Drame à Phalempin |
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12 juin 1952Je viens de vivre les journées les plus épouvantables de ma vie. Une affaire sordide qu’il m’a fallu suivre, heure par heure, nuit après nuit. La disparition d’une enfant à Phalempin, un village à 20 km de Lille. Le collègue chargé des faits-divers au journal se trouve en congé d’été. Il me revient de suivre cette information.
La petite Joelle Ringot jouait dans la rue, devant la maison de ses parents, le mardi 3 juin à 14 heures. Elle a quatre ans et demi. Des cheveux châtains presque blonds, elle portait une robe à godets, bleue avec des pompons à la taille et des socquettes blanches. Elle appartient à une famille pas très riche, une famille nombreuse comme il y en a tant dans le Nord que tu connais. Son père travaille à la Tuilerie des Flandres et sa mère s’occupe du foyer. Quand elle appelle, vers 14 h 30, Joelle ne répond pas. On la cherche aux alentours. Rien ! La gendarmerie est alertée.. En faisant la tournée traditionnelle des commissariats et des hôpitaux, comme je le fais depuis quelques jours, je lis le message de disparition. Mon chef de locale m’envoie une voiture pour partir sur les lieux où je retrouve mon confrère de « la Voix du Nord » déjà sur place. C’est André B, celui qui m’accompagnait à Bellagio. De prime abord, il ne s’agit pas d’une fugue. La gamine a de petites jambes et elle ne peut pas marcher bien loin. Bien sûr il y a la forêt de Phalempin, le seul poumon vert de la métropole lilloise, à plusieurs centaines de mètres, de l’autre côté de la voie de chemin de fer Lille-Paris. Avec les deux représentants de la maréchaussée et quelques habitants, nous explorons, et la voie ferrée puis les premières frondaisons de la forêt. Je reviens au journal, éreinté, pour un premier article. J’en écrirai d’autres, le jeudi, le vendredi et le samedi. Toujours rien. Que des soupçons, de rumeurs plus ou moins fondées. Mais les familles de Phalempin commencent à craindre pour leurs mômes. Les mamans gardent leurs petits près d’elles , leur interdisent de jouer dans la rue, près de la chapelle. On parle de kidnappeur, d’enlèvement. Mais pour quelle rançon ? La famille Ringot n’a guère d’économies. La police judiciaire de Lille a pris le relais des gendarmes. Elle a besoin d’un corps pour enquêter officiellement sur un homicide, surtout la mort d’une enfant de 4 ans ½. Le commissaire Grassien, un homme un peu bourru, avec des lunettes qui lui tombent sur le nez, arrive avec une brigade cynophile.. Les chiens furètent partout avec leurs maîtres qui marchent dans les champs et le bois, en ligne de 300 mètres et contre le vent.. Aucune piste sérieuse. C’est alors que survient un homme d’Allennes les Marais, un patelin tout proche, un pendule à la main. Il se dit radiesthésiste. J’avais déjà entendu parler de cette science (mais est-ce vraiment une science ? ) de cette faculté, encore mal connue officiellement, qu’auraient certains individus de capter des radiations émises par différents corps. Ce nom de radiesthésie avait été inventé en 1890 par l’abbé Bouly, curé d’Hardelot, du côté de Boulogne sur Mer, qui se disait sourcier et qui, à l’aide d’une baguette de coudrier, décelait des nappes d’eau souterraines. Les journalistes parisiens, accourus le dimanche, se lancent sur la trace de ce M. Martin, toujours le pendule à la main. Il les emmène du côté de Fromelles, un village des Weppes où mon frère et mes sœurs avaient été placés chez des fermiers pendant l’ Occupation. On retrouve bien un corps mais c’est celui d’un soldat anglais tué en mai 1940 et mal enterré. Le phénomène radiesthésiste prend de l’ampleur. Les habitants de Phalempin se cotisent pour faire venir un autre « savant ». Il s’appelle Peter Hurkos, voyant d’origine hollandaise qui vit en Espagne et qui jouit d’une grande réputation. Il aurait retrouvé la Pierre du Couronnement volée » à l’abbaye de Westminster. Le reporter et le photographe de « Paris Match » ne le quittent pas d’une semelle. André B et moi-même sommes déconcertés. C’est quoi cette folie d’une population qui attend les réponses du « Messie » qui voit, paraît-il, le passé, le présent et le futur comme s’il participait aux événements ? D’autant que pour cette triste histoire, il ne trouve rien. Louis Grassien, le commissaire de la P J, ne dit rien, observe sans bouger de son bureau installé dans un local de la rue de la Beuvrière. Quand il nous voit arriver, il a un geste de la main pour nous faire comprendre qu’il n’a rien trouvé. Cependant il découvre que, depuis quelque temps, une femme d’une trentaine d’années, tourne autour de lui, s’inquiétant des progrès de l’enquête. Dans le village on l’appelle « Bobosse » parce qu’elle est atteinte d’une déviation de la colonne vertébrale, un genre de scoliose qui lui fait une épaule plus basse que l’autre. Ce qui ne l’a pas empêché d’offrir ses faveurs, d’abord aux soldats anglais cantonnés jusqu’en juin 1940, puis aux Allemands. Elle a mauvaise réputation et son café « le Terminus » a du fermer faute de clients. Elle passe ses journées, seule, derrière les volets baissés, à siroter du vin blanc ou les liqueurs qui restent sur ses étagères. Le mardi, Louis Grassien fait savoir qu’il va faire vider toutes les fosses d’aisance dans un rayon de 100 mètres autour de la maison des Ringot. Denise Butin, un tablier sale sur une robe grise sans forme, s’y oppose en disant « Ca déjà été fait ». Le fossoyeur s’approche et remarque qu’on a bougé des briques et rassemblé un petit monticule de terre près de la fosse du café « le Terminus ». Il donne un coup de pioche et s’arrête frappé par l’horreur de la découverte : un petite jambe apparaît. C’est la p’tite Joelle encore couverte d’excréments. « Bobosse » se défend : « J’ai entendu du bruit cette nuit ! Quelqu’un a du l’apporter ici. Personne ne m’aime dans le pays.. » Le commissaire Grassien doit exiger des Phalempinois qui clament déjà leur haine de s’écarter de la mairie. Il craint une émeute avec les cris de vengeance qui montent de la foule. Il emmène Denise Buttin à Lille, loin des bruits et de fureur. La jeune femme, qui, en fait, n’a que 27 ans, disparaît à nos regards. Nous apprendrons ensuite qu’elle s’est longuement défendue. Elle a fini par reconnaître qu’elle avait emmené la fillette chez elle « pour la soigner « car elle avait reçu des coups de fléchette de garnements dont son neveu. » Puis que Joelle était morte dans ses bras et qu’elle l’avait cachée pour ne pas dénoncer les petits bourreaux. Finalement elle s’est confessée. La petite avait suivi son chien Youki en jouant. Elle avait, alors, attrapé l’enfant pour la jeter dans la fosse et avait refermé le couvercle dans un accès de… De quoi ? D’inconscience et d’ivresse, après avoir bu de la liqueur et une bouteille de vin blanc le midi. Ce faits-divers horrible auquel j’ai été mêlé par hasard, m’a bouleversé pendant des jours et des nuits. J’ai revu, dans mon sommeil, la photo de la petite Joelle qui souriait et qui ne demandait qu’à vivre. Et, parfois, le visage de cette femme, mal-aimée, rejetée par les uns et par les autres, « Bobosse l’ivrognesse » comme me l’avait décrite une voisine qui lui faisait faire ses lessives mais qui devait la payer avec des roupies de sansonnet.
Tout à fait autre chose. Evidemment, il fallait s’en douter. Je suis vraiment trop naïf. Le Mouvement fédéraliste de la région Nord a apprécié les articles parus dans « La Croix du Nord ». Leurs délégués m’ont appelé pour me féliciter. Mais ils ont ajouté une demande pressante. Dans quelques semaines, une cérémonie de jumelage de la ville de Lille avec la ville allemande de Mannheim est en préparation. -- Voulez vous vous en occuper ? C’est très important car les deux cités, comme déjà dans l’Est, Troyes et Tournai, Luxembourg et Metz, vont se déclarer acquises à l’idée européenne. Les autorités s’engageront à établir entre elles une série d’échanges portant sur le domaine administratif, social et professionnel. Devant vous s’ouvrent de magnifiques possibilités pour bâtir l’Europe de demain. Merci beaucoup Messieurs. Mais je ne me sens pas de taille à organiser tout çà. Maurice Walker, sénateur du Nord et président de « Fédération Région Nord » et un certain Jacques Jira, rencontré à Bellagio m’ont déjà bombardé « Rédacteur en Chef du Nord Fédéral », un bulletin mensuel de 4 pages qui sera vendu 20 f. Evidemment, tout çà c’est gratuit pour ma pomme. Du bénévolat grandeur nature. Tu parles, ma chère Mimi , ce morceau de violon après ce que je viens de découvrir à Phalempin . Je t’embrasse. Pierre
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