Voyage de noces |
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Le 30 juin 1955Ma chère Mimi Un bonheur comme çà, ce n’est pas possible. Eh ! bien si. Je te le fais savoir. Bonheur ! Bonheur ! ce mot je me le répète cent fois par jour et même la nuit. Comme un homme hébété par un quelconque narcotique, je me réveille dans une sorte de rêve que je tente de faire durer le plus longtemps possible.
En fait, tout a démarré dans un cauchemar. Pour les fêtes de Pentecôte, les services publics de la Mairie de Lille et du Conseil Général avaient organisé un Festival du Chant Choral International du grand style. Près d’une centaine de formations, quelques milliers de choristes venus de tous les coins de France, de Belgique et même d’Allemagne et d’Italie. Dès le samedi les auditions se succédèrent à un rythme effréné. Evidemment j’avais été désigné, d’office, pour rendre compte de cette effervescence musicale. Le programme comportait 42 pages de présentation. Il fallait me retrouver dans ce fatras de sociétés aussi illustres qu’inconnues du grand public. Le soir venu j’ai rédigé une page complète. Le dimanche, même topo mais je n’avais pas à rendre ma copie le jour même puisque, dans le Nord, les quotidiens ne paraissent pas le lundi. Apothéose donc pour ce lundi de Pentecôte, jour férié et celui de la proclamation des résultats. J’avais abandonné Lika pour ces trois jours de fièvre et elle avait accepté, connaissant les exigences de la profession. Le chant choral ne la passionnait pas. Elle se consacrait toute entière à l’organisation du grand jour et de l’installation de notre studio, sis boulevard de la République à Loos lez Lille. Le midi je m’étais mêlé aux membres du jury et déjeuné avec eux. Il faisait une chaleur lourde telle qu’on l’éprouve dans les premiers jours de l’été. J’ai peut-être forcé un peu sur les rafraîchissements et sur le vin. Vers 17 heures, comme les délibérations s’attardaient au Foyer de l’Opéra, je suis descendu au sous-sol du Théâtre ( je connaissais les lieux comme ma poche à force de les fréquenter depuis cinq ans ) où il faisait plus frais. Il y avait des cosys et des sofas. Je me suis affalé sur l’un d’eux et je me suis endormi, le programme de 42 pages entre les mains. Je me suis réveillé, frais et dispos, tenant toujours le programme où rien n’était coché.
J’ai grimpé tous les étages de l’Opéra de Lille, je me suis hissé sur la terrasse d’où je voyais, dans le crépuscule qui tombait, en bas, toutes sortes de gens, des individus minuscules qui n’ont même pas levé la tête quand je criais : « Police. Prévenez la police ». Je me suis souvenu qu’existait en arrière du bâtiment, une loge de concierge. Il devait encore être là, assoupi lui aussi dans la douceur du soir. Ah ! Grâce à Dieu, il était là, un peu étonné de me voir surgir comme Méphisto dans le premier acte de Faust. Il m’a rendu la liberté. J’ai volé jusqu’à la rédaction locale de « La Voix du Nord » le journal concurrent. Le confrère finissait son papier. Il a eu la gentillesse de me filer le palmarès. J’ai bondi à « La Croix du Nord », craignant la douche froide. On m’a regardé de travers. Je n’ai pas donné d’explications. J’ai écrit quelques lignes, en chapeau du palmarès et j’ai rassemblé le maximum de photos pour boucler la page avec ce titre magnifique, sur huit colonnes : « Triomphe du Chant Choral avec la note 10 sur 10. » Ce n’était pas génial mais j’avais rattrapé de justesse mon impair. De toute façon, après ma gaffe des échos dans « la Presse » et mon retard inexcusable dans la livraison de mon article de ce lundi de Pentecôte, mes jours sont comptés dans ce foutu canard. Et le jour du mariage est arrivé. Une journée exténuante, à vrai dire. Et je te souris, dents blanches et haleine fraîche, et je te serre la main en disant merci et je te la secoue. Félicitations, mon vieux ! Meilleurs vœux de bonheur ! Pourquoi pas ? Une bise par ci, une bourrade dans le dos, par là. Bénédiction des anneaux à Notre Dame de Grâces après le passage à l’Hôtel de Ville de Loos, entre deux palmiers sortis des serres municipales pour l’occasion. T’inquiètes pas Mimi, ils vont resservir pendant tout l’été et jusqu’au mois d’octobre. Repas de gala avec tous les membres de la famille, du côté de la promise et du godelureau qui commence à souffrir des zygomatiques à force de sourire à l’un et à l’autre. J’ignorais que nous avions tant de familles. La journée a été radieuse de bout en bout. Quelqu’un avait apporté un tapis de casino et les invités ont joué à la roulette jusqu’à la tombée de la nuit. Nous nous sommes éclipsés, discrètement comme il se doit, sur le coup de 22 heures pour rejoindre le Royal Hôtel à Lille. A 9 heures du matin, le lendemain, nous étions sur le départ pour les Landes. Voyage de noces dans une vieille bâtisse de Capbreton, prêtée pour l’occasion par des amis de mes beaux-parents, originaires du Sud-Ouest. La paix, le calme, le silence, merveilles de moins en moins admises dans notre monde moderne. L’Océan grondait dans le lointain, le vent chantait dans les pins une chanson toujours semblable mais qui ne nous lassait pas. Lika et moi nous nous laissions dériver, mollement, au fil du temps. Les jours passaient : c’est ça le bonheur. Ne pas savoir si l’on est mardi ou vendredi. Qu’importe. Comme nous étions à proximité, il a bien fallu se rendre à Lourdes. Qu’auraient pensé mes parents si nous n’avions pas été rendre grâces à la Vierge de Massabielle ? Un pèlerinage lors d’un voyage de noces, c’est plus qu’une tradition, c’est une obligation, une institution à laquelle un jeune couple ne peut se dérober sous peine d’un avenir ténébreux. Le chauffeur du taxi collectif, retenu la veille et qui devait nous emmener là-bas, a cogné dans la porte pendant dix minutes, à 8 heures du matin, avant de nous réveiller. Il s’appelait justement Lagardère et il a eu l’esprit de dire en riant devant nos mines effarouchées : « Si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère ira t-a-toi ». Nous nous sommes habillés en vitesse sans même nous laver. De toute façon, il y avait le Gave, à Lourdes, et la piscine miraculeuse. La cité mariale n’a pas eu l’heure de nous transporter de joie : trop de futilités, de magasins et d’hôtels en bas de la basilique. Trop de commerces à côté de la misère de ces paralytiques, de ces allongés venus quémander une miette de santé, un soupçon de courage, une journée d’espoir. Nous avons oublié tout çà, dès le lendemain. Lika rayonnait de nouveau et je la retrouvais joyeuse, épanouie, splendide. Le mariage lui allait bien. Elle embellissait au fil des jours. Jamais je ne l’avais autant admirée. De son côté, elle me disait : « Tu ne changes pas. Ça ne te fait donc rien d’être à côté d’une femme, à longueur de journée et toute la nuit. Toujours aussi sûr de toi-même. Ça te va bien l’amour ». Après trois semaines de séjour idyllique, il a bien fallu retrouver la réalité de la vie courante. Le studio mis à notre disposition par mes beaux-parents était plus que rudimentaire puisqu’il fallait le partager avec une vieille fille qui venait de leur vendre l’immeuble en viager. Il n’y avait pas d’eau courante, pas de toilettes à proximité, une cloison nous séparait de la cuisine coupée en deux où, derrière, Melle Cunégonde ronchonnait à longueur de journée. J’allais chercher de l’eau potable avec des jerricans. Un feu à anthracite devait nous apporter de la chaleur, les mauvais jours. Qu’importe ! Nous étions des jeunes mariés amoureux. J’espère qu’il en est de même pour toi. Grosses bises.
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