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1 mai 1956

Ma chère Mimi,

Je profite d’un répit dans l’envoi des dépêches pour t’envoyer toute mon affection et te dire le désarroi après ces quelques mois passés dans l’antre de l’AFP.

Je suis entré dans la profession avec l’enthousiasme du néophyte qui parvenait à vivre ce qu’il avait espéré dans sa prime jeunesse. Je savais bien que je n’appartiendrais pas à cette catégorie des grands reporters qui parcourent le globe, hantent les palaces, dorment dans le sleeping ou sautent d’un avion à l’autre.

 

Mais d’un autre côté, en entrant à l’agence de Lille de l’AFP, j’ignorais que j’allais devenir le scribouillard de messages anonymes, le bureaucrate frappant sur un clavier qui n’est même pas celui de tout le monde. Les téléscripteurs que nous utilisons ici sont des modèles allemands avec une disposition différente des touches.

Je me suis habitué à cette différence mais de cheval de course que je m’imaginais, à 25 ans et six ans de carte professionnelle, je suis devenu cheval de fiacre, canasson somnolent et résigné, rivé au téléphone 7 heures durant.

 

Je déchante. Je suis devenu un minuscule rouage dans l’immense complexe administratif de l’Agence. Malgré le travail de décrypter les messages, d’envoyer les « flashes » à Paris, toujours dans l’urgence, il me reste du temps pour méditer sur mon sort.

Lika voit bien que mon caractère s’assombrit au fil des jours. Comme je n’ai pas le temps de prendre le repas du soir avec elle puisqu’elle ne rentre que sur le coup de 19 heures et que j’ai déjà enfourché ma mobylette pour assurer la relève de mon collègue, j’emmène mon casse-croûte.

Sur le coup de 22 heures, je déballe mes victuailles, ma petite bouteille de vin, ma compote de pommes ou ma purée de marrons. L’employé technicien qui me fait face me regarde manger. Lui ne mange pas, ne boit pas, ne parle pas, il fume. D’énormes pétards qu’il roule à la main en prenant garde de perdre la moindre brindille de tabac.

De mon côté je laisse tomber des miettes sur le sol. Quelle ne fut pas ma surprise de voir apparaître, un soir, sur le coup de minuit, un couple de petites souris. Grises, toutes menues, venues faire le ménage à mes pieds. Le bureau de l’AFP de Lille absorbe des milliers et des milliers de feuillets, classés plus ou moins bien, dans des dossiers qui se chevauchent un peu partout. Des discours ampoulés de dirigeants d’entreprises, des déclarations fracassantes de militants syndicalistes, des promesses de politiques, jamais tenues, mais souvent répétées, tout est gardé, répertorié, archivé.

Pas étonnant de voir évoluer ces petits rongeurs dans ces conditions. Peu farouches, ils doivent avoir une montre dans le ventre – une montre minuscule – pour survenir, les yeux brillants et la longue queue frétillante, toujours à la même heure. C’est ma seule distraction dans cet univers qui explose dans les conflits sociaux, les attaques à main armée et surtout avec les événements d’Algérie. Depuis la Toussaint sanglante de 1954, tu as dû en entendre parler, dans tes bureaux de Baden-Baden

Je suis tombé dans un mauvais moment car l’affrontement fratricide entre partisans de Messali Hadj et les clandestins du F L N fait rage dans le Nord Pas de Calais en particulier. Les gens du FLN, très vite, ont perçu le potentiel que représente en France la masse des travailleurs algériens. Cela représente une véritable mine d’or alimentée par les cotisations prélevées mensuellement sur leurs salaires. Gare à celui qui se dérobe, qui refuse son obole.. Il est matraqué, et au besoin, pour les plus récalcitrants, éliminé de façon plus ou moins horrible. Les hommes du MNA, (Mouvement Nationaliste algérien) se considèrent comme les seuls tenants du nationalisme, amorcé depuis un quart de siècle. Le MNA est particulièrement solide dans la région. Il résiste aux attaques verbales puis passe à l’action. 82 cadres du FLN vont être égorgés.

Le FLN, à son tour, veut se débarrasser de son aîné en affirmant que les messalistes sont des traîtres. La lutte entre eux sera sans merci. Tous les coups sont permis.

Chaque soir, de Dunkerque comme de Maubeuge, dans le secteur des mines de Lens et de Béthune, je comptabilise les règlements de compte. Sale boulot. A Paris on ne plaisante pas : de l’information, sûre et en vitesse. Il ne faut surtout pas se tromper dans les appartenances des uns et des autres, ceux du MTLD (mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques), du M N A quand Messali Hadj a donné l’ordre d’éliminer les chefs du FLN adverse. Et ces derniers, ceux qui ont échappé à l’assassinat, ne sont pas non plus des tendres. Il s’agit d’orthographier les identités avec la plus grand exactitude. Ne pas confondre les Ahmed et les Mohammed, les Ouamrane et les Abane, les Ben Kheddy et les BenKacem, donner les âges et les lieux de résidence. En plus, il faut se méfier car beaucoup des clandestins prennent des noms d’emprunt. Il faut retrouver leur identité véritable. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Sans doute pour renseigner les services du ministère de l’Intérieur puisque l’AFP, qui n’a pas encore de statut propre, dépend de la République qui lui fournit les finances de son fonctionnement.

Voilà, ma chère Mimi, où j’en suis. Je pense à ma vie d’avant : finies les soirées théâtrales, les interviews des vedettes du moment, les enquêtes et les reportages. J’allais et je venais, le nez au vent, flairant le cocasse, le pittoresque, l’émouvant. Je plongeais dans l’humain. A présent, je nage dans le sang sans en voir une goutte. Je me résigne à griffonner en hâte sous la dictée d’un informateur anonyme, des séries de cadavres, découverts dans la journée. Sale métier.

Mais une embellie se présente. Mon « patron-parrain » Léon Larose me laisse percevoir une ouverture car il s’est bien aperçu que je me morfondais dans mes fonctions de bureaucrate aux manches de lustrine.

Le 2 janvier dernier il y a eu des élections pour remplacer les membres de l’Assemblée Nationale qui avait été dissoute. Les nouveaux députés, socialistes, radicaux de Mendès-France, centristes de François Mitterrand et républicains sociaux de Jacques Chaban –Delmas ont plébiscité Guy Mollet, député maire du Pas de Calais pour devenir Premier Ministre.

Tu as dû en entendre parler autour de toi. Ca a fait beaucoup de bruit en France. Les politiques, face aux accrochages de plus en plus violents et des massacres en Oranie, dans l’Algérois et en Kabylie, se devaient de réagir. Le gouvernement a déjà rappelé 57 000 réservistes.

Le président Guy Mollet s’est rendu à Alger en compagnie du général 5 étoiles Georges Catroux, nommé gouverneur de l’Algérie. C’était le 6 février. Ils ont été accueillis par des jets de tomates et des œufs pourris lancés par des citoyens d’Alger en colère.

Résultat : Le général est rentré dans ses foyers . Robert Lacoste, ami de Guy Mollet, a été nommé ministre résident à Alger. Pour satisfaire les pieds noirs algérois, pour renforcer les forces françaises, Guy Mollet a pris une mesure d’importance.

Il a décidé d’envoyer le contingent, c’est à dire tous les appelés actuellement sous les drapeaux, les officiers de réserve récemment démobilisés, les troupes stationnées en Allemagne, pour servir en Algérie, rapatriant en France les unités de tirailleurs algériens dont les désertions s’amplifiaient.

Le « Courrier Picard », quotidien qui arrose la Somme et une partie du département de l’Aisne, a vu sa rédaction d’Amiens amputée de trois éléments. Ils venaient de quitter l’uniforme d’aspirant. Ils vont le réendosser. Mais le rédacteur en chef a besoin d’un journaliste de toute urgence.

Ce sera moi ! Léon Larose m’a poussé à accepter ce changement. Tout va être bouleversé. Lika a donné son accord sans réticence. Le traitement qu’elle suit depuis des mois, sur les conseils du docteur Gellée, a donné des résultats. Elle est enceinte.

C’est le bonheur sur toute la ligne. Le bonheur retrouvé, ma chère petite Mimi que j’embrasse de tout cœur.

Pierre