A qui l’enfant ? |
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12 mars 1955Ma chère Mimi Merci de tes bons conseils. Bien sûr que j’ai envie d’être heureux. Comme tout le monde. Sauf les pessimistes congénitaux, les mélancoliques invétérés. Lika prétend que je suis foncièrement optimiste. Je pense qu’elle ne me connaît mal sur ce point. Je crains toujours que quelque chose me tombe dessus. En bien ou en mal, mais l’avenir, à mes yeux, n’est pas souvent rose.
Je voudrais ressembler à ces Indiens du campo, dont j’ai entendu hier soir, lors d’une conférence de la Société de Géographie, les propos étonnants. Demain est, pour eux, un mot absolument vide de sens. Ca n’éveille chez eux, aucune image, ne met en mouvement aucun mécanisme mental. Pour eux, demain n’existe pas. L’avenir se couche avec le soleil. Quand ils disent « Je ferai cela manana~ » cela veut dire « je n’ai pas envie de le faire maintenant ». Mais ça ne veut surtout pas dire : « j’aurais envie de le faire demain, dans huit jours ou dans un mois ». C’est sans doute cela qui leur permet de vivre avec sérénité. Supprimer l’avenir c’est supprimer le souci, s’enlever un poids énorme de la tête. A peine a t-on sauté un obstacle, chez nous, qu’on pense déjà à la façon d’aborder le suivant. La course contre la montre, la course au bonheur, tu connais ? Je suis déjà essoufflé. Bon, la grande nouvelle, pour aujourd’hui, c’est la date de notre mariage. J’allais écrire de « mon mariage ». Tu vois, il faut que je fasse gaffe. Je dois gommer mon « ego » et désormais, dire « nous ». Lika va devenir ma femme. Un grand engagement de ma part. Car, j’imagine que chaque matin, nous nous réveillerons côte à côte. La journée sera marquée du rythme des repas, des travaux ménagers quotidiens, (je ne suis pas macho, je vais prendre ma part) de conversations banales. Bref : Un certain confort bourgeois que j’ai toujours raillé et qui va me plonger dans la catégorie des « gens rangés ». Déjà en vue des cadeaux de mariage, Lika a établi une liste à remettre aux parents, amis et connaissances avant la date du 1er Juin, date établie pour la mairie comme pour l’église. Elle a intitulé çà : Tapez dans le tas ! Tiens-toi bien à la lecture. Elle a spécifié entre autres : « Petite table roulante rustique mais nue ; nous veillerons à la garnir ». Plus loin : batterie de cuisine, à bord verseur et pas trop lourde, les pièces pouvant servir de projectiles. Elle a de l’humour, ma promise. Elle souhaite aussi un aérateur antibuée (sans essuie-glace) une poubelle à pédale, (sans changement de vitesse), un réveil matin discret (qui ne sonne pas trop tôt si possible). Je passe sur le lampadaire à pied, à cheval ou en voiture, le chauffage d’appoint (pour dégeler les gens timides), les services à dégustation, pour les apéritifs ou les liqueurs, le service de table et les serviettes de toilette, les torchons et autres napperons. Je commence à m’effrayer. Mais dans quoi vais- je m’embarquer ? Je me suis toujours foutu des taies d’oreillers, des planches à pain, du grille-pain et des grilles viande. Je veux demeurer le Prince Charmant et je crains de ne plus l’être en me moquant de tous ces souhaits que je reconnais utiles quand on se met en ménage, comme on dit, mais qui me paraissent si futiles actuellement. Je crains de demeurer très jaloux de mon indépendance. Elle va voler en miettes après le 1er Juin. Saurais-je, malgré mon amour pour Lika, effacer cette hostilité à toute apparence de servitude ? Tu me donnes ton avis sur ce point, étant donné que le rêve de l’homme c’est l’action et celui de la femme, c’est le cœur. Question boulot, j’ai été mêlé ces derniers jours par une histoire peu commune, qui m’a entraîné au Tribunal Civil de Lille. C’est assez embrouillé. Il s’agit d’une affaire de substitution d’enfants qui a eu lieu, en 1950, dans une maternité de Roubaix. L’affaire arrive cinq ans plus tard. Que je t ‘explique : dans la nuit du 27 au 28 avril 1950, MMmes Piesset et Wahl, toutes deux habitant la cité de la laine, mettaient un enfant au monde à « la Fraternité ». Mme Piesset accoucha la première d’un garçon qu’elle prénomma Guy. Deux heures plus tard, de Mme Wahl naissait une fille qui reçut le prénom de Louise. Les deux nouveau-nés furent déclarés à l’Etat Civil :Guy Piesset d’un côté et Louise Wahl de l’autre. Trois jours plus tard, alors qu’elles se trouvaient toujours en clinique, Mme Piesset s’aperçut, non sans surprise, que le bébé dans son berceau était une petite fille/. Dans une autre chambre Mme Wahl, dut se rendre à l’évidence : la petite Louise était un garçon. Que c’était-il passé. On ne l’a jamais découvert, à l’audience de ce Tribunal, avec certitude. Les avocats rapportèrent les faits avec un luxe de détails. Je ne vais pas te les infliger. Il y a eu, très certainement, substitution d’enfants par une sage-femme qui, d’après certaines rumeurs, aurait été la maîtresse du médecin accoucheur mais qui aurait été virée sans douceur. Elle aurait voulu se venger. Toujours est-il que cinq ans plus tard, Mme Piesset voulait faire rectifier l’état-civil de son enfant, en abandonnant le prénom de Guy par Viviane qu’elle considère comme sa propre fille. Mais Mme Wahl, devenue depuis l’épouse de M. Derock, n’est pas du tout de cet avis. Elle affirme que le petit garçon qu’elle élève depuis cinq ans n’est pas le sien. Le gamin qu’on appelle Henri, en famille, est toujours Louise aux yeux de la loi. Elle désire récupérer celle qu’elle appelle sa fille et rendre le gamin à ses parents naturels ; Quel imbroglio ! Les recherches en paternité confiées à des professeurs en génétique n’ont apporté aucune solution. Je ne sais pas comment vont vivre ces deux enfants dont j’ai obtenu la photo mais que le journal n’a pas osé publier. Le Procureur de la République doit trancher cette ténébreuse affaire dans les mois qui viennent. Un fils de mes confrères de Roubaix, Etienne Chatilliez, cinéaste publicitaire pour Eram, et désire nous rencontrer, nous les journalistes de terrain, pour rassembler ces éléments afin de faire un film. Ca ne va pas être facile. Et je ne me sens pas de taille à devenir scénariste. A chacun son métier. Je te quitte en te redisant mon amitié. Pierre
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