Vive le libre service |
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15 Avril 1953Ma chère Mimi Comme le temps passe vite quand le boulot te pousse, l’épée dans les reins, à accomplir tout ce que tu dois faire dans la journée. Quand je rentre chez mes parents, souvent un peu avant minuit, souvent à pied de Lille à Mons en Baroeul car le dernier tram, le F, rentre au dépôt plus tôt, je suis vanné.
Ce que je fais en ce moment, à la locale, n’a rien de bien exaltant. On me file les soirées car je suis le seul célibataire de l’équipe rédactionnelle lilloise. Je me tape donc les conférences des « Foyers de Culture », ou celles de l’Alliance Française qui ont lieu dans la grande salle de la Société Industrielle, rue de l’Hôpital Militaire. J’ai droit le samedi soir aux opérettes qui se succèdent sur la scène du Théatre Sébastopol et le mercredi aux représentations à l’Opéra de Lille. Tu vas dire : comme travail, il y en a de plus lassant et de plus éreintant. Tu devrais être ravi ! C’est exact ! Dans ce domaine, je suis un privilégié. J’aurais tort de mépriser ma chance de vivre des moments exaltants sur le plan culturel. Mais parfois je me laisse aller à l’ingratitude des choses. Ainsi l’autre jour, on m’a envoyé dans une grande épicerie, pour relater la mise en place d’un nouveau système de vente : celui du « libre service ». Normalement ce travail n’incombe pas à un journaliste professionnel qui n’a pas à rédiger des compte-rendus publicitaires, selon le code de déontologie inscrit à la carte de presse. « La Croix du Nord » n’a guère de moyens financiers. Elle ne peut pas se permettre d’engager un rédacteur publicitaire comme dans les autres canards. Notre agent de la pub ne sait que faire signer des contrats.
C’est véritablement une révolution dans le commerce alimentaire. Il paraît qu’aux Etats-Unis, ces hyper-marchés comme on les appelle, occupent des milliers de mètres carrés à la périphérie des grandes villes. Les gens viennent en voiture, stationnent sur les parkings, prennent un chariot à roulettes et naviguent dans les allées d’un immense hangar. Les rayons, sur des centaines de mètres, proposent aussi bien de l’alimentaire que du textile, des livres bon marché et des articles en tous genres, du bricolage aux produits de beauté. Les clients passent ensuite devant des caisses, présentent leurs achats sur un tapis roulant. Les « hôtesses » alignent le prix de chaque produit et la machine enregistreuse fait l’addition. C’est aussi simple que çà. Les Nouvelles Epiceries du Nord n’atteignent pas ces sommets. Implantées dans le quartier ouvrier de Fives – Lille elles ne proposent, pour l’instant, dans une vaste boutique, que des articles de première nécessité pour la bouffe. Les premiers clients que j’ai interviewés semblaient sidérés. Ils promenaient leur chariot comme s’ils avaient des enfants en bas-âge dans une poussette. Avec sérieux et componction. Ils allaient et venaient sans prononcer une parole comme s’ils étaient dans une cathédrale. Ils ouvraient des yeux de merlan frit à chaque rayon, prenaient l’article en main pour vérifier la composition et le prix. Puis le reposaient dans le rayon avant de revenir à leur hauteur et de le placer, religieusement, dans leur chariot. Spectacle bien curieux que cette inauguration de super-marché. Je n’ai pas regretté d’avoir été désigné d’office. Je crois même que j’ai écrit un bon papier sur les nouvelles méthodes de vente en libre service. Toujours à la pointe du progrès ! Mais est-ce vraiment un progrès ? Il n’y a plus de contact humain entre le vendeur et le client. Une dame a dit : -- Les voleurs n’auront qu’à se faire la main avec ce truc là. Ils trouveront la combine pour glisser çà dans leurs profondes.. Le gérant, à mes côtés, a répondu : Nous allons installer des appareils de contrôle sur les articles les plus chers. Ils sonneront au passage des caisses s’ils n’ont pas été présentés. Les coupables passeront dans les mains de la police. Eh ! bien, çà promet bien de boulot sur les main-courantes des commissariats. Ils vont être débordés de P.V Ceci me fait penser à un petit billet que j’avais écrit quand la guerre de Corée s’est déclarée. C’était à la fin des années cinquante. Les Nord-Coréens, t’en souviens-tu ? avaient, aidés par les Chinois et en sous-main par les Russes, envahi la Corée du Sud. Aussitôt les Américains, commandés par le général Mac Arthur, avaient réagi en envoyant des troupes. On craignait alors une 3éme guerre mondiale. Les gens, en France, se précipitaient dans les magasins. Ils achetaient en vrac tout ce qui pouvait se conserver : le sucre, des pâtes, du café, de la confiture, de la farine. Des files d’acheteurs se formaient sur les trottoirs. On se serait cru dix ans en arrière. J’avais titré ce billet « Ah ! les queues » Dans ma naïveté, je terminais mon papier en écrivant : « Et les langues allaient bon train tout au long des queues ». Je signais de mes initiales : P.D. Je te demande pardon, ma chère Mimi, de la vulgarité de ces termes. Mais, tu penses, mes confrères ont fait des gorges chaudes. « Le Canard Enchaîné » lui-même s’est fendu d’un articulet dans la rubrique « la Rue des petites Perles » Depuis j’ai ajouté une lettre à mes initiales : un J et c’est pourquoi désormais, partout où je passais, on m’appelait avec un sourire en coin : P .J. D. Là-dessus, ma chère Mimi, je te remercie de l’invitation à venir fêter tes fiançailles, le mois prochain à Baden-Baden. Je serai de tes amis et heureux de faire connaissance avec ton promis. Je te fais la bise. Pierre
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