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La dame aux Chats Imprimer Envoyer

2 Août 1952

Ma chère Mimi,

Te voilà en vacances ! Veinarde. Surtout si, comme tu me l’a confié dans ta dernière lettre, tu pars randonner en Autriche, dans le Tyrol. Je ne connais pas du tout cette région.

 

Je n’ai jamais mis les pieds  dans les Alpes mais je me doute que les paysages doivent être magnifiques. Comme dans l’Atlas dont les merveilleux souvenirs me restent en mémoire.

Je n’aurai pas de vacances cette année, du moins en période d’été. La plupart des collègues sont déjà partis ou vont partir. Je reste seul à la rédaction avec deux stagiaires, à peine plus jeunes que moi.

Ils arrivent de l’Ecole Supérieure de Journalisme de Lille avec plein d’idées dans la tête. Le travail en locale ne les fait pas sourire. Ils pensaient pouvoir écrire sur la politique étrangère,  sur les films qui sortent dans les salles, sur les grands projets économiques.

Les voilà condamnés à faire la tournée des commissariats – où ils ne sont pas connus et sont reçus comme des chiens dans un jeu de quilles – ou trouver des sujets pittoresques dans la ville. Ils ne débordent pas d’enthousiasme à cette idée. Il est vrai que la ville somnole dans la torpeur de l’été et qu’il n’y a pas grand chose à glaner dans les rues lilloises.

C’est ainsi que j’ai rencontré  « la dame aux chats ». J’en ai tiré une centaine de lignes et çà a permis de meubler la page 5 avec une grande photo. C’est vraiment du pisse-copie pour meubler les pages locales du quotidien pendant l’été. On n’a jamais vu un journal paraître avec une page blanche en haut de laquelle il serait écrit en gros caractères :  « Il ne s’est rein passé  hier dans votre ville. Soyez heureux et vivez en paix. »

Cette vieille dame aux cheveux blancs sous un foulard qui n’a plus de teinte trottine vers la place Rihour, chaque soir, en poussant de petits cris aigus :   « Mini, mini, mini ». Un cri de ralliement pour une bonne dizaine de chats qui sortent des buissons derrière le monument aux morts, des soupentes et des arrière- cours de magasins.

Ils arrivent en troupe hirsute, la queue droite ou en point d’interrogation.

Je me suis approché : Madame ?

Elle m’a regardé, effrayée. Je lui ai expliqué les raisons de ma présence.

--  Vous savez, je dois faire attention. Quand on veut du bien aux bêtes, les humains ne vous aiment pas. Des gens me regardent d’un air hostile. Un soir, j’ai reçu sur la tête un caillou lancé par je ne sais qui. J’ai porté plainte mais les flics du commissariat m’ont à peine écoutée.

Tout en parlant, nous sommes arrivés près de l’Hôpital Militaire. D’autres chats apparaissaient, curieux mais surtout affamés. La vieille aux chats posa son cabas en toile cirée au sol et sortit des jattes ébréchées, calées avec précaution, dans lesquelles moussait une sorte de chair rougeâtre :

--       C’est du poumon pour mes p’tits infants (elle parlait avec un fort accent lillois) Ils aiment çà et le boucher m’en fait cadeau.

Pour Cochonette, j’apporte du pain trempé dans du lait. Elle vient d’avoir ses petits mais elle ne les sort pas. Elle les «  muche ». Mais çà va me faire trois ou quatre pensionnaires de plus dans trois semaines.

Vous savez, Cochonnette, c’est la seule qui se laisse caresser. Les autres vous n’y toucherez pas. Le gros roux, là-bas, je l’appelle Dodol. Je le nourris depuis près de 5 ans et je n’ai jamais pu l’approcher c’est un sauvage !

La dame n’a pas voulu me donner son nom, ni son prénom . Encore moins son adresse. Pour la photo, il a fallu la supplier. Elle a accepté d’être cadrée en se baissant vers ses amis pour ne pas qu’on la reconnaisse.

En revenant vers le centre ville, elle aperçut un petit félin, dressé contre une boîte à ordures, le corps tendu en miaulant désespérément . Elle me prit par le bras :

-- Encore un que ses propriétaires, partis en vacances le laissent se débrouiller. Des sans-cœur ! Des sans-entrailles.

Elle gratta le fond de son sac pour dénicher quelques restes. Mais sans succès. Elle me regarda et m’avoua : «  Il me reste du lait pour mon p’tit déj de demain matin. Je vais lui apporter. Une vieille comme moi, çà  n’a besoin de rien. Je peux bien m’en passer. »

Voilà, ma chère Mimi, un aperçu de mon travail de reporter à la mi-août dans une ville endormie. Chaque matin, je dois me trouver « un papier croquignolet » que personne, peut-être, ne lira. Ils sont tous en vacances.

Pour changer de  sujet, j’ai bien réfléchi à la proposition des responsables du «  Nord Fédéral » ? Leurs arguments ? Construire une Europe sur les ruines de l’après-guerre, l’odeur de la poudre étant dissipée pour faire place à un parfum d’espoir.

Ils sont persuadés qu’il ne faut pas attendre, que les peuples d’Europe  ont , à présent, la capacité de pardon et de bienveillance pour parvenir, ensemble, à une plus grande prospérité.

Je suis perplexe. Tous ces textes pondus par des technocrates manquent cruellement de poésie. J’ai le sentiment que l’Europe ne pourra se faire que si l’on abat l’injustice et les disparités, qu’on ne trouvera l’équilibre que si les voisins, Allemands compris, sont traités sur le même pied que nous, en termes de liberté, d’égalité et de  moyens financiers.

On en est encore loin aujourd’hui.

Je te souhaite de rayonnantes vacances sur les sommets tyroliens.

Bises

Pierre