pire encore dans des galeries de mines exposées au grisou.

J’ai pris le volant quand la nuit tombe. Il n’y a presque plus de circulation. J’aime rouler la nuit. L’obscurité qui vous enveloppe  comme dans un immense manteau noir, la route asphaltée qui s’enfuit devant les traînées lumineuses des phares : la vie semble avoir déserté la terre et les humains ont disparu.  Ils dorment et tout vous appartient.

J’ai l’impression de demeurer le seul être vivant à penser et à agir. Mon diplomate somnole et se réveille lorsque nous arrivons au pied du château des Papes à Avignon. Il est près de minuit et pas une trace de vie. Le monument se dresse, majestueux et silencieux, sous le pinceau des projecteurs. Il semble peint en relief sur le ciel comme un fantastique décor.

Vu l’heure tardive, nous ne trouvons à loger que dans un relais  routier au Port de Bompas. C’est à proximité d’un pont sur la Durance. Les camions changent de vitesse avant d’aborder la rampe. La chambre vibre à chaque passage, c’est à dire toutes les deux minutes.

Toute la nuit , une statue guerrière en métal, brandissant un épieu se mettait à danser sur son socle et tremblait sur la table de nuit. Ca faisait  tic tic toc toc.  J’étais aux anges et  sommeillais comme un bébé.

Le lendemain, mon diplomate, qui, lui, avait mal dormi , manifesta des exigences. Il lui fallait du café fort, un litre de lait frais et cru, de l’eau de Vittel et un jus de fruit pressé sous ses yeux. Et quoi encore ?

La patronne commençait à faire la grimace. Surtout que le diplomate ne disait jamais merci et formulait ses demandes d’un ton autoritaire. J’étais gêné pour lui. Quelle arrogance !

Après avoir réglé la note nous avons repris la route en direction du nord. Le petit cousin de la famille royale de Norvège avait abandonné son idée de flâner en Provence. Et avait repris le volant.

Le soir, nous étions à Mâcon. C’est là que le drame commence. Une halte dans un genre de cabaret «  le Club ». Au bar, il multiplie les bières, coupées de  verres de whisky.

-- J’en ai marre, marre de cette vie, arrive t-il à hoqueter entre deux gorgées..

Je ne le suis pas dans ses libations mais je pressens que çà va tourner au vinaigre. La tenancière et la serveuse poussent  à la consommation. Les garces !

Le voilà qui se met à pleurer en bredouillant des phrases incompréhensibles. Je n’ai jamais vu un homme dans un tel état de délabrement physique et moral. Il nous faut sortir de cet établissement  avant le grand déballage.

Radar015La note est de  4000 francs car il vient de payer une tournée générale. Je parviens à le faire lever de son tabouret de bar et à rafler au passage le portefeuille bourré de billets qu’il avait abandonné sur le comptoir.

L’ayant traîné jusqu’à la voiture, je l’ai jeté quasi inconscient sur la place du passager car il voulait, à toutes forces, prendre le volant. Il bave, éructe, gémit :

--  Je n’en peux plus de vivre ! Je suis un pédéraste. Si ma mère et ma famille savaient çà.  J’ai tout vu, tout entendu, tout vécu sur ces bateaux de merde , pendant des jours et des nuits, entre hommes qui ne voyaient pas de femmes pendant des semaines.

Je ne te raconte pas la suite, ma petite Mimi. J’ai passé une nuit horrible en présence  de cet homme devenu violent, câlin, autoritaire qui était devenu une loque en se souvenant de son passé.

Au petit matin, il était dégrisé mais amer. Nous n’avons plus reparlé des libations , des confessions et des incidents de la nuit. Nous avons remonté la Haute Saône pour arriver dans les Vosges. A Epinal, sur la route de Nancy, j’ai abandonné la Simca et « mon diplomate ».

Il m’a écrit par deux fois, mais je n’ai pas répondu à ses lettres. J’ai retrouvé le journal, ma famille à laquelle je ne me suis pas confié, évidemment. Personne n’aurait compris ce que je venais de vivre. A toi, je peux tout te dire.

J’attends de tes nouvelles et de connaître la date de ton prochain mariage.

Pardonne ce long bavardage mais il fallait que je te raconte cette équipée que je ne suis pas près d’oublier.

Bises

Pierre